Michel Lévy frères (p. 244-267).



XXXVIII

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 16 juillet.

Ce matin, j’ai vu passer l’ermite si près de ma baraque, que j’ai craint de manquer à tous les devoirs de l’amitié en n’allant pas le rejoindre. Je pensais en être quitte pour quelques instants de causerie, car il était équipé pour la pêche, et la pêche à la ligne requiert la solitude ou le silence ; mais, en me voyant, il a posé son attirail à terre, et, s’asseyant sous une saulée à la lisière d’un pré, il m’a dit d’un air confiant et amical :

— Causons !

L’endroit était charmant : le pré, doucement incliné vers l’eau, était tout parsemé de spirée-reine-des-prés et de grandes salicaires pourpres qui dépassaient princièrement la foule pressée des vulgaires plantes fourragères. Nous avions pour siéges et pour lits de repos de larges blocs de grès, masses hétérogènes descendues jadis de la colline et enfouies dans la terre, que leur dos usé et arrondi perce de place en place. Ces beaux grès propres et sains, semés dans l’herbe sous un clair ombrage, invitent au repos, et l’ermite les connaît bien.

— Voilà, me dit-il, un des riches et moelleux boudoirs que dame nature met à ma disposition. Il faut aussi que j’en remercie la généreuse hospitalité de mes semblables, car tout le monde n’est pas autorisé à pénétrer dans ces herbages. En qualité de pauvre discret, j’ai la permission d’aller partout. On sait comme j’aime la beauté des plantes, comme je mesure et dirige mes pas pour ne pas fouler l’herbe, et comme je respecte les petits rejets des arbres. N’est-ce pas là un privilège quasi royal ? Toute la vallée m’appartient, et, quand le paysan jaloux et un peu despote vient à moi d’un air menaçant, sitôt qu’il me reconnaît, il sourit et me confirme mon droit en me disant :

» — Tiens, c’est vous, monsieur Sylvestre ? Alors, c’est bon, c’est bon ; restez tranquille, on ne vous dit rien.

» Je vous demande un peu quel est le potentat à qui Jacques Bonhomme a jamais d’aussi bon cœur prêté foi et hommage.

» C’est ici, continua-t-il, une de mes retraites favorites. Voyez, à cent pas de nous, comme le ruisseau est gracieux en se laissant tournoyer mollement dans cette déchirure du terrain ! C’est lui qui a dévasté cette petite rive ; il lui a plu, après avoir glissé, docile et muet, dans les prairies, de faire ici une légère pirouette et d’y amasser un peu de sable pour y sommeiller un instant avant de reprendre sa marche silencieuse et mesurée. Tout s’est prêté à son innocente fantaisie, la berge s’est élargie, les iris et les argentines se sont approchées pour jouer avec l’eau, les aunes se sont penchés pour l’ombrager, et l’homme, en établissant là un gué, lui a permis de s’étendre et de repartir sans effort. Il y a dans tout cela une mansuétude que l’on ne trouve pas dans la grande culture des plaines ou dans la lutte avec les grands cours d’eau. La petite culture a bien ses petits ennemis ; mais elle s’arrange avec eux et leur cède quelque chose pour recevoir quelque chose en échange. Si ce ruisseau était mieux réglé dans son cours, ce pré serait moins frais et moins vert, de même que, si ces roches qui en mangent une partie étaient extirpées du sol, le sol, effondré par les pluies, s’en irait combler et détourner le lit du ruisseau. Plus tard… (vous savez, je dis toujours ce mot-là, qui est tout mon fonds de réserve contre les choses mauvaises du présent), plus tard, l’homme comprendra qu’il ne faut pas tant dénaturer la terre pour s’en servir, et que l’on pourrait concilier le beau avec l’utile ; mais ce n’est pas d’agriculture que je voulais vous parler. J’ai en tête, depuis quelques jours, de savoir où vous en êtes, et de reprendre avec vous notre discussion sur le bonheur.

— Eh bien, monsieur Sylvestre, je crois à présent que le bonheur existe.

— Bon ! Et à quoi vous êtes-vous aperçu de cela ?

— À la privation de certains biens qui m’ont paru constituer pour les autres, non pas seulement des éléments de bonheur, mais le bonheur lui-même.

— Vous avez reconnu alors l’excellence de certains dons de Dieu, dons tellement précieux, qu’ils peuvent, à un moment donné, nous faire oublier toutes les misères de la vie ?

— S’ils n’avaient cette vertu qu’à un moment donné, ils seraient trop fugitifs pour être le bonheur.

— Oh ! quels progrès vous avez faits, mon cher père ! Vous en voilà venu à penser avec moi qu’il y a une telle somme de bonheur répandue dans le fait de l’existence et dans l’exercice de la vie, que l’homme sera heureux le jour où il saura l’être ?

— Je ne vais pas encore si loin ; les hypothèses ont toutes une base qui leur permet de s’établir, et je ne me permets aucune hypothèse, n’ayant pas encore des bases assez solides dans l’esprit. Je n’en suis encore qu’à l’expérience personnelle et aux réflexions successives qu’elle fait naître ; mais je crois avec vous que certains hommes peuvent être heureux quand ils ont découvert où gît leur idéal.

