Michel Lévy frères (p. 328-332).



LVI

DE PIERRE À PHILIPPE


Les Grez, 15 septembre.

J’ai la force de t’écrire. J’ai bien eu celle de descendre à pied la colline pour m’installer dans la maison rose ! C’est un paradis ! Être là dans ce ravissant petit coin, avec elle et avec l’ermite ! Ah ! laisse-moi espérer que tu viendras vivre ici pour compléter mon univers, j’ai besoin d’être trop heureux ! Cela m’est dû, à moi qui ai si longtemps attendu la notion du bonheur ; mais quelle revanche je prends aujourd’hui ! Je vis dans la joie en attendant l’ivresse ! Mes journées oisives passent comme des heures. Je croyais cela impossible, moi, de vivre sans agir et sans réfléchir. Délicieux affaiblissement de mon être ! tout m’attendrit et me charme. J’ai des gaietés d’enfant et des larmes aussi qui sont comme un excès de bien-être. Je ne suis pas encore bien sûr de ne pas rêver. Elle m’aime, elle est là, elle sera là toujours, et toujours occupée de moi ! La nuit nous séparait, elle va maintenant dormir sous mon toit en attendant qu’elle dorme sur mon cœur. Je la verrai dès le matin, épiant mon réveil, passant sa main fraîche sur mon front humide, lisant dans mes yeux le bonheur de revivre ! Elle travaillera près de moi et avec moi ! Nous dirons toute la journée que nous nous aimons sans lasser la patience de notre vieux ami, cet ange de tendresse qui nous bénit d’un éternel sourire, et dont la présence sanctifie encore en nous ce qui est la sainteté même ! Et je suis encore calme comme si je n’avais qu’à me laisser porter sur un fleuve de lait. Les orages que j’ai traversés sont comme des fantômes évanouis. La mort m’a donné un froid baiser en me disant : « Je suis la langueur de la volupté, et je te brise pour que tu savoures l’attente au lieu de dévorer le présent. » Cher ami, si tu voyais comme je suis aimé ! Mais tu l’as vu, tu le sais, et tu sais par qui ! N’est-ce pas qu’elle est la seule femme belle, la seule douce et forte, la seule intelligente et modeste, la seule qui sache aimer ? Il y a en elle quelque chose qui me frappe comme une découverte et qui m’ouvre un monde nouveau. C’est la vaillance de son caractère. Elle m’enseigne à toute heure et sans le savoir une raison pratique que je cherchais dans de vains et continuels raisonnements. Elle a une organisation sage, et possède l’énergie sans effort, comme on possède la santé et la vie. Je m’étonnais de cela hier avec l’ermite.

— Comprenez-vous, lui disais-je, un être humain qui ne se plaint jamais et qui ne paraît jamais souffrir ?

L’ermite m’a répondu quelque chose dont j’ai été frappé aussi. L’espèce humaine., selon lui, se divise en deux séries : les âmes actives et fortes qui cherchent leur jouissance dans celle des autres, et les âmes délicates et molles qui demandent le bonheur sans savoir le donner.

— Pensez à cela, me dit-il, car cela rentre dans votre étude. La vie des premiers se passe à oublier de vivre afin d’entretenir chez les autres l’éclat et le feu de la vie : peine inutile ! ceux-ci acceptent le sacrifice et n’en profitent pas. Voilà l’écueil du bonheur dans la région du sentiment : trop de dévouement d’une part, trop d’ingratitude de l’autre. Vous voyez bien qu’il faut une société qui, au lieu de représenter la lutte entre ces tendances extrêmes, sache les équilibrer et faire qu’une moitié du genre humain ne soit pas exploitée éternellement par l’autre.

— Ami, lui dis-je, ne me parlez pas du genre humain. Parlez-moi de la femme que j’aime. Est-elle donc trop dévouée ? Est-ce moi qui vais être l’égoïste, le lâche et l’ingrat ?

— Non, car vous lui apprendrez ce que c’est que le bonheur ; elle ne le sait réellement pas. Toute sa vie a été une cruelle épreuve, et son caractère a pris le pli d’une résignation sublime mais exagérée. Elle s’est habituée à croire que son infortune était la volonté de Dieu. Ôtez-lui cette pensée. Dieu ne condamne jamais l’innocent au malheur. Ne la laissez pas être rude envers elle-même, comme elle n’y est que trop portée. Aimez-la si bien, qu’elle en vienne à s’aimer à cause de vous. L’ami Gédéon, qui, avec de bons instincts, est pourtant dans la série des égoïstes naïfs, l’eût exploitée sans le savoir ; car, en la recherchant, il n’a jamais songé à autre chose que d’avoir une compagne merveilleusement appropriée aux exigences de son milieu et aux besoins de sa position. Il ne m’a jamais dit une seule fois, en me parlant de sa passion pour elle : « Mon but et mon ambition, c’est de rendre heureuse et libre une sainte fille qui n’a connu que l’esclavage ou la misère. » Il n’y a jamais songé ! Aussi ce qu’il appelait passion n’était qu’un calcul ennobli par un instinct de reconnaissance, mais calcul quand même, comme tout ce qui germe dans ces dures et fortes têtes israélites. Si j’ai penché vers lui la balance pendant quelques instants, c’est que je ne voyais pas encore bien clair dans sa nature ; il m’a fallu la lettre d’Aldine pour trouver le secret de l’indifférence qu’il ne pouvait, qu’il n’aurait pu jamais vaincre, même si elle fut devenue sa femme. Elle n’eût été dévouée qu’au devoir. Oh ! mon cher enfant, ne devenez jamais ce que deviennent la plupart des hommes à qui Dieu accorde une compagne ainsi faite ! Ne vous contentez pas de l’avoir soumise et fidèle par vertu, car il s’agit d’être heureux, après avoir tant cherché dans les régions philosophiques cet idéal que Dieu a mis sur la terre, tout bonnement comme il y a mis le cèdre et la rose. Respectez le vaste ombrage de l’arbre, adorez les parfums de la fleur. Ne dites pas que cela vous était dû plus qu’à un autre, songez tous les jours à le mériter. Ne vous endormez pas une seule fois sans bénir l’auteur de toute félicité humaine. Il n’a pas fait pour vous tel ou tel de ses bienfaits ; il en a semé la vie, et il vous a donné un cœur pour comprendre et savourer chaque don de sa munificence infinie.

C’est ainsi que me parle cet homme pur et vraiment pieux. Je ne me défends plus de ses croyances, je les aime, en attendant que je les partage ; car pourquoi ne les partagerais-je pas ? Je le lui avais presque promis la veille du jour où j’ai été presque tué. Quand j’aurai recouvré mes forces, redeviendrai-je rebelle ? Je ne sais pas, je ne crois pas. Il me semble que cette manne dont je me laisse nourrir renouvelle mon être et que, le jour où l’énergie de la santé complète ravivera toutes mes facultés, je sentirai avec délices que je suis devenu tendre, et que cela est plus nécessaire et plus vrai que d’être fort.

Ce que je sais d’une manière certaine… tiens ! un tableau dont je m’enivre, — c’est que, le jour où je verrai dans les bras de ma femme sourire un enfant questionneur qui me dira, comme ils disent tous : « Père, où est le bon Dieu ? » je mettrai ma main sur ce cœur sans défense de l’enfant qui bégaye sa première curiosité, et je lui dirai : « Dieu est là ! » C’est ce qui aime et fait aimer.