Michel Lévy frères (p. 136-149).


XXIII

DE PIERRE À PHILIPPE


30 mai 1864.

J’ai reçu ce matin une visite qui m’a beaucoup surpris. Je sortais pour aller voir M. Sylvestre, quand j’ai été saisi au passage par Gédéon Nuñez.

— Je venais chez vous, me dit-il. Je vous savais ici. Votre véritable aventure est enfin connue, elle vous fait honneur : je tenais à vous en faire mon compliment. Je suis à la Tilleraie depuis vingt-quatre heures ; j’y passe une partie de l’été, et je viens vous demander de prendre gîte chez moi. Ma maison est la vôtre.

Tu connais peu Gédéon. Je dois te dire en trois mots tout ce que je sais de lui, car il n’est pas mon ami intime. Il a eu une jeunesse orageuse ; mais, retenu ou repris par ses parents (tu sais que la paternité israélite est rude et tenace), il est rentré dans la voie de l’ordre et de la richesse, qui, aux yeux de sa race, — de la nôtre à présent, — est le chemin de la vertu. Tout cela n’empêche pas Gédéon d’être intelligent, serviable et libéral. À présent, je continue.

Après que je l’eus cordialement remercié, l’assurant que je ne m’ennuyais pas de ma solitude, qu’elle était nécessaire à mes projets de travail, et que je trouvais ma demeure agréable, — je lui ai fait croire que j’en étais locataire et que j’avais des ressources assurées, — nous avons causé de Paris et de Vaubuisson, de nos connaissances de là-bas et de nos voisins d’ici, de sa cousine Rébecca, qui, selon lui, mènera bien son mari, de l’ermite des Grez, qu’il a souvent rencontré, mais qui n’a jamais voulu lier conversation avec lui, et finalement de mademoiselle Vallier, sur le compte de laquelle il voulait, disait-il, me consulter.

— Je sais en gros, mon cher, l’histoire de cette demoiselle, riche et ruinée, honnête et pauvre. J’ai un peu connu son père, un affreux gredin, soit dit entre nous. Je sais qu’elle se dévoue à une servante malade ; je sais qu’elle a du talent, je l’ai entendue ; je sais qu’elle a de l’instruction, de l’esprit, un noble caractère. Le médecin du pays, en qui j’ai toute confiance, m’a dit d’elle des choses superbes, peut-être en est-il amoureux ; mais je ne sais pas si elle est belle ou laide, je ne l’ai jamais vue, et ça m’est parfaitement égal. Eh bien, je suis veuf, j’ai quarante ans et plusieurs millions. J’ai donc l’esprit assez sérieux et la bourse assez bien garnie pour vouloir à tout prix élever on ne peut mieux mes deux mioches, une fillette de cinq ans et un garçon trop jeune encore pour le collége. J’ai pour eux spécialement une gouvernante, une bonne et un groom. Le groom est gentil, la bonne dévouée, la gouvernante assez soigneuse, mais enragée de prosélytisme, et voulant faire absolument baptiser mes petits juifs. Je tiens, moi, à ce qu’ils gardent la foi de leurs pères, et je renvoie la gouvernante. Il m’en faut vite une autre. On va m’en proposer cent ; mais j’ai dans l’idée que la meilleure de toutes est là, près de moi, sous ma main. C’est une vertu éprouvée, et je sais que, pieuse ou non, quand elle peut quitter sa malade, ce n’est pas pour aller faire sa cour aux curés, mais pour soigner l’ermite, qui est un vieux esprit fort, à ce qu’on m’assure. J’ai déjà fait une tentative l’année passée pour qu’elle vînt donner des leçons à mon petit Sam, qui a des dispositions musicales merveilleuses. Il n’y a pas eu moyen. J’ai offert d’envoyer l’enfant étudier chez elle : la malade était trop mal. Enfin cette année voici ce que de premier mouvement, sauf votre avis, j’imagine. Je prendrais chez moi la noire avec la blanche ; elles auraient pour elles deux un joli pavillon dans mon parc, avec nourriture, entretien complet et trois mille francs d’appointements. Vie de famille ou vie à part, vie d’anachorète, si bon lui semble, pourvu qu’elle apprenne à lire à la petite et qu’elle enseigne la musique au petit, tout en leur parlant raison et morale de temps à autre, en fille d’esprit, et sans s’occuper de la question de dogme. Veuillez me donner conseil : ferais-je bien, et accepterait-elle ?