— Certains hommes ? s’écria M. Sylvestre un peu indigné. Oh ! ne dites pas cela ! Tous ont des droits égaux, et Dieu ne consacre pas les privilèges.

— Voilà où je ne puis encore vous suivre. Les doctrines du socialisme humanitaire, qui, plaçant le bonheur tout à fait en dehors de l’individu, le font consister dans l’établissement d’une société idéale de leur façon, m’ont toujours semblé très-pernicieuses. Elles conduisent tout droit aux révolutions, dont à coup sûr je ne m’inquiète pas à un point de vue personnel, moi qui désormais n’ai rien à perdre et qui aurais peut-être tout à gagner dans un milieu agité et dans une éclosion d’aventures politiques ; mais je hais les révolutions qui n’aboutissent pas à l’amélioration des individus, et je ne crois pas aux sociétés meilleures que ceux qui les font. Je crois que les masses, comme on dit aujourd’hui, du moment qu’elles seraient imbues de ce principe, que la société leur doit le bonheur, quelque ignorantes ou corrompues qu’elles soient, deviendraient ivres de fureur et de tyrannie. Personne n’étant capable de ce bonheur qui veut avant tout l’ordre, le travail, le dévouement et la modestie, et tout le monde croyant en être digne, nous verrions une lutte effroyable s’établir entre la foule follement exigeante et l’éphémère dictature ou l’intolérable conflit parlementaire chargé de la contenter à l’instant même et sans réserve. La civilisation périrait dans cette tourmente, et le seul refuge serait encore une fois…

— N’achevez pas, ne blasphémez pas, s’écria M. Sylvestre en interrompant l’exposé de ma proposition. Vous voulez dire que vous aimez mieux voir périr la liberté que votre vaine civilisation d’hier ou d’avant-hier ? Eh bien, moi, je dis : Périsse l’ouvrage d’hier et de ce matin plutôt que l’âme d’un peuple ! Et savez-vous ce que c’est que l’âme d’un peuple ? C’est sa volonté d’être heureux, c’est l’éternelle aspiration au bonheur qui est la promesse éternelle de Dieu à l’humanité. Les gouvernements les plus craintifs le savent bien ; car ils ne prétendent pas détruire ce rêve sacré qui seul maintient le courage des hommes et l’activité de leur industrie. Ils promettent toujours les éléments du bonheur, même quand ils en sapent la base, la liberté ! Ils se redressent même un peu contre le clergé romain quand celui-ci proclame qu’il n’y a ni repos ni bonheur à chercher sur la terre, et que le progrès est la peste des sociétés. Le pouvoir se débat alors contre les doctrines de mort et d’abrutissement, — trop tard peut-être pour ses propres intérêts, mais jamais trop tard pour faire vibrer la corde de l’énergie populaire. Faites donc attention, vous qui ne voulez pas des rêves socialistes, que vous donnez la main au mysticisme, qui n’en veut pas non plus.

Je l’interrompis à mon tour.

— Permettez, monsieur Sylvestre. Si on laissait faire le mysticisme, l’univers deviendrait un grand monastère. L’idéal de la communauté a pris naissance dans les cloîtres, et vos socialistes ne font que vouloir répéter ce qui a prospéré avant eux, l’anéantissement de l’individu dans l’association !

— S’il est des socialistes qui veulent cette chose monstrueuse, je vous les abandonne de tout mon cœur, répliqua l’ermite ; mais est-ce que je vous parle, moi, d’anéantir ou seulement d’amoindrir l’individu ? Avec vos étroits systèmes philosophiques, qui ne veulent et ne peuvent jamais concilier les extrêmes et relier les antithèses par un troisième terme, vous rendez toute conclusion impossible. Vous voulez que l’individu prime l’association, et dès lors vous nous accusez de vouloir une association qui supprime l’individu. Nous ne sommes pas si exclusifs qu’il vous plaît de l’être. Nous voulons que tout homme cherche en lui-même les instincts, les facultés et le libre développement de son bonheur ; mais nous voulons aussi que tout homme sache qu’il ne trouvera en lui-même que la moitié de ce qu’il cherche et que l’égoïsme n’est qu’une demi-satisfaction sans réelle solidité, sans éléments suffisants du durée. Nous voulons que, tout en se rendant propre au bonheur et digne de le posséder par la sagesse, la poésie, la pureté des mœurs et le sentiment du beau et de bon, l’individu soit bien pénétré que ce bonheur-là est inséparable du bonheur des autres, et qu’il doit vouloir ardemment pour tous ses semblables la possibilité d’aspirer aux mêmes biens, c’est-à-dire à l’instruction, à une somme nécessaire de loisir, à l’absence des rigoureuses nécessités, des travaux excessifs et des maladies qu’engendre la misère, à la liberté, à la sécurité, à la notion de l’égalité sainte et de la fraternité en Dieu. Si tous les hommes n’ont pas ces moyens d’arriver au bonheur, aucune sagesse, aucune vertu, aucune force d’intelligence et de volonté ne la donnera même aux hommes d’élite ; car je vous défie, fussiez-vous Socrate ou Jésus, de triompher froidement dans la gloire du supplice et de ne pas pleurer des larmes de sang sur l’aveuglement et la méchanceté des hommes qui l’infligent.

