Michel Lévy frères (p. 316-320).



LI

PHILIPPE À SA MÈRE


L’Ermitage, 12 août.

Je t’ai envoyé ce matin un second télégramme pour te faire vite partager ma joie et te rassurer sur mon compte. Mon malade a dormi cette nuit ; j’ai donc pu dormir aussi. Je suis très-bien installé. Les deux chambres de l’Ermitage sont assez vastes, et en quelques heures M. Nuñez y a fait porter un véritable matériel d’ambulance. Nous nous partageons, l’ermite et moi, les plus grosses fatigues de nuit. Il est étonnant, ce vieillard ! De tous les hommes qui m’aident, il est le plus solide, le plus alerte, le plus fortifiant à voir et à entendre. La noble vieillesse ! comme c’est bien la récompense logique d’une bonne vie !

Je dois dire que mademoiselle Vallier est infatigable aussi. Elle est arrivée à l’Ermitage une heure après l’événement. Elle le pressentait, elle l’avait deviné la veille à l’agitation de M. Nuñez, et le jour même à sa sortie matinale, dont elle s’était aperçue. L’ermite m’a raconté qu’à ce moment-là on ne croyait pas que Pierre vivrait deux heures. L’épée avait presque traversé le corps. La prostration était complète ; le chirurgien était sans espoir. Quand mademoiselle Vallier est entrée, M. Nuñez suçait la plaie. Il faut te dire que cet animal furieux est le meilleur des hommes… quand il n’est pas furieux. Il a certes voulu tuer son adversaire, il a poussé son arme avec rage, et, à peine vengé, il a eu horreur de lui-même, il a soigné Pierre comme s’il eût été son fils. En voyant mademoiselle Vallier, il lui a dit avec égarement :

— Le voilà, regardez ! Il est perdu, je l’ai tué !… Haïssez-moi ! Je me déteste !

Mademoiselle Vallier n’a rien répondu, elle s’est penchée sur le pauvre Pierre, et, devant tout le monde, elle l’a baisé au front ; puis elle est tombée sur une chaise, et l’ermite a cru qu’elle allait mourir aussi, Gédéon lui a dit tout bas :

— Vous l’aimiez donc ? Il fallait le dire !

Elle n’a pas paru entendre, et, se relevant avec énergie, elle a jeté son chapeau, son mantelet, ses gants, et s’est mise à l’œuvre comme une sœur de charité. Elle n’a pas voulu quitter le chevet du lit jusqu’à mon arrivée ; elle était debout depuis trente-six heures quand je l’ai trouvée là. M. Nuñez et M. Duport ont été en course jour et nuit pour procurer tout ce qu’il fallait et ensuite pour aller m’attendre à Paris et m’amener ici. Hier seulement, j’ai obtenu que mademoiselle Vallier se reposât un peu, en lui remontrant que j’aurais peut-être besoin longtemps de son assistance et qu’il ne fallait pas m’en priver en tombant malade. Elle est allée dormir quelques heures à l’auberge des Grez, où sa négresse, avertie par elle, l’attendait. Mademoiselle Vallier ne veut pas remettre les pieds à la Tilleraie. Malgré le repentir exalté et sincère de Gédéon, elle ne lui pardonne pas. Elle ne lui a pas dit une parole de reproche, mais je vois qu’elle a horreur de lui ; elle lui répond par monosyllabes quand il essaye de lui parler, et, quand il a voulu lui persuader de retourner chez lui, elle l’a foudroyé à plusieurs reprises par un non si calme, si froid et si ferme, qu’il n’ose même plus la regarder.

Ce pauvre Pierre, quand il est tombé sur le terrain, s’est écrié : « À moi, Philippe ! » comme s’il eût senti que je le sauverais. M. ***, le grand chirurgien, a été amené de Paris : il n’a pas voulu se prononcer et s’est borné à approuver le traitement suivi. Hier soir enfin, la respiration s’est rétablie, les yeux se sont abaissés, le pouls a fonctionné régulièrement. J’ai pu sonder complètement la plaie sans craindre de voir le malade expirer entre mes mains ; aucun organe essentiel n’est lésé. L’inflammation tend à se dissiper ; il y a eu sommeil véritable et complet. À trois heures du matin, il a essayé de parler sans pouvoir se faire comprendre ; il m’a regardé sans surprise, et, par signes imperceptibles qu’il m’a fallu deviner, il m’a témoigné qu’il avait déjà entendu et reconnu ma voix. Une autre pantomime exprimait peut-être qu’une autre voix l’avait frappé ; ses yeux, qui n’avaient pas encore repris leur mobilité, semblaient m’interroger. En ce moment, mademoiselle Vallier, qui était partie à dix heures du soir, rentrait avec une petite lanterne, toute seule, intrépide, à pied à travers les bois que le jour n’éclaire pas encore. Elle est venue le regarder, et il la vue. — Ah ! ma chère mère, quel doux rayon de vie la présence d’une femme aimée répand sur la figure d’un homme qui vient de lutter avec la mort ! Pierre est beau, tu le sais ; mais tu ne l’as jamais vu, tu ne le verras jamais comme je viens de le voir, avec sa pâleur de Christ, ses grands yeux creusés, sa légère barbe noire frisant sur ses joues amaigries, et ce demi-sourire, effort suprême d’une joie qui ne peut encore se manifester et qui ressemble presque à une souffrance. Il n’a pu parler. Aldine a pris sa main dans les siennes.

— Eh bien, lui ai-je dit, embrassez-le donc ! il est sauvé.

Elle a baisé la main qu’elle tenait et elle a senti sur son front deux larmes qui ont semblé amener la résurrection. Lazare a dû pleurer ces deux larmes régénératrices quand la voix de l’ami lui a dit de se lever et de sortir du tombeau. Pierre a pu parler ; il a dit :

— Je veux bien mourir à présent.

J’ai incliné avec autorité la tête de son amie sur la sienne ; elle a séché ses larmes avec ses lèvres. Et qu’on vienne me dire à présent qu’il ne vivra pas !

J’ai ordonné le silence ; elle est assise près de lui, soutenant sa tête sur son épaule et réchauffant ses mains dans les siennes, pendant que je t’écris. Ah ! je suis bien heureux, va ! et je sais que tu vas être si contente de ma joie ! Je t’embrasse de toute mon âme, chère mère. Nous allons avoir du calme, je pourrai t’écrire à tête reposée et te donner des détails un peu mieux coordonnés.

Il me regarde écrire. Il me fait signe de t’embrasser pour lui.