— À coup sur, vous feriez bien, d’après tout ce qu’on vous a dit de mademoiselle Vallier ; mais comment puis-je savoir si elle accepterait ? je la connais si peu !

— Allons donc, sournois ! vous la voyez tous les jours.

— Vous vous trompez. Je la rencontre quelquefois par hasard avec l’ermite, nous causons à trois un instant, et elle s’en va seule.

— Mais quand vous l’avez soigné tous les deux ?

— Nous avons toujours été trois et quelquefois quatre auprès de lui. Le malade nous donnait beaucoup d’inquiétude ; nous lui sommes très-attachés. Les circonstances n’ont donc pas favorisé une liaison bien particulière.

— Diable ! je trouve que si !

— Trouvez ce que vous voudrez, mon cher Gédéon, mais je vous jure que je ne suis pas assez lié avec elle pour savoir si elle accepterait vos offres et pour lui donner le conseil de les accepter.

— Votre parole d’honneur ?

— Oui, ma parole d’honneur, répondis-je.

— Alors… vous ne pouvez m’aider, je vois ça ! Par qui diable lui ferai-je parler ? Si le vieux Sylvestre voulait ;… mais c’est un ours assez mal léché.

— C’est, au contraire, un homme charmant.

— Ah ! possible ! mais il ne l’est pas avec tout le monde. Si je vais chez cette demoiselle, elle ne me mettra pas à la porte ?

— Je ne sais pas.

— Elle est donc bien farouche ?

— Je n’ai pas eu l’occasion de m’en assurer.

— Je ne suis plus un jeune homme, que diable ! je suis un père de famille, un homme posé ! Si elle croit que je veux lui faire la cour, c’est une prude ! Je ne l’ai jamais vue ; elle est peut-être affreuse ! Comment est-elle ?

— Ni laide ni jolie, plutôt bien que mal, et très-distinguée.

— C’est ce qu’on m’a dit. Voyons ! quand on veut quelque chose, il faut le vouloir ferme. Vous pouvez me rendre un service ; conduisez-moi chez l’ermite, présentez-moi à lui comme un de vos amis ; qu’il vienne avec moi chez mademoiselle Vallier, qu’il assiste à mes propositions et qu’elle se décide. Au moins, ce soir, je saurai à quoi m’en tenir, et, si je dois renoncer à elle, je chercherai quelqu’un. Mes enfants ne peuvent pas rester longtemps sans direction, et, moi, je ne veux pas être esclave. Je n’aime pas à rester en place. Oh ! mademoiselle Vallier ne me verrait guère à la maison ; elle y serait seule pendant les trois quarts de l’année, car mes sœurs et moi n’y passons guère que trois mois, et je compte y laisser les enfants, même l’hiver ; l’air de Paris ne leur vaut rien. Voyez ! ce serait pour elle une vie de liberté, car ce serait une mission de confiance. Si elle aime la retraite, l’isolement, elle serait servie à souhait et sa malade pourrait guérir, grâce à un confortable réel. Enfin venez, allons chez ce toqué de Sylvestre !

Je ne pouvais refuser ; nous montâmes dans la voiture de Gédéon, et en vingt minutes nous étions à l’ermitage.