» Voyons, ajouta-t-il, vous voilà jeune, instruit, libre ; que vous manque-t-il pour être heureux ? Une philosophie comme la mienne ? Non, car, quelque riante qu’elle vous paraisse, elle ne m’inspire que l’espoir, le courage et la foi dans l’avenir de la race humaine : elle ne me donne qu’un bonheur très-relatif et troublé cent fois le jour par le spectacle du monde que j’ai sous les yeux. Je ne suis donc pas heureux. Non, mon enfant, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre, et, si vous prétendiez que votre stoïque appréciation de la réalité suffit au repos de votre esprit et au développement de vos facultés, je ne vous croirais pas, Cherchons donc ce qui nous manque. Est-ce l’amour ? Il n’est plus de mon âge, et il est assuré au vôtre. Est-ce le bien-être ? Je suis habitué à m’en passer, et, quand même vous ne seriez pas certain d’en acquérir, vous êtes de force à vous en passer aussi. Est-ce la gloire, l’influence, un peu d’autorité sur les autres ? Vous êtes plus sérieux que cela, et, moi, je n’y ai jamais songé. Nous sommes donc des gens assez forts, des philosophes convenablement trempés : qui trouvera son bonheur en lui-même, si nous ne l’y trouvons pas ?

» Eh bien, nous ne l’y trouvons pas complet et assuré, parce que son complément indispensable est en dehors de nous, parce qu’il n’y a pas de lien volontaire et solide entre nous et les autres nous qui composent la société où nous vivons, et parce que, eussions-nous ce lien, cet idéal d’une société parfaite en France, il nous manquerait encore pour la solidifier le concours d’autres sociétés fondées sur les mêmes bases, la fraternité européenne. Et, après cela encore, il faudrait à l’Europe la fraternité universelle. Tant que des sociétés protesteront contre le principe, le principe aura à lutter, et toute lutte trouble le vrai bonheur quand elle ne l’exclut pas. Quelle satisfaction espérez-vous retirer de votre semblable, si vous sentez en lui un ennemi ? Avec la loi du chacun pour soi, nous sommes tous ennemis les uns des autres, et, sous ce rapport, nous vivons encore à l’état sauvage. Nous nous arrachons les membres de la proie, et, si nous l’osions, nous nous tuerions les uns les autres pour faire de la place aux besoins inassouvis. Où est le bonheur d’être riche, s’il faut toujours craindre d’être dévalisé par les voleurs ou exploité par les intrigants ? Où est la sécurité de l’amour, cette chose infiniment précieuse et rare à l’état complet, si autour de vous les ardeurs mal contenues, l’amitié sans foi, le désir sans respect, les convoitises sans pudeur, menacent sans cesse le trésor que vous cachez en vain ? Où est le bonheur de faire le bien quand chacun voit l’insuffisance effrayante de ses ressources et la mine inépuisable de la misère ? Quand vous avez donné à un pauvre, il en arrive cent autres à qui vous ne pouvez donner, ou à qui vous ne pouvez donner que le pain du corps, sans espoir de détruire en eux l’abaissement et les vices du désespoir. Où est l’enivrement de la gloire, d’un succès quelconque, quand vous sentez l’irritation de vos rivaux et la haine qui vous attend ? Où est la jouissance de contempler et d’étudier la nature quand vous savez que tant d’yeux et d’intelligences sont fermés à ses bienfaits et à ses clartés ?

» J’énumérerais ainsi tous les éléments dont se compose le bonheur individuel, et j’aurais cent mille fois trop d’exemples et de preuves pour vous montrer que le manque d’association dans les intérêts et, par conséquent, dans les sentiments rend à peu près nulle la somme de bonheur que chacun pourrait trouver en soi. Vous me faites l’effet d’un homme qui prétendrait faire couler un fleuve en isolant chaque goutte d’eau dans un récipient particulier. L’humanité est un seul être, et, pour que chaque parcelle animée de cet être concoure au développement et à la durée de sa vie, il faut des conditions générales et absolues de vie pour l’être entier. C’est par là seulement que chacune de ses molécules vivra de la vie qui lui est propre et pourra remplir la fonction particulière qui lui est assignée. Quand je vois combien nous sommes loin de ces conditions vitales, je renonce à l’idée du bonheur sur la terre, je ne le vois possible ni en moi ni en dehors de moi, et il y a des jours où, anéanti, je me cache dans les rochers, appuyant ma tête endolorie et mes mains épuisées sur leurs flancs arides, comme pour leur demander l’admirable privilège dont ils jouissent, celui de savoir attendre sans impatience et sans crainte la longue transformation des choses. Voilà pourquoi j’aime les pierres. Elles se désagrègent sans souffrir, et souvent je voudrais être calme et patient comme elles ; mais la forte virtualité qui est dans l’homme reprend le dessus, et, instruit par l’imposante majesté des choses inertes, ce réservoir inépuisable des choses qui doivent vivre, je sens la foi me ranimer. Je m’exerce à la science de l’attente, c’est-à-dire à la certitude des ressources de mon espèce, et je me dis que les hommes meilleurs, les hommes heureux, sont en germe dans ceux dont Rousseau disait encore hier : Malheureux humains que nous sommes ! Il termina en me disant :

