Michel Lévy frères (p. 92-102).


XVII

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 20 avril.

Je ne reviens pas de ma surprise, je tombe du haut des tours de Notre-Dame ! Non, je tombe de la lune ! Mademoiselle Vallier… Mais je suis romancier… ou je ne le suis pas ! En tout cas, j’aspire à l’être, et je ne vais pas te commencer mon roman par la fin, ni t’en dire le secret avant d’avoir alléché ta curiosité. Écoute.

Avant-hier, M. Sylvestre allait très-bien. Hier, j’ai fait avec lui ma tournée mensuelle à Paris, car j’ai trouvé son plan fort bon, et je l’adopte. N’ayant pas le moyen de nous abonner aux journaux et revues, nous irons douze fois par an tâter le pouls à la civilisation et constater les pas qu’elle fait en avant ou en arrière. Dans l’intervalle, nous savons en gros les événements principaux, lui par les nouvellistes du cabaret de madame Laroze, moi par les communications bénévoles de l’instituteur primaire de Vaubuisson, avec qui je m’arrête quelquefois à causer pendant quelques instants.

Comme nous ne voulons pas coucher à Paris, M. Sylvestre et moi, nous n’avons pas trop de notre après-midi pour notre séance au cabinet de lecture. Nous sommes convenus de nous partager la besogne, et que l’un ferait à l’autre, après coup, le résumé verbal de son exploration littéraire ou scientifique ; car M. Sylvestre, sans être savant, est assez au niveau du mouvement des sciences et des connaissances pour en extraire toujours la tendance philosophique d’une façon très-ingénieuse. C’est véritablement un homme de grande valeur ou de grand prestige, et, s’il y a dans son genre de vie quelque chose de fou, il est impossible de ne pas trouver des lueurs de sagesse dans toutes ses paroles,

J’étais curieux de voir si mon ermite avait des affaires, des amis, des relations à Paris. Je n’ai pas saisi la moindre trace de tout cela. Il passe inconnu, inaperçu à travers la grande ville. Il n’y fait visite à personne, il n’y mange nulle part. Il achète un petit pain en passant devant le premier boulanger venu et le grignote en marchant. Il n’a jamais soif. Il fait à pied des courses fabuleuses, et je crois qu’il va plus vite que les omnibus. Il ne regarde jamais ni à droite ni à gauche. Je ne l’ai vu adresser la parole qu’à un vieux bouquiniste qui m’a paru connaître sa figure, mais nullement son nom.

Moi. je m’efforcerais volontiers d’arriver à cet incognito si commode : il n’y a pas moyen. J’affecte bien de ne pas voir les gens afin de ne pas les saluer, mais on m’arrête en chemin, et, à moins d’être grossier, il me faut échanger quelques paroles. On me demande si j’ai obtenu mon emploi dans les chemins de fer. Je réponds que ça va bien, réponse machiavélique dont la vertu est infaillible sur les amis.

— Alors, tu es content ? tu n’as besoin de rien ? Tu sais, si tu as besoin de quelque chose…

— Rien, merci.

Et je me sauve.

J’ai rencontré Duport, je suis condamné à le rencontrer.

— Je sais de tes nouvelles, m’a-t-il dit d’un air malin. Il parait que tu voulais épouser mademoiselle Jeanne, et que ta fuite est un désespoir d’amour.

— Qui dit cela ? Ta femme ?

— Non, il paraît que c’est un ami de ton oncle.

— Je n’ai pas donné aux amis de mon oncle le droit de me déshonorer.

— Allons ! encore tes scrupules ?… Bah ! j’aurais bien épousé mademoiselle Jeanne, moi, si je n’avais pas trouvé mieux. Elle est diablement belle. On flanque la maman à la porte, et tout est dit.

— Je ne trouve pas. Bonsoir ! je ne suis pas seul.

— Tiens, tu te promènes avec ton portier ? Drôle d’idée !

— Tais-toi donc ! c’est un vieux savant !

— Ah ! c’est donc ça ?… Bonsoir ! bien du plaisir !

Je rattrape le père Sylvestre, et nous nous perdons dans la foule.