M. Sylvestre reçut très-froidement le seigneur de la Tilleraie. Il l’avait déjà éconduit, ainsi que ses hôtes.

Il déteste les curieux et s’en débarrasse avec une franchise triomphante ; mais, quand il sut qu’il s’agissait d’une offre avantageuse pour mademoiselle Vallier, il écouta Gédéon avec une attention marquée ; après quoi, il lui dit :

— Je transmettrai votre proposition à cette demoiselle. Il est inutile d’y aller, elle ne vous recevrait pas, Je n’y vais jamais moi-même. Elle m’a dit, une fois pour toutes, qu’elle n’est pas installée de manière à recevoir des visites, et cela doit être vrai ; mais elle reçoit les lettres qu’on lui écrit, et je m’étonne que vous n’ayez pas confié votre idée à la poste. C’était beaucoup plus simple et tout aussi prompt. Le facteur passe sur nos chemins deux fois par jour, et il est très-exact.

M. Sylvestre avait un air narquois qui n’échappa point à Gédéon ; toutefois celui-ci insista.

— Si je n’ai pas écrit, dit-il, c’est que je savais bien qu’elle vous consulterait avant de me répondre, et j’ai voulu au moins vous dire tout ce qui vous mettra à même de lui faire comprendre ses intérêts.

— Eh bien, monsieur, je vous ai très-bien écouté, j’ai bonne mémoire, et je n’omettrai rien de ce que vous m’avez chargé de lui dire.

— J’en suis bien sûr, reprit Gédéon, et pourtant ce n’est pas comme si je lui parlais moi-même. Je pourrais répondre à des objections que je ne prévois pas, et même… augmenter le traitement que j’ai fixé, si elle ne le trouvait pas suffisant.

— Je lui dirai encore cela, et, si elle présente des objections, je vous les ferai transmettre par M. Pierre, puisque vous le connaissez.

Gédéon voulait emmener M. Sylvestre en voiture jusque chez mademoiselle Vallier et l’attendre à la porte pour avoir plus tôt sa réponse. Je vis que cette impatience un peu hautaine de l’homme riche qui croit tout aplanir avec de l’argent déplaisait à l’ermite, et je décidai Gédéon à aller attendre chez lui la réponse que je tâcherais d’être en mesure de lui porter bientôt.

Il voulut alors me mener déjeuner à la Tilleraie, disant que sa voiture serait à ma disposition pour revenir prendre la réponse de M. Sylvestre dans l’après-midi. Je sais que M. Sylvestre déteste les carrosses autour de sa thébaïde, et puis j’étais un peu inquiet de son opinion sur l’affaire qui venait d’être entamée. Je priai Gédéon de me laisser faire ma promenade accoutumée dans les bois et de ne m’attendre que le lendemain.

— Voyez-vous cet israélite rusé et passionné ! me dit M. Sylvestre dès que nous fûmes seuls. Je jurerais qu’il a très-bien vu mademoiselle Vallier, précisément parce qu’il s’empresse de nous dire le contraire. Il l’a désire, il la veut et il l’espère, et vous êtes sa dupe !

Le rouge me monta au visage. M. Sylvestre me révélait crûment la cause du malaise et de l’irritation que, depuis une heure, je sentais gronder et monter en moi.

— Eh bien, lui dis-je, je crois que vous avez raison ! Je n’osais pas m’arrêter à cette idée, mais la voilà qui m’apparaît aussi ! Pourtant… Gédéon a beaucoup aimé sa femme, et il n’y a pas assez longtemps qu’il l’a perdue…

— Votre Gédéon a des passions violentes, je vous dis. Je ne m’occupe pas de ce qu’on en pense et de ce qu’on en raconte dans le pays, mais l’ardeur de ses sens et de sa volonté est écrite sur sa figure moitié bestiale, moitié divine, car il est très-beau, du front jusqu’au bout du nez ; le reste est inquiétant. Non, il ne faut pas qu’Aldine accepte d’aller chez lui, elle y subirait des obsessions outrageantes, et qui sait à quelle vengeance le dépit d’avoir échoué porterait un homme de cette trempe ?