— À présent, vous comprenez ma formule : « Le bonheur est en nous et en dehors de nous. » J’ajouterai qu’avec ces deux termes il est encore incomplet. Il faut dire encore qu’il est aussi au delà de nous, et je viens de vous le prouver en vous montrant dans quelle possession du sens de l’avenir je puise mon courage. Il faut donc nous aimer nous-mêmes, aimer nos semblables, et les aimer, ainsi que nous-mêmes, dans l’accomplissement des temps que la logique divine nous fait clairement entrevoir. Je ne puis dire que je trouve mes contemporains fort sages et fort aimables ; mais ils sont perfectibles, et, pour cela, je les aime dans le présent comme dans le passé et dans l’avenir. Avec cette notion, j’ai beau souffrir, je ne suis pas radicalement malheureux ; mais qu’il y a loin de cette vertu relative, de ces théories de transition, de cette philosophie péniblement acquise et laborieusement gardée, à la félicité que l’homme pourra un jour trouver en lui-même et dans les autres ! Alors, il s’apercevra que cette terre tant excommuniée par les mystiques, cette vallée de larmes, ce champ de bataille, est une délicieuse oasis parmi les innombrables oasis de l’immensité : mais je vous parlerai un autre jour du bonheur intrinsèque dont jouit notre planète. J’ai beaucoup trop bavardé aujourd’hui, et je n’ai pas péché le moindre goujon…

Il me quitta sans avoir fait aucune allusion aux projets de mariage que je lui attribuais l’autre jour. M’étais-je trompé, ou bien a-t-il compris que ces projets étaient irréalisables ? Je suis en somme très-content d’avoir retrouvé mon fils tel qu’il était avant ses aventures personnelles. Le voilà replongé dans son idéal philosophique et oubliant les soucis et les déceptions de la vie réelle. J’ai cru devoir te transcrire tout au long notre entretien. Tu aimes notre ermite, et l’esquisse de sa doctrine explique celle de sa physionomie, que tu m’as plus d’une fois reproché de laisser incomplète.

Gédéon m’a écrit ceci : « Vous semblez nous fuir, et, puisque vous n’en dites pas la raison, il faut que je la devine. Voyons. Une certaine beauté coiffée de rubans rouges est absente de chez nous pour huit jours. Si cette nouvelle nous ramène notre ami, nous serons à l’avenir plus discrets et plus prudents. »

La fin est énigmatique. Se reproche-t-on d’avoir un peu compromis Jeanne vis-à-vis de moi, et se promet-on de ne pas recommencer ? Ou bien me promet-on, à moi, de ne plus chercher à me surprendre et de me laisser le temps de la réflexion ? N’importe, j’irai demain à la Tilleraie, pour que l’on ne doute pas de ma protestation. Et pourquoi n’irais-je pas ce soir ? Il n’est que huit heures, et il fera si bon revenir à minuit, à la pure clarté des étoiles !


L’Escabeau, 17 juillet.

Je reprends ma lettre d’hier. J’ai donc passé ma soirée à la Tilleraie. Une soirée charmante ! Il n’y avait pas d’étrangers, les enfants étaient couchés, et mademoiselle Vallier, qui d’ordinaire se retire comme eux à neuf heure, pour aller veiller dans son pavillon, a consenti à rester. Gédéon l’en a priée avec instance, disant que sans elle j’allais m’ennuyer. Elle a souri en répondant qu’elle ne se croyait pas très-amusante.

— Il n’y a qu’une personne que j’égaye, a-t-elle ajouté, c’est ma pauvre Zoé, qui n’est pas difficile, et qui trouve la soirée bien longue quand je m’attarde ici.

— Eh bien, s’est écrié Gédéon, je vais la chercher !

— Vous n’y songez pas ! Elle n’est pas en toilette, elle n’osera jamais.

— Bah ! je lui dirai que vous avez besoin d’elle.

— Vous allez l’inquiéter !

— Non, je la ferai rire, elle ne demande que cela.

— Mais vous n’allez pas entrer chez moi ? a repris mademoiselle Vallier d’un ton ferme, quoique enjoué. Mon domicile est inviolable, vous savez les conventions ?

— Parbleu ! a répondu gaiement Gédéon. Je vais lui jouer un air de guitare, et il faudra bien qu’elle paraisse au balcon. — Pierre ; venez avec moi, vous chanterez !

