Michel Lévy frères (p. 215-223).



XXXIV

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 28 juin.

Il se passe autour de moi, et peut-être à propos de moi, les choses les plus extravagantes, et j’aurais grand besoin de ta clairvoyance et de tes conseils.

Je me rendais aujourd’hui à la Tilleraie pour dîner. Gédéon m’avait écrit un billet, des reproches sur ma disparition, sur ma sauvagerie. Je crains tant de paraître boudeur et envieux, que, malgré mon désir d’être tranquille et de travailler, je suis parti tout de suite, pour montrer la figure d’un homme qui a toute sa quiétude de cœur et toute sa lucidité d’esprit. J’étais à peine entré dans le bois, que je traverse verticalement, parce que c’est le plus court pour gagner les plateaux de la Tilleraie, quand je me suis trouvé en face de mademoiselle Jeanne. Surpris de la rencontrer seule dans ce petit désert, je lui ai dit qu’elle avait tort de se promener ainsi.

— Allons donc ! m’a-t-elle répondu d’un ton décidé et assez braque, est-ce que le pays n’est pas sûr ? Est-ce que mon amie Aldine ne le parcourt pas seule à toute heure !

— À toute heure, non.

— Eh bien, ne sommes-nous pas en plein jour ?

— Mademoiselle Vallier a eu jusqu’à présent l’excuse de son indépendance dans sa pauvreté…

— J’ai à présent la même excuse.

— Que voulez-vous dire ? Votre mère est ruinée ?

— Oui, c’est cela. Son banquier a fait faillite, elle n’a plus rien.

J’ai été sur le point d’en faire compliment à mademoiselle Jeanne, mais je m’en suis abstenu.

— Vous pensez bien, a-t-elle repris, que ce n’est pas le moment de voyager ; je dois songer à économiser, peut-être à travailler. Je viens de voir mon grand-père pour lui expliquer cela ; il m’approuve et il est content de moi. À présent, voulez-vous me donner le bras pour retourner à la Tilleraie ? On vous y attend, je le sais.

— Je n’y vais pas encore, mademoiselle. Il est trop tôt.

— C’est-à-dire que vous ne voulez pas m’accompagner.

— Je ne veux pas vous compromettre, et je ne comprends pas que vous me le fassiez dire.

— Pardon ! je ne me croyais pas si facile à compromettre. N’avez-vous jamais escorté mademoiselle Vallier dans ses visites à l’ermitage ?

— Jamais, mademoiselle. Je ne le lui aurais pas offert, et elle ne me l’eût pas permis.

— Alors… je vous remercie de votre refus. Au revoir, monsieur Pierre !

Je suis arrivé une heure après elle à la Tilleraie. Dans la soirée, Gédéon m’a pris à part.

— Vous savez, m’a-t-il dit, que mademoiselle Irène est ruinée ?

— Est-ce vrai ?

— Vous en doutez ? Eh bien, vous avez raison, je ne veux pas vous tromper ; il n’y a pas un mot de vrai. Le banquier qui a fait faillite n’avait à elle que des sommes insignifiantes.

— Pourquoi fait-elle courir ce bruit ?

— Pour lever les scrupules de l’homme qui épousera sa fille.

— C’est donc un piège tendu d’avance à l’amoureux naïf qui s’y laissera prendre ?

— Peut-être ! Mais Jeanne fera échouer cette combinaison.

— Comment cela ?

— Elle refusera toute espèce de dot.

— Je ne comprends pas.

— Jeanne sait tout ; une femme de chambre l’a éclairée sur sa situation ; elle quitte sa mère. Oh ! c’est une fille énergique avec son air enfant ! Il paraît qu’elle a écrasé la pauvre Irène. Rébecca a assisté à une vraie scène de mélodrame.

— Eh bien, mademoiselle Jeanne a eu tort !

— Vous trouvez ?

— Oui. Dans les mélodrames, la fille intéressante adore sa mère quand même. C’est classique, et ce n’est pas vraisemblable, mais c’est généreux. J’aurais autant aimé mademoiselle Jeanne moins réaliste.

— Ah ! que voulez-vous ! cette petite aime peut-être quelqu’un ! Ce n’est pas sa faute si le passé de sa mère est un obstacle ! Naturellement, l’innocence se révolte contre le vice qui lui fait porter la peine de sa honte.

— L’innocence ne devrait pas si bien comprendre ce que c’est que la honte et le vice.

— L’innocence devine ce qu’elle ne comprend pas. D’ailleurs. Irène s’est chargée d’éclairer sa fille, car elle a perdu la tête, et, dans son chagrin, dans sa colère, elle a déclamé sur tous les tons, tantôt s’oubliant jusqu’à maudire les femmes honnêtes, vieille habitude de son métier, tantôt jouant la Madeleine aux pieds du Christ, autre rengaine du diable fait ermite, si bien que la petite, qui voyait trouble probablement dans tout cela, est arrivée à voir assez clair pour vouloir retourner au couvent.