Je devais défendre Gédéon. J’affirmai à M. Sylvestre que je le croyais homme d’honneur.

— Qu’il soit homme d’honneur en affaires, je n’en doute pas, puisque vous le dites, reprit M. Sylvestre. Je sais qu’il fait beaucoup de bien, soit pour se faire pardonner sa richesse, soit par inclination naturelle. Ne croyez pas que j’aie des préventions contre lui ni contre sa race ; j’en ai eu autrefois comme tant d’autres, mais l’étude philosophique détruit les préjugés, et les hommes de l’Ancien Testament ont peut-être aujourd’hui plus de nouveauté dans les idées que les hommes du nouveau dogme. C’est une fière race, allez ! intelligente comme nous ne le sommes peut-être plus, mais encore primitive à bien des égards, c’est-à-dire terrible dans ses instincts. Non, non, Aldine n’acceptera pas son hospitalité dangereuse ! je ne le veux pas.

Je t’avoue, mon cher Philippe, que je ne le voulais pas non plus, et que j’ai attendu avec une assez vive impatience le retour de M. Sylvestre. Il ne va pas encore bien vite, ses jambes se ressentent de la maladie, et il ne met pas moins d’une demi-heure maintenant pour descendre au bord de la rivière, à l’endroit où elle rase le premier degré de la colline. C’est là que mademoiselle Vallier va ordinairement le rejoindre un instant, quand elle peut sortir. Je craignais tellement de rencontrer Gédéon rôdant de son côté, que je n’accompagnai pas l’ermite. Ou je me serais montré indigné des tentatives auxquelles M. Nuñez voulait m’associer, et il m’eût cru jaloux, ou j’aurais laissé voir à mademoiselle Vallier des craintes que je n’ai pas le droit de lui exprimer. Le temps m’a paru long ; j’ai monté et descendu dix fois le versant à mi-côte duquel, dans une coupure bien ombragée, l’ermitage se cache comme un nid de troglodyte dans les rochers et les bruyères. L’endroit est triste, sans horizon. — une seule petite échappée vers le village et la vallée, — et pourtant il a une saveur de mystère et d’abandon qui peut charmer à la longue un rêveur humble et doux comme M. Sylvestre. Rien de bien austère ni de franchement pittoresque dans les mouvements tantôt brusques, tantôt paresseux, de ces terrains légers qui s’échappent des masses de grès et se laissent couler sous l’effet des pluies, en longues zones jaunâtres, là où la végétation a refusé de les assujettir. Sur les pentes où le taillis s’est bien installé, les plantes sauvages sont belles, vigoureuses, et certaines espèces atteignent des proportions inusitées. Les sentiers du bois sont bien ménagés, faciles même dans les éboulements ; les ronces ne s’en sont pas emparées, les genêts et les fougères n’occupent pas non plus de trop grands espaces dans les clairières, et les nombreux ressauts du coteau ne permettent pas la monotonie. Tout cela est charmant pour ceux qui aiment le moindre détail de la campagne, qui se plaisent à découvrir les tapis de muguets et de jacinthes sous la feuillée, et qui, comme moi, regardent volontiers pendant une heure la toilette d’une oiseau dans le sable ; mais, comme le pays n’est pas remarquablement beau, il n’attire personne, et on y peut errer des journées entières sans y rencontrer une figure humaine. Il n’y a aucune clôture, et un petit chemin de piétons conduit du hameau des Grez au sommet de la colline ; mais c’est une communication indécise et peu fréquentée. L’ermitage en est assez loin pour qu’aucun regard curieux ne l’atteigne. D’ailleurs, qui porterait ce regard indiscret sur un débris si misérable et si insignifiant par lui-même ? Le hameau des Grez n’a pas deux cents habitants, et tous sont occupés à leurs travaux. Le dimanche, on va pêcher ou se baigner à la rivière, ou on fait de la politique chez madame Laroze. Et puis, tout le monde connaît l’ermite, il ne se cache pas de ses voisins ; il n’y a rien à piller autour de lui ; les gamins eux-mêmes respectent sa tranquillité.