Et, prenant une guitare dans le petit salon, il m’a emmené à la conquête de la négresse. Les demoiselles Nuñez et Aldine nous ont suivis pour assister à la scène comique ; mais rien de plaisant n’est résulté de l’entreprise : Zoé, attendant sa maîtresse avec l’impatience accoutumée, venait au-devant d’elle. On l’a ramenée au salon, où elle s’est utilisée tout de suite en roulant des allegradores pour la provision de la cheminée. J’ai remarqué la gentillesse, c’est le mot, de Gédéon causant avec cette petite comme avec une enfant qu’il voulait adopter aussi, et dont il imposerait au besoin la présence à ses hôtes sur un pied d’égalité. Il lui a reproché de ne jamais paraître aux soirées de musique, et il lui a demandé si c’était par coquetterie, c’est-à-dire par manque de toilette, qu’elle se cachait ainsi. La négresse a répondu que non, qu’elle avait de plus belles robes que maîtresse, parce que, quand maîtresse en achetait deux, elle gardait pour elle la plus laide et la moins chère. Elle a ajouté que, quant à elle, si elle ne venait pas au salon, c’est parce qu’elle était noire, née esclave, par conséquent moins qu’une domestique blanche.

Comme Gédéon allait probablement, dire ce que j’étais en train de penser, j’eus l’étourderie de le dire avant lui. Je fis observer à Zoé qu’elle avait été soignée et traitée par mademoiselle Vallier comme une sœur, et que dès lors tout le monde lui devait les mêmes égards qu’à sa maîtresse. Mademoiselle Vallier me regarda avec surprise, et je me hâtai d’ajouter que j’exprimais à coup sur la pensée du maître de la maison.

— Et je vous remercie de m’avoir si bien deviné ! s’écria Gédéon en souriant, car je n’aurais pas su m’exprimer aussi bien.

Il avait peut-être un peu de dépit ; mais je m’attachai à le dissiper, et il reprit confiance ; la causerie devint amicale et facile.

Je ne connaissais vraiment pas mademoiselle Vallier. C’est plus qu’une charmante femme, c’est une femme fortement trempée, et je ne suis plus du tout surpris qu’un homme riche et solidement posé dans la société veuille la mettre à la tête de sa famille et de sa maison. Il faut qu’elle ait un tact exquis et un profond sentiment des plus hautes convenances pour se maintenir avec tant de modestie et de fierté dans la délicate situation où elle se trouve placée. Si elle aime Gédéon, c’est avec tant de pudeur et de retenue, qu’il est impossible de surprendre en elle la plus légère émotion au milieu des soins dont il l’entoure et des prévenances dont il l’accable en quelque sorte ; car elle ne peut faire un mouvement, lever les yeux ou étendre la main sans qu’il se précipite pour deviner ce qu’elle veut et la servir avec une impétuosité convulsive. Je ne sais si elle en est flattée ou importunée, elle a l’air de ne pas s’en apercevoir. Elle lui parle avec une liberté d’esprit extraordinaire, mais on ne peut deviner si c’est l’effet d’une confiance absolue ou d’une indifférence inexorable. Cela est bien singulier, et j’en suis réduit à croire qu’elle prend tranquillement possession du rang qu’il lui offre comme d’une chose due à ses instincts de haute sagesse et de grâce accomplie. Oui, elle est née pour les situations les plus élevées, les plus difficiles peut-être, et Gédéon comprend qu’elle lui fait beaucoup d’honneur en agréant ses millions.

Pourtant rien ne trahit chez elle l’ambition grande ou petite. La conversation a roulé sur l’ermite des Grez. Gédéon l’a vu plusieurs fois, et il fait le plus grand éloge de son esprit et de ses manières. Ses sœurs, qui n’avaient jamais été bien curieuses des bizarreries de ce vieillard, commencent à chercher par quel moyen elles l’attireront chez elles, et ni mademoiselle Vallier ni moi ne suffisions à répondre à leurs questions. Elles voulaient absolument deviner quel personnage autrefois important pouvait être cet homme supérieur tombé dans une si profonde misère, ou volontairement adonné à la vie cénobitique. Elles cherchaient naïvement quelle figure historique avait mystérieusement disparu de la scène du monde depuis une dizaine d’années.

— Je ne puis vous répondre, leur dit Gédéon. Je ne sais rien. Je crois bien que mademoiselle Vallier et l’ami Pierre savent tout ; mais ils ne vous le diront pas. Ils sont impénétrables.

Je regardais attentivement la figure de Gédéon pendant qu’il parlait ainsi. J’ai cru voir qu’il en sait autant que nous. Est-ce avec la permission de l’ermite que mademoiselle Vallier lui a confié son secret ? est-ce l’ermite lui-même qui a parlé ? Nous avons calmé les deux vieilles filles en leur disant que tous leurs efforts pour attirer M. Sylvestre dans leur salon resteraient parfaitement inutiles et ne lui seraient nullement agréables. Et, comme elles s’extasiaient sur l’étrange amour de cet homme pour la solitude et la pauvreté, mademoiselle Vallier leur a répondu de manière à leur faire sentir qu’elle appréciait beaucoup plus la liberté d’une telle existence que l’opulence dont elles font si grand cas. Nouvelle surprise de leur part.