— C’est ce qu’elle aurait dû faire sans rien dire, et, puisqu’elle est dévote, il fallait se faire religieuse et donner sa dot à la communauté. L’Église n’est pas fière, elle ne demande jamais d’où vient l’argent qu’on lui apporte.

— L’Église a raison, mon cher. L’argent est innocent et bon comme tout ce dont l’homme abuse. Est-ce que vous avez les idées du moyen âge, par hasard ? Dans ce temps-là, quand un homme avait fait pacte avec le diable, on rasait sa maison et on stérilisait son champ en y semant du sel. Était-ce assez bête de détruire une habitation qui n’en pouvait mais, et qui eût servi de refuge à quelque pauvre famille ! Quant à la terre, à supposer qu’on l’eût stérilisée avec le sel, l’idée de frapper de mort l’instrument du travail de l’homme, la propriété inaliénable des générations, le don de Dieu enfin, c’est tout bonnement un crime, et je ne comprends pas qu’un garçon d’esprit comme vous, un esprit éminemment social et pratique, en soit encore à croire qu’il y ait de la terre maudite et de l’argent souillé.

— Ainsi vous épouseriez mademoiselle Jeanne avec la fortune de sa mère ?

— Avec ou sans cela, parfaitement, si je l’aimais.

— Vous le pourriez en tout cas, vous qui êtes dix fois plus riche qu’elle ; mais si vous étiez pauvre ?…

— Dans ce cas-là, je ferais un établissement de charité avec la dot de ma femme, et personne n’aurait rien à dire.

— Mademoiselle Jeanne est plus scrupuleuse, puisqu’elle parait renoncer à son héritage, à moins que ce ne soit une feinte.

— Ce n’est pas une feinte, c’est un coup de tête. Il paraît qu’il y a un petit fief de Magneval en Champagne et une espèce de grand-père en Suisse ou en Italie, qui lui en assurera la propriété tout de suite. Donc, elle n’est pas dans la misère, et peut s’établir médiocrement, mais honnêtement.

— Alors, l’idée du couvent était une petite comédie ?

— Non, c’était le premier mouvement. Oh ! comme vous êtes sévère pour cette charmante fille ! Elle est charmante dans tout cela, je vous jure, très-fière et très-résignée. D’ailleurs, ma cousine Rébecca, qui est un femme de tête, a tout arrangé pour le mieux. Elle se charge de marier Jeanne, elle la prend avec elle ; mes sœurs aussi s’offrent à lui servir de tantes. Moi, naturellement, je deviens son oncle, et je l’engage à passer l’été chez nous avec madame Duport, dont le mari est forcé d’aller en Allemagne pour des affaires. La pauvre Irène, pour couvrir tout cet éclat, fait semblant de courir après son banquier et passe en Angleterre, où elle restera peut-être. Ainsi tout s’arrange pour le mieux, et, si vous alliez devenir amoureux de ma belle pupille, je vous dirais : Pourquoi non, mon cher ? Mille écus de rente en Champagne et une femme ravissante sous la main, ce n’est pas un mariage d’argent, et, dans votre position, ce n’est pas non plus une folie. Nous reparlerons de ça quelque jour, si vous voulez.

— Parlons-en tout de suite, mon cher ami.

— Ah ! vous y mordez ? Voilà qui est bien, et je m’en réjouis.

— Vous allez trop vite. Je n’ai aucune envie de me marier, et il est très-probable que je ne ferai jamais à aucune femme le sacrifice de mon indépendance.

— Tant pis pour vous ! vous ne connaîtrez jamais l’amour. On n’aime que les femmes honnêtes, mon cher, et on n’est aimé que par elles. Or, les femmes honnêtes veulent qu’on les épouse, c’est leur droit.

Gédéon avait raison ; c’est l’homme pratique, qui dit avec conviction ces vérités banales que nos paradoxes ne peuvent changer. J’ai reconnu que ma réponse n’avait pas été sérieuse, mais je lui ai déclaré que je ne me marierais pas par amour, comme il l’entendait.

— Vous croyez que je prêche le mariage d’amour ? C’est selon comme vous entendez l’amour. Si vous en faites une folle passion, je m’inscris contre l’amour de tête ; mais, si vous en faites une vive et solide amitié, la joie des sens, le contentement du cœur et la sécurité de l’esprit, je vous dirai que tout ce qui n’est pas cela n’est que libertinage, délire ou vanité. Donc, un homme intelligent et raisonnable doit se marier, c’est-à-dire s’attacher pour toujours à une femme pure. Il y en a qui n’exigent pas pour cela qu’on les épouse : elles ont tort. C’est une générosité dont nous abusons presque toujours, et, comme ces unions-là ont tous les inconvénients du mariage sans en avoir les avantages, il est bien plus simple de sanctionner son affection et de s’ôter la mauvaise chance du caprice. C’est l’opinion de votre ermite, que j’ai été voir hier, et qui, par parenthèse, est un homme charmant. Je le consultais sur le choix d’un mari pour ma pupille Jeanne, et tout ce qu’il m’a dit sur le mariage m’a donné envie de me marier aussi.