Quant aux habitants des villas plus ou moins voisines, aucun que je sache ne s’est épris de botanique, ou bien ils ont trouvé ailleurs une flore plus intéressante. Je n’en ai pas aperçu un seul jusqu’à présent, et, sans les femmes mystérieuses qui sont venues un certain soir, je pourrais dire que, depuis trois mois. Gédéon est le seul échantillon du monde civilisé qui ait violé le sanctuaire de M. Sylvestre. Il est vrai qu’à lui seul, Gédéon nous causera peut-être plus de souci qu’une armée de flâneurs parisiens, et mes anciennes inquiétudes reviennent. Déjà ceux qui me connaissent savent où je suis, et ceux qui ne me connaissent pas vont savoir qui je suis. Ils n’en seront guère plus avancés ; je ne suis pas quelqu’un, mais je serai peut-être quelqu’un de trop pour mademoiselle Vallier, quand elle apprendra qu’elle a confié certain petit rêve d’enfance à celui-là même qui en a été l’objet. J’aurais mieux fait de le lui dire, et il me tarde un peu d’en trouver l’occasion.

Enfin M. Sylvestre est revenu, il avait la figure un peu longue.

— Elle n’accepte pas précisément, mais elle ne veut pas refuser non plus. Elle demande à réfléchir. Que voulez-vous ! elle ne comprend pas le danger, et, n’étant pas son père, je n’ai pas le droit de le lui faire comprendre. D’ailleurs, ce sont toujours là des explications dangereuses. Des idées d’ambition peuvent toujours naître dans une situation pénible, et, quant au trouble des sens, la crainte peut réveiller dans un être qui s’ignore lui-même. Elle n’a que vingt ans au bout du compte ! Elle a toujours vécu captive, elle ne sait rien du monde. Une prudence craintive l’a bien avertie jusqu’à ce jour de se tenir cachée, parce qu’elle est sans appui. Eh bien, elle se figure qu’elle sera plus en sûreté dans le château de la Tilleraie que dans sa petite maison isolée, sans clôture et sans gardien au bord d’un chemin. Elle dit qu’elle y a peur la nuit, qu’elle n’y dort pas, même quand elle pourrait dormir, qu’elle est un peu lasse des soins de la vie matérielle, qui prennent trop de temps et restreignent trop la vie de l’intelligence. Tout cela est malheureusement vrai, l’existence de deux femmes dont l’une ne peut aider l’autre est plus compliquée que la mienne, et il est certain que la beauté de mademoiselle Vallier m’inquiète. Vous ne me comprenez pas ? C’est que vous ne l’avez pas vue arriver ici : elle était encore un peu laide ; c’est la fatigue qui lui a donné ce ton fin, cette transparence dans les yeux, cette démarche légère et assouplie. Oh ! ce n’est plus la même personne, et, si elle recouvre la santé chez Gédéon, elle ne lui plaira peut-être plus ; mais, en attendant… D’ailleurs, je me suis peut-être trompé. Il se peut qu’il n’ait aucun projet, qu’il ne l’ait même jamais vue. Elle jure que non, que cela ne se peut pas, qu’elle cache soigneusement sa figure, afin de cacher sa jeunesse aux gens qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne se met jamais à sa fenêtre sans savoir qui l’appelle ; enfin elle s’étonne grandement de mes questions et de mon inquiétude, et j’ai eu peur de lui en trop montrer. J’ai été forcé de me rabattre sur les propos qu’on pourrait faire sur son compte. Elle répond qu’on fait toujours des propos, et qu’on y est peut-être plus exposé dans la solitude que partout ailleurs. Elle me rappelle les histoires qu’on a faites longtemps sur mon compte et les suppositions malveillantes dont elle-même a été l’objet pendant plus d’une année. À présent, on voit sa vie, et on lui rend justice. Eh bien, si on jase d’abord de sa résidence à la Tilleraie, on cessera de jaser quand on y verra sa conduite ; la vérité triomphe toujours dans l’opinion : la pauvre enfant croit cela !… Bref, elle a été étonnée de me voir lui déconseiller une chose si avantageuse pour elle, et je crois bien que la petite Zoé est furieuse contre moi. Elle s’imagine que « vivre dans belle maison, avec des bancs pour s’asseoir dans grand jardin, et ne plus voir maîtresse faire le ménage, la lessive et la cuisine, » sont des joies qui la guériront du jour au lendemain. Pour conclure, on me prie de réfléchir à ma première impression, et, sans entrer en révolte contre le vieux ami, on espère que je verrai plus clair dans quelques jours. Moi, je ne suis pas sévère ; malheureusement, le besoin de gâter ceux que j’aime, la crainte de les voir souffrir, m’ont toujours rendu incapable de les bien diriger. Cela, je le reconnais, je n’ai pas la bosse de l’autorité, je suis cruellement payé pour le savoir, et c’est peut-être ce qui m’a toujours préservé de l’ambition. Il est fâcheux, mon papa, que vous n’ayez pas trente ou quarante ans de plus, vous auriez été plus persuasif et plus inflexible que moi ; mais votre figure de jeune homme vous interdit l’influence et toute tentative de direction sur une jeune fille.