Quand le chemin de fer nous a déposés hier à la gare de Vaubuisson, il était neuf heures du soir. Rentrer chez moi n’était qu’une promenade ; mais le vieillard avait une bonne lieue à faire ; il tombait une petite pluie fine, et il n’était guère vêtu. Je l’ai engagé à venir passer la nuit chez moi, bien que je ne sois pas chez moi ; mais les Diamant m’eussent approuvé de tout leur cœur. Impossible de faire consentir ce vieil entêté à découcher. J’ai voulu lui prêter mon pardessus. Il m’a envoyé paître.

— Un pardessus ! à mon âge ! Allons donc ! c’est bon pour vous, papa !

Et le voilà parti en riant et en courant à travers la campagne humide et sombre.

J’étais tout de même inquiet de mon fils de soixante-treize ans, et, ce matin, je suis sorti plus tôt que de coutume pour aller le voir. Son rhume l’avait repris, il grelottait la fièvre, et criait, tout en riant, par suite des douleurs lancinantes d’un point de côté. Je l’ai forcé de se coucher, je l’ai réchauffé, et il s’est endormi un peu brusquement. Puis sont venus les rêves, l’étouffement et un peu de délire. Je voulais le garder, et pourtant avertir madame Laroze, et demander un médecin. Je guettais par la fenêtre les gens qui passent quelquefois sur le sentier. Il ne passait personne. Farfadet était fort inquiet ; il paraissait comprendre ma situation. Une idée bizarre me traversa l’esprit. Si ce chien comprend la parole, ou du moins certaines paroles à son usage, je pouvais bien tenter une expérience, et, me rappelant la manière de procéder de son maître, je saisis un moment d’attention bien marquée de sa part, un de ces moments où deux yeux de chien se fixent sur vous comme deux points d’interrogation, et je lui dis gravement : « Allez chez madame Laroze et ramenez-la ici. » En même temps, je lui montrais la porte et son maître alternativement. Chose merveilleuse, il ne se le fit pas dire deux fois et s’élança pour partir ; je le rappelai, j’écrivis au crayon, sur un bout de papier : Un médecin pour M. Sylvestre ; je passai l’avis dans son collier, et je lui ouvris la porte.

Moins d’un quart d’heure après, je l’entendis gratter. Il revenait seul, mais le billet n’était plus dans son collier, et il avait l’air triomphant. Je sortis pour voir si quelqu’un venait derrière lui. Au bout de cinq minutes, je vis apparaître, non madame Laroze, mais mademoiselle Vallier. Le chien ne connaît pas bien les noms ; il interprète à sa manière et d’après sa logique personnelle, vu qu’il connaît les meilleurs amis de son maître. Il est beaucoup plus intelligent que s’il entendait notre langue.

— Est-il bien mal ? me dit mademoiselle Vallier en doublant le pas.

— Non, pas encore, mais cela pourrait devenir sérieux. Puisque vous voilà, je vais chercher un médecin. Veuillez me dire…

— Allez chez moi ; il est dix heures un quart ; à dix heures et demie, le médecin y sera. Il l’a promis, il est très-exact. Ma malade est chargée de lui dire qu’on l’attend ici ; mais je ne crois pas qu’il y soit jamais venu. Il ne faut pas qu’il perde son temps à chercher. Courez au devant de lui et amenez-le.

J’obéis, laissant M. Sylvestre aux soins de sa jeune amie.

Nous ne nous étions dit, elle et moi, ni bonjour ni adieu, ni monsieur ni mademoiselle ; nous n’avions pas pris le temps d’échanger un salut, nous étions là autour de notre malade comme frère et sœur, ou tout au moins comme deux amis de vieille date.

En deux enjambées, car on va vite à la descente, j’étais à la porte de mademoiselle Vallier. Elle était ouverte, je frappai quand même, une voix d’homme me cria d’entrer. Il n’y avait pas de temps à perdre ni de scrupules à garder ; je pénétrai dans le sanctuaire.

Un jeune médecin, à figure honnête et douce, était penché sur un hamac où semblait expirer une fillette dont je ne pus, à première vue, déterminer l’âge et le type. Elle était d’un ton effrayant, jaune verdâtre avec de grands yeux vitreux, le nez trop petit, court et serré aux narines, les lèvres entièrement blanches, amincies et comme séchées autour des dents brillantes. Elle voulut parler en me voyant. Elle savait ce qui m’amenait ; mais, en proie à une crise, elle ne pouvait se faire entendre. Je me hâtai de dire de quelle part je venais, et elle hâta par signes le départ du médecin.