— Pourquoi vous moquez-vous de moi, mon cher ami ? Ce n’est pas l’ermite qui vous a donné cette idée-là : elle vous est venue depuis que mademoiselle Vallier demeure chez vous.

— Vous l’a-t-elle dit ?

— L’ermite me l’a dit.

— Eh bien…, qu’en dites-vous ?

— Que vous faites un très-bon choix. Pourquoi me regardez-vous fixement ?

— Parce que… parce que… je ne peux pas m’expliquer que vous ne soyez pas un peu amoureux d’elle ! Tous ceux qui la connaissent en sont épris.

— Eh bien, moi, je ne comprendrais pas que je fusse un peu amoureux d’elle. Elle mérite mieux que cela, et, si j’étais accessible à une passion, elle en serait peut-être l’objet ; mais, comme ma raison, ma pauvreté, c’est-à-dire ma conscience, m’interdit de songer au mariage, et qu’une personne comme elle n’est pas faite pour inspirer une autre idée, je ne me permets pas de songer un peu à elle. Je suis assez sage et assez fort pour n’y pas songer du tout.

— C’est parler en homme de cœur et en homme d’honneur. Donc, vous pouvez bien songer à une autre ?

— Vous y tenez, je le vois. Je vous remercie de votre sollicitude, mais je vous en dispense. Je n’aime pas mademoiselle Jeanne, et il n’est pas nécessaire que je l’aime pour que vous soyez le plus heureux des hommes.

— Vous me croyez jaloux ?

— Qui sait ? Dites-moi que vous ne l’êtes pas.

— Je mentirais. Je suis jaloux de tout le monde ; mais je vous estime trop pour ne pas me rassurer sur ce qui vous concerne, et ma reconnaissance…

— Oh ! mon cher ami, m’écriai-je un peu irrité, ne parlons pas de cela ! Je ne veux pas de votre amitié, si elle est le prix d’un prétendu sacrifice. Ce sacrifice-là serait au-dessus de mes forces, et je vous jure que je ne le ferais à personne. On doit sacrifier son amour au bonheur de la personne aimée, on ne peut le sacrifier à aucun autre homme. Je ne vous sacrifie donc rien. Je n’aime personne. Ne me remerciez jamais, si vous ne voulez pas m’offenser mortellement.

— Vous avez raison, répondit Gédéon en me serrant impétueusement la main ; vous me donnez une leçon que je comprends et que je ne mériterai plus.

Dans la soirée, madame Duport m’a pris à part aussi. Moins sincère et, par conséquent, moins habile que son cousin Gédéon, elle m’a laissé voir clairement, à travers ses ruses, qu’elle comptait me faire épouser Jeanne. C’est, je le crois, une sorte de vengeance du refus que j’ai fait d’elle-même. Il lui plaît de me mettre en contradiction avec mes principes, et, comme cette femme n’en a pas, elle s’imagine que j’en viendrais fort bien un jour, après avoir refusé par ostentation la dot de Jeanne, à m’accommoder sournoisement de son héritage. Je l’ai remerciée avec amertume de la charmante opinion qu’elle a de moi, et elle s’est tirée d’affaire avec des plaisanteries. Elle a l’esprit mordant et spontané qui pallie dans le monde l’absence du jugement ; mais je ne lui pardonne pas, moi, et, si Jeanne n’était en somme une honnête créature, je me vengerais de tout cela en me moquant d’elle.

Je lui en veux pourtant, à cette sotte petite fille ! C’est elle qui m’attire tous ces ennuis. Croirais-tu qu’elle me suppose amoureux d’elle, d’une part parce que Rébecca s’évertue à le lui persuader, de l’autre parce que, ces jours-ci, j’ai dit à son grand-père que, s’il allait en Suisse, j’irais peut-être l’y rejoindre ? J’avais du dépit, tu sais pourquoi. À présent que j’ai contraint Gédéon à être sincère et que j’ai pu sauvegarder ma dignité vis-à-vis de lui, je suis très-calme, et je ne sais pas pourquoi je n’achèverais pas mon travail à l’Escabeau. Je ne serai nulle part aussi bien pour me recueillir, et m’y enfermer tranquillement est la meilleure réponse que je puisse faire à mademoiselle Jeanne pour lui prouver qu’elle n’a pas mis le feu dans ma cervelle.