Michel Lévy frères (p. 149-152).


XXIV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 12 juin.

Oui, je t’ai négligé, mon bon Philippe. J’ai beaucoup travaillé. Je suis devenu un peu dur envers ma question du bonheur. Je la traite du haut en bas, et j’élimine toute illusion décevante. M. Sylvestre perd de son influence, et je crois bien que ma résistance à son idéal optimiste l’agace un peu sans qu’il en convienne. Il est trop patient, ce digne homme, je voudrais parfois l’irriter un peu. D’autres fois je crains de l’assombrir, car, lorsqu’il parle des peines de sa vie réelle, il est d’une sensibilité presque féminine. — Au reste, je ne sais pas pourquoi je me sers de ce mot-là : les femmes n’ont qu’une sensibilité extérieure et physique. Je crois leur âme beaucoup plus froide que la nôtre.

J’ai été plusieurs fois à la Tilleraie. Mes habits d’été de l’année dernière ne sont pas de la première fraîcheur, et je suis déjà, de la tête aux pieds, un peu démodé. Je ne m’en apercevrais peut-être pas pour mon compte, mais cela se lit dans les yeux qui m’examinent curieusement. Je ne suis pas fâché de braver ce commencement de divorce avec le monde moderne, car, si mon livre fait fiasco, je serai encore plus fané et plus démodé dans un an. Et qui sait si, dans vingt ou trente ans, de fiasco en fiasco, je ne serai pas arrivé au costume suranné et à l’étrange aspect de M. Sylvestre ? Pourquoi n’y serais-je pas aussi indifférent que lui ?

La Tilleraie est une très-belle résidence, et Nuñez y reçoit beaucoup d’hommes. Quelques femmes de sa famille, vieilles et jeunes, y viennent dîner une fois par semaine avec leurs frères, leurs oncles ou leurs maris. Ce monde israélite est admirablement uni et de mœurs exemplaires. Les liens du sang y sont pris plus au sérieux que chez nous, la solidarité de race y crée l’assistance mutuelle sur des bases très-larges et très-sages ; mais ce n’est pas un monde très-gai. Ce n’est pas l’intelligence qui y manque à coup sûr, mais bien la légèreté, dont nous avons la bonne ou mauvaise habitude. Moi qui me pique d’être positif, je m’y sens dépassé, et cette éternelle préoccupation d’affaires qui ne m’intéressent pas me fait là un isolement moral qui ne m’amuse pas toujours. On m’y offre les moyens de faire fortune, mais je ne me laisse pas tenter. Je comprends que l’on s’enrichisse en risquant ce qu’on a, c’est un travail, une science, un art si l’on veut ; mais risquer ce qu’on n’a pas, en acceptant des avances et en faisant travailler les autres à sa place, ne convient pas à un homme jeune qui veut être l’artisan de sa destinée et qui est dominé par l’amour des idées.

Tu me demanderas pourquoi je vais souvent là. Il y a des livres, de la liberté, des nouvelles ; deux ou trois femmes aimables y ont été amenées par M. et madame Duport, et, ces jours-là, les causeries sont plus animées, les préoccupations moins exclusives. Pourquoi ne rentrerais-je pas dans le mouvement de la civilisation, tout en gardant mon indépendance d’ermite ?

Je veux même rendre cette indépendance plus entière. Je vais quitter la maison Diamant, que les enfants du tailleur rendent un peu bruyante, et où je crains de gêner leurs ébats. J’ai loué la maisonnette occupée récemment par mademoiselle Vallier. J’y serai plus près de la Tilleraie, il est vrai, mais aussi plus près de M. Sylvestre. Je verrai mes fenêtres et mes arbres de cet hiver. Ma vue d’été sera l’inverse de ce qu’elle est maintenant, ça me changera un peu. J’ai trouvé une vieille femme pour faire mon ménage et mon dîner. Cela augmente très-légèrement ma dépense, et mon travail y gagnera en tranquillité.

Mais mademoiselle Vallier, me diras-tu ? Eh bien, quoi ? Mademoiselle Vallier est installée à la Tilleraie dans un charmant pavillon où sa négresse est en train de guérir. Le médecin en est émerveillé et ne peut pas en croire sa propre affirmation. Mademoiselle Aldine a donc bien fait de se décider. Elle paraît très-contente des enfants qu’on lui a confiés et s’en occupe assidûment. On la voit fort peu ; comme elle a de beaux appointements, elle a demandé à payer elle-même une servante et à manger chez elle. Elle y donne ses leçons, et, quand il y a du monde au château, elle amène les enfants, reste un quart d’heure au salon ou sur la terrasse, et se retire quand les petits vont se coucher avec leur bonne. Gédéon lui témoigne beaucoup de respect, dit le plus grand bien d’elle, et assure qu’elle n’est pas jolie. Elle a pourtant beaucoup de succès auprès des autres hommes, et madame Duport lui fait mille mamours en déclarant que c’est une personne adorable.

À propos de madame Duport, avec qui je m’attendais à un combat, d’escarmouches tout au moins, elle est délicieuse avec moi, je ne sais pas pourquoi. Voilà toutes mes nouvelles ; tu vois qu’il n’y a rien d’intéressant.