— C’est que vous ne savez pas, leur dit-elle, les compensations que l’on trouve dans l’indépendance et dans le sentiment de sa force. Pour ceux qui ont passé par la vie restreinte à sa plus simple expression, tout ce qui vous parait nécessaire semble absolument inutile, et beaucoup de choses que vous trouvez agréables sont à leurs yeux importunes et fatigantes.

Elles ont beaucoup réclamé contre ce qui leur semblait être un paradoxe. Gédéon, pensif, ne disait rien. J’ai cru pouvoir parler et dire que le seul bonheur d’une âme élevée comme celle de mademoiselle Vallier était de se dévouer.

— N’exagérez pas, me dit-elle ; c’est là une tendance, et non un bonheur. C’est la consolation des malheureux ; leur récompense est de voir leur dévouement devenir utile. Tout cela, c’est le devoir avec ses douleurs et ses joies ; ce n’est pas le bonheur.

— Alors, dit Gédéon, le bonheur, c’est…

— Je n’en sais rien, reprit-elle. Il y a des gens tellement pris dans l’engrenage du devoir, qu’ils n’ont pas le loisir de savoir si le bonheur existe, et qu’ils n’ont pas même le droit d’y songer.

— Tout le monde a le droit d’échapper aux devoirs qui dépassent les forces, répliqua Gédéon : c’est la plupart du temps une question d’argent, et tout le monde a le droit de s’enrichir ; mais vous avez des préventions, je dirai même des préjugés contre la richesse, et je crois que Pierre les partage.

Je répondis que non, mais je crus devoir développer ma courte théorie. Tu la connais : que les richesses bien acquises soient bien employées, et je les regarde comme de bons instruments dans la main de bons ouvriers ; mais quelles soient le but personnel de l’activité de l’individu, c’est, selon moi, un mal. Travailler à la richesse collective et sociale en se contentant des conditions où le travail est un bien, une vertu, une santé, voilà l’ambition légitime et l’activité logique : tout ce qui dépasse ou contredit ce terme est vanité, intempérance ou manie.

Gédéon répliqua fort sagement que, dans une société bien ordonnée, on pourrait juger du mérite de l’individu d’après le chiffre de son avoir. Celui qui vivrait dans la misère serait avec raison réputé incapable, paresseux ou prodigue, et celui qui arriverait à une vaine opulence pourrait être accusé de cupidité, d’intempérance ou de folie ; mais dans le monde troublé où nous vivons il n’en est pas ainsi. La misère peut être grandeur, et la richesse vertu. Tout dépend des hasards, des nécessités, des charges mal réparties, des obligations anormales, enfin de tout ce qu’il y a de factice ou de fatal, de brutal on d’aveugle dans un monde en voie de transformation depuis la base jusqu’au faite. Il ne faut donc pas dire d’un homme qu’il est bon ou mauvais parce qu’il est riche, ou parce qu’il est pauvre : il faut connaître sa vie ou réserver son propre jugement.

— Moi qui vous parle, ajouta-t-il, j’ai beaucoup travaillé pour devenir riche. Mes parents ne m’avaient pas enseigné d’autre science que celle de faire de l’argent avec de l’argent. Ils exigeaient que toute ma volonté, toute mon intelligence, toute mon énergie, tout mon temps, fussent consacrés à cet aride labeur. Et, comme mes instincts s’y refusaient un peu, j’étais menacé de leur malédiction. J’ai cédé à leur vœu, et j’ai senti la fièvre du gain, qui est une passion de joueur, se développer en moi, me changer, me transformer et m’enivrer, comme il arrive à tous ceux qui font violence à leur nature pour se jeter dans l’extrême ; mais j’ai eu le bonheur de m’arrêter à temps. Redevenu libre, j’ai quitté les affaires, et je n’en fais plus que pour rendre service aux autres. J’ai senti la force des affections, et j’ai compris que le bonheur était là. Je crois être dans le vrai et n’avoir pas grand’chose à me reprocher, car si j’ai eu, d’abord comme insouciant et ensuite comme ambitieux, une première jeunesse assez mal réglée, j’ai eu la victoire d’une maturité assez saine, et me voilà riche sans être ni un aigle ni un idiot, ni un coquin ni un grand homme.

— Personne ici ne se permet de vous juger, reprit mademoiselle Vallier, et le parti que vous avez pris de quitter les affaires prouve que, quant à la théorie, nous sommes d’accord. Je peux donc dire, sans vous blesser en rien, qu’il ne sied pas aux pauvres de rêver la richesse et le fardeau d’obligations qu’elle impose, car ils ne sauraient le porter.

Ici, Gédéon se leva et parla avec une vivacité inattendue, comme si, blessé au cœur par le dédain de mademoiselle Vallier pour sa prépondérance sociale, dont il avait fait si bon marché, il se décidait à la lui faire sentir.

— Si vous dites, s’écria-t-il, que les pauvres ne sauraient pas être de bons riches, vous confondez tous les pauvres dans un égal mépris. Moi, je vous abandonnais les riches, ne voulant pas tomber dans des généralités de critique ou d’éloge qui n’aboutiraient qu’à des personnalités ; mais vous abandonnez bien davantage la cause que vous sembliez défendre, car, selon vous, les pauvres seraient tous incapables ou égoïstes.