Que pouvais-je répondre à M. Sylvestre ? Rien en vérité. De quel droit mettrions-nous obstacle à l’amélioration d’une triste destinée ? Pourquoi accuser un honnête homme de projets infâmes parce que son profil grec se termine en barbe de faune ? Pourquoi, d’ailleurs, douter de l’énergie avec laquelle une fille chaste saurait se défendre de la séduction ? Et puis, moi, tout cela ne me regarde pas ; elle n’est pas ma sœur, elle n’est pas ma fiancée, et, quand je dis quelle est mon amie, je bats la campagne comme un romancier.

Mais il me répugne, après les doutes que M. Sylvestre a fait naître dans mon esprit, de m’employer à cette négociation. J’ai signifié à l’ermite que je ne m’en mêlerais pas, et, pour qu’il n’y ait pas de doutes à cet égard, j’irai voir Gédéon demain pour lui dire de faire ses affaires lui-même.

La soirée est à l’orage, et la vallée est singulièrement triste et oppressée : le ciel est bas, rayé de nuées violettes qui semblent vouloir tout écraser. Les derniers reflets du couchant sont d’un jaune cuivré lugubre. Les rossignols chantent par phrases nerveuses, inachevées, comme si le bruit de leur voix les effrayait tout d’un coup. La campagne n’est décidément pas belle ici. Trop de joli, et pas assez de caractère. Le joli est mou et fade à la longue. M. de Florian donne ici la main à M. Berquin. Il y a trop de verdure partout, et l’horizon est si court, si court, qu’on s’en lasse. J’en sais les contours par cœur, et les grands arbres se manièrent un peu. Et puis je ne vais plus être seul ; les Diamant viennent tous les dimanches, et il faut bien que je vive avec ces braves gens, qui me racontent beaucoup leur histoire. Je la sais à fond maintenant. Gédéon, qui est têtu, va me tourmenter pour que je voie son luxe et ses hôtes nombreux. Mademoiselle Vallier ne manquera pas d’adorateurs, si elle éprouve le besoin d’en avoir. Moi, je ne tiens pas à avoir tant d’amis ! Il n’y a que mon ermite qui me retienne ; mais peut-être en aurai-je assez dans quelque temps. Ses impressions sont trop soudaines, et sa volonté n’est pas à la hauteur de ses aperçus. Les hommes pratiques sont rares, et les hommes d’imagination ne feront jamais rien qui vaille.