— Oui, je sais, dit-il en s’adressant à moi ; l’ermite ! mais tout à l’heure ! je ne puis abandonner…

— Il faut, il faut ! bégaya la malade. Maîtresse l’a dit, allez !… Moi, très-bien,… rien du tout !

— Au fait, me dit le médecin tout bas en me prenant à part, il n’y a guère d’espoir ici, mais il y en a sans doute d’où vous venez. J’y cours, ne me conduisez pas. Je connais le bois et l’ancienne Chartreuse comme ma poche. Puisque vous êtes de bon cœur et de bonne volonté, restez ici un quart d’heure. Ne laissez pas parler la malade avant cinq minutes, ne la laissez pas s’étendre ni se rouler dans son hamac. Soutenez-la assise, et malgré elle, s’il le faut. Faites-lui boire ce que j’ai préparé dans la tasse, mais seulement quand l’étouffement sera tout à fait passé. Après cela, elle en sera quitte pour aujourd’hui, pour plusieurs jours peut-être, et vous pourrez la laisser. Elle n’est pas au dernier période de son mal ; mais elle souhaite la mort quand elle souffre, et elle se couche sur la poitrine, espérant étouffer. L’accès passé, elle est plus raisonnable, et, comme chez tous les malades, la résignation revient avec l’espoir.

Me voilà donc resté seul avec cette moribonde et remplissant auprès d’elle le rôle de mademoiselle Vallier. Soit que l’accès fût passé, soit que l’étrangeté de la circonstance fit diversion au mal, la petite malade demeura très-calme, en silence, bien assise, et disposée à obéir aux prescriptions du médecin. Je m’étais placé à la tête du hamac et je la regardais avec surprise, car je m’apercevais enfin que c’était une négresse blanchie par la maladie et devenue presque jolie, autant du moins qu’un spectre peut représenter l’idée de la beauté. Je regardai aussi la chambre où nous nous trouvions. C’était une espèce de salon pauvre. Un autre hamac était roulé contre la muraille. Quelques chaises de paille, une table à ouvrage très-jolie, un bureau très-simple, un piano, un grand fauteuil moelleux, quelques objets de peu de valeur, mais étranges dans ce dortoir de jeunes filles : des échantillons minéralogiques sur une petite étagère, un casse-tête de sauvage, un collier de griffes d’ours, une paire de pistolets. Je ne sais quels souvenirs vagues semblaient s’attacher à la vue de ces objets, et mes yeux se fixaient machinalement sur la bordure en plumes du hamac où reposait la malade, comme si, dans une existence antérieure, je me fusse déjà trouvé auprès de ce hamac dans des circonstances quelconques.

Tout à coup la malade se retourna vers moi comme pour me parler, et moi, pour lui épargner un effort, j’avançai ma chaise.

— Est-ce que vous me connaissez ? lui dis-je frappé de l’attention qu’elle mettait à me regarder.

— Non, dit-elle. Jamais vu ! C’est vous, M. Pierre ?

— Oui, je m’appelle ainsi ; et vous ?

— Moi, Zoé. Bien malade, vous voyez !

— Mais vous guérirez !

— Vous bien bon ! dit-elle en secouant sa tête crépue d’un air d’incrédulité.

— Vous voilà mieux ?

— Moi, bien. Il ne faut pas dire à maîtresse que j’ai eu une crise. J’étais bien quand elle est sortie.

— Je crois qu’il ne faudrait pas parler, vous !

— Oh ! si fait. Parler d’elle ! Si bonne ! Il faut être son ami !

— Je le suis déjà, son ami très-respectueux et très-dévoué.

Tâchez, car maîtresse ne veut pas d’ami, — elle a tort !

— Mais l’ermite ?

— Celui-là, oui ! mais trop vieux ; il va mourir.

— J’espère que non.

— Dites-moi, vous bien pauvre aussi ?

— Tout à fait pauvre.

— Nous presque tout à fait ; après avoir été si riches

— Dans quel pays ?

— À Rio-de-Janeiro, à Paris et à Saint-Malo.

— À Saint-Malo ?

— Oui, le père