— Il me semble, dis-je à mon tour, que nous confondons ici la richesse et la pauvreté avec leurs effets.

— Eh bien, reprit Gédéon, il est impossible, vu l’état des choses sociales et humaines, de faire autrement. La richesse par elle-même est une force, et, comme on n’a pas encore trouvé le moyen d’en répartir également les bienfaits, il y a nécessairement des gens qui sont plus ou moins forts dans la société, selon qu’ils sont plus ou moins riches. La pauvreté constitue un état de faiblesse. Celui qui ne peut rien pour lui-même ne peut rien pour les autres, tandis que le riche peut beaucoup pour lui et pour beaucoup d’autres. Qu’il se serve mal de sa force ou qu’il ne s’en serve pas, c’est tant pis pour lui et pour la société. Les avares sont des fous qui se coupent les mains pour ne pas porter le fardeau du devoir. Les prodigues sont un autre genre d’insensés qui jettent leurs armes au milieu du combat de la vie. Les uns et les autres sont la proie d’un vertige ; mais que prouve tout cela contre la richesse ? De ce qu’il y a des ivrognes qui s’usent et se tuent, s’ensuit-il que le vin ne soit pas un cordial généreux destiné à retremper le corps et l’esprit ? Vouloir toujours acquérir sans jamais user de ce que l’on acquiert est certainement une maladie que j’ai condamnée ; mais ne venez pas me dire que la volonté de ne jamais posséder soit une vertu ou une sagesse. C’est comme si vous me disiez qu’étant faible il ne faut pas souhaiter d’acquérir des forces. C’est nier la logique, c’est déposséder l’homme du besoin de s’améliorer, c’est nier le progrès, et je m’étonne de trouver cette doctrine d’impuissance et de paresse chez deux disciples de M. Sylvestre.

— Permettez, répondit mademoiselle Vallier, M. Sylvestre croit que, si la richesse n’est pas une force collective dont on pourrait répandre le bienfait sur tous les hommes, c’est parce qu’elle se concentre trop dans les mains d’un petit nombre qui ne veulent ni ne savent en faire profiter le grand nombre. D’après lui, les riches seraient des gens démesurément forts qui, bien loin d’aider et de porter les faibles, seraient pour la plupart déterminés à les écraser. Admettons qu’il se trompe, qu’il ne les connaisse pas, que la plupart soient des hommes de progrès et d’intelligence, et qu’on doive à leur initiative les merveilles de l’industrie et l’espoir du bien-être général : il n’en est pas moins vrai que cette foule de malheureux et d’incapables placés sous la dépendance de quelques personnes habiles, disposant de toutes les forces sociales et parfaitement libres de s’en mal servir, ne présente pas un tableau bien rassurant. Moi, je comprends que l’on ait de l’inquiétude, et qu’une âme tendre et fière comme celle de notre ermite soit naturellement portée à prendre le parti de ces faibles et de ces inhabiles contre les gens heureux et superbes qui ont tout et qui peuvent tout.

— Alors, il faut ruiner les riches, les piller ou les pendre ? dit Gédéon avec un enjouement très-amer. Si votre ermite a raison, je ne vois pas d’autre conclusion raisonnable : la confiscation, l’exil ou la mort pour les capitalistes ; après quoi, les hommes vivront en frères et sauront tous le moyen de créer la richesse.

L’éclat de rire de mademoiselle Vallier fit rentrer Gédéon en lui-même.

— Je sais bien, dit-il, que vous avez horreur de ces choses-là ; mais enfin où veut-il en venir, votre ermite ?

— Oh ! je ne sais pas, répondit-elle ; il ne me l’a pas dit ; c’eût été peine perdue. S’il a un système, je ne le comprendrais pas ; mais je sais bien qu’il ne veut tuer ni voler personne, et qu’il ne fait pas de prédications incendiaires, car il ne dit sa pensée qu’à ses amis intimes.

— C’est-à-dire à vous et à Pierre ?

— Pourquoi vous en tourmentez-vous, si vous la jugez insensée ?

— Je ne dis pas cela ; je voudrais le mieux connaître et savoir si votre ami est un rêveur, un enragé ou un apôtre.

— Ce n’est rien de tout cela, c’est un sage.

— Et vous Pierre, que dites-vous ?

— Moi, je dis que c’est un saint.

— Ce n’est pas la même chose.

— Non certes, repris-je ; les saints ont le droit de franchir les tristes et froides limites de la raison.

— La raison n’est pas la sagesse, dit mademoiselle Vallier ; les vrais sages méprisent l’égoïsme et la petite prudence du monde. La vraie sagesse est une sainteté, et la vraie sainteté est une haute et sublime sagesse.

— Allons, je suis battu pour ce qui concerne M. Sylvestre, dit Gédéon ; mais le problème de la richesse n’est pas résolu. Mademoiselle Vallier ne me dit pas ce qu’il faut faire des riches.

— Il faut en faire des sages, répondit-elle.

— C’est-à-dire des ermites ?

