Michel Lévy frères (p. 208-211).



XXXI

D’ALDINE VALLIER À M. SYLVESTRE


La Tilleraie, 24 juin.

Cher et digne ami, vous m’avez dit que vous vouliez me parler de moi avant de partir. Quand vous voudrez ; mais, aujourd’hui et avant tout, parlons de Jeanne. Vous voulez que je vous raconte en détail mon entrevue avec sa mère. À quoi bon ? J’ai été d’abord un peu troublée de son emportement contre moi, lorsque j’ai déclaré que vous ne vouliez pas la voir et confessé hardiment que je l’avais trompée en lui donnant un rendez-vous de votre part. Elle a prétendu qu’elle n’écouterait rien, à moins que je ne consentisse à aller chez elle. Mon refus l’a exaspérée ; mais j’ai pu adoucir sa colère en lui parlant avec tant de ménagement, qu’elle en a été touchée. Alors, elle m’a dit qu’elle savait vos projets, que Jeanne les lui avait confiés, et qu’elle ne s’y opposerait pas, si je voulais accompagner sa fille. Il m’a bien fallu lui dire que cela était impossible, que j’étais pauvre, que je ne pouvais me séparer de Zoé, que je devais gagner ma vie et la sienne, et que vous n’étiez pas assez riche pour payer une gouvernante. Alors est revenue cette triste question d’argent. Elle m’a offert un traitement considérable, et, malgré le soin que j’ai mis à ne pas le refuser avec trop de vivacité et à ne pas vouloir motiver mon refus, elle a compris de reste que l’idée de lui devoir quelque chose m’était aussi antipathique qu’à vous-même. Elle s’est emportée contre nos fausses délicatesses, contre notre intolérance et nos implacables préjugés. Tout ce que le dépit lui a fait dire là-dessus m’a semblé bien curieux. Elle y mettait autant de passion, autant d’éloquence, autant d’indignation que si elle eût plaidé une cause juste contre des ennemis acharnés et cruels. Elle a déclamé contre la pudeur et la fierté, cherchant à rabaisser avec amertume tout ce qu’elle sent au-dessus d’elle ; enfin elle ne m’a pas plus épargnée que les autres, et m’a fait entendre que j’étais désireuse de plaire à M. Nuñez. J’avoue que j’ai été en colère ; mais elle ne l’a pas vu, et mon apparente patience l’a forcée de rentrer en elle-même, ou tout au moins de faire semblant. Elle a essayé alors de jouer le rôle d’une pécheresse repentante : mais elle m’a déplu davantage sous cet aspect, et ses feintes larmes ne m’ont pas attendrie. Enfin, après bien des paroles et des émotions inutiles, elle a cédé, non à ce qu’elle appelle votre obstination et votre bizarrerie, mais à une considération dont vous ne vous doutez pas, et dont il faut bien que je vous parle.

Apprenez, mon ami, que Jeanne aime ou croit aimer M. Pierre. Je ne crois pas, moi, que ce soit bien sérieux. Elle est si enfant ! Vraiment, Jeanne n’a encore que quinze ans pour l’expérience et la réflexion. Elle s’abandonne à ses premières impressions avec une naïveté étonnante, et elle donne tout à coup le nom de passions à ses caprices. Heureusement, le moindre jouet, une robe, un éventail, une ceinture l’occupe tout autant qu’un projet de mariage. Quand elle sera avec vous, elle vous parlera certainement à cœur ouvert, et ce sera à vous de juger si vous devez approuver son choix ou l’en dissuader. Je crois savoir d’avance votre opinion : vous aimez et vous estimez M. Pierre ; mais vous le trouvez trop positif pour son âge, et je suis un peu de votre avis. Je crains qu’il ne soit pas du tout disposé à aimer Jeanne comme il faudrait l’aimer pour oublier sa mère ; mais il y a ici une petite madame Duport qui, à je ne sais quelle intention, lui monte la tête et lui fait croire que M. Pierre est amoureux d’elle. Plût au ciel que ce fût vrai, car il ne manque à ce brave et bon jeune homme qu’un peu d’enthousiasme et de foi. Certes il serait digne de vous appartenir, et, le jour où il serait assez ému pour se charger de l’avenir de Jeanne, on pourrait être tranquille sur cet avenir. Quanta moi, je fais mon possible pour qu’il apprécie le charme, la bonté, la généreuse confiance et la touchante naïveté de Jeanne.

Madame Irène croit-elle réellement que l’amour de Jeanne soit sérieux ? Elle déteste M. Pierre, et pourtant elle désire vivement qu’il soit son gendre. Est-ce une revanche qu’elle veut prendre du refus qu’il a fait de sa fille ? Elle aime à croire avec madame Duport qu’il s’est épris de Jeanne en la connaissant davantage, et qu’il ira vous rejoindre en Suisse, à présent qu’il a trouvé des ressources dans son talent. Après tout, ce n’est pas impossible, et j’ai dû non-seulement laisser cette espérance à madame Irène, mais encore lui en exagérer un peu la solidité. L’important, c’était de la faire consentir à vous laisser Jeanne pour un an. C’est décidé. Fixez l’époque de votre départ. Madame Irène sera censée conduire sa fille en Italie, c’est jusqu’à Lyon seulement qu’elle la conduira, et c’est là que vous l’attendrez pour qu’elle vous soit remise.

Reste à savoir pour combien de temps Jeanne est à vous. Si vous pouvez la marier d’ici à un an, bien certainement elle est à vous pour toujours, et, comme sa volonté est toute-puissante sur sa mère, elle épousera l’homme qu’elle aimera et dont elle sera aimée. Si M. Pierre ne se décide pas à nous faire connaître ses sentiments, je crois qu’elle y renoncera vite et l’oubliera sans effort. Peut-être aussi jugerez-vous à propos de l’inviter à vous rejoindre en voyage, car je ne réponds pas d’avoir raison en supposant que madame Duport se trompe et que Jeanne s’abuse. Ce sont choses très-délicates, et dont je ne peux m’occuper qu’avec beaucoup de réserve et de discrétion.

J’irai demain au rendez-vous que M. Pierre m’a donné de votre part. Je n’ai pas voulu vous laisser vingt-quatre heures dans l’ignorance de ce qui se passe dans le cœur de Jeanne et dans l’esprit de sa mère.

À vous tout mon dévouement.

Aldine Vallier.