— Non, il leur faudrait trop d’idéal ; mais il y a sagesse et sagesse. C’est à vous autres de connaître celle qui ne dépasse pas vos forces. Moi qui n’ai pas besoin de m’élever si haut, je ne puis vous l’enseigner.

— Que voulez-vous dire par là ? Je ne vous entends pas. Pierre, est-ce que vous comprenez ? Il me regardait avec des yeux moitié suppliants, moitié menaçants.

— Non, répondis-je, je ne sais pas du tout pourquoi mademoiselle Vallier ne prétendrait pas à une grandeur morale qu’elle sait si bien définir.

— Je veux bien m’expliquer, répondit-elle. Les grands devoirs sont des montagnes que je ne me sens pas obligée de gravir. Je ne suis pas bien forte, et je me suis déjà beaucoup fatiguée à monter et à descendre de petites collines insignifiantes où les chemins étaient bien durs. Ce n’est probablement pas fini. Je n’ai donc pas à me préparer à autre chose, et cela suffit à ma taille. La sagesse des gens qui sont dans ma position consiste à savoir se passer de ce que vous appelez le bonheur. Oh ! j’ai lu attentivement l’article de M. Sorède dans la revue. Je ne sais pas encore s’il croit au bonheur ou s’il le nie, la question n’est pas là pour moi ; mais j’ai tiré ma petite conclusion d’avance : c’est que de tout temps les hommes se sont rendus malheureux pour avoir voulu être plus heureux qu’il ne leur est nécessaire de l’être, et je me suis bien sérieusement demandé s’ils méritaient une si grande félicité quand tout dans l’univers se soumet à la souffrance et se contente de la somme de compensations qui lui est échue. Puisque le bonheur, qui est, je le suppose, le plein exercice d’une grande plénitude de hautes facultés, est si difficile, pour ne pas dire, impossible à atteindre, pourquoi donc ne mettrait-on pas son ambition à posséder quelque chose de plus facile à saisir, la résignation par exemple, la modestie des aspirations, une sagesse douce et pieuse, une patience attendrie que je comparerai, si vous le permettez, à un jour de pluie fine avec quelques doux rayons de soleil ? Ne peut-on vivre avec cela quand on n’est ni aigle, ni lion, ni d’humeur conquérante, ni doué de forces immenses, ni saint Michel, ni millionnaire, ni riche, ni ermite ? Je comprends bien que M. Sorède, écrivain, ambitionne la renommée, que M. Nuñez, capitaliste, aspire à répandre des bienfaits, et que M. Sylvestre, philosophe, rêve les victoires du stoïcisme. Il n’en faut pas tant au commun des martyrs : qu’ils montent paisiblement les degrés de leur calvaire ignoré et qu’ils se disent : « Je ne pourrais pas boire la mer, je dois et je peux me contenter d’une goutte de rosée. »

J’essaye de te traduire comme je peux le langage facile et charment de mademoiselle Vallier. Elle parlait avec une conviction si touchante et si gracieuse, que Gédéon, éperdu, fit le mouvement de saisir ses mains pour les baiser ; mais, comme si elle eût pressenti ce mouvement, elle se leva sans le voir et alla frapper sur l’épaule de Zoé en lui disant :

— Sais-tu, petite, qu’il est onze heures, et que le médecin gronderait s’il te voyait encore debout ! Allons dormir.

En parlant à sa négresse, elle rencontra je ne sais comment mes yeux, et je sais encore moins comment et pourquoi ils étaient humides. La peinture qu’elle venait de faire de la résignation m’avait ému apparemment. Elle tressaillit d’une manière imperceptible ; mais ce tressaillement n’exprimait que la surprise, et je crois que Gédéon ne s’en aperçut pas.

— Quelle âme forte et quelle douceur de caractère ! s’écria-t-il quand elle fut sortie.

— C’est un ange, dit une de ses sœurs.

— C’est une sainte, ajouta l’autre.

Et toutes deux se retirèrent.

— Et vous, mon ami Pierre, qu’en pensez-vous ? me dit Gédéon quand nous fumes seuls.

— Je pense que vous êtes un sage de l’avoir choisie ; mais je pense aussi que j’ai à travailler, et qu’il faut que je me sauve.

— Bien, bien… un moment ! Dites-moi si vous croyez qu’elle me pardonnera d’être riche ?

— Allez-vous souhaiter qu’elle vous en fasse un mérite ?

— Non, vous avez raison. Si elle m’agrée, je serai bien sûr de lui plaire !

Amen et bonsoir, mon cher ami.

Il me suivit jusque chez moi, sous prétexte qu’il avait besoin de prendre l’air, mais en réalité pour me confier ses perplexités, qui m’ont paru assez plaisantes. Tantôt il redoute d’être accepté à cause de sa fortune, tantôt il veut qu’on lui tienne compte de cet avantage. Voilà un embarras où ni toi ni moi ne nous trouverons jamais. De plus, il voudrait savoir, et savoir par moi, s’il est aimé. Il croit qu’il le sera : mais il s’impatiente. Il m’a répété dix fois :

— Tâchez donc de le lui faire dire !

Voilà une commission trop délicate, je ne m’en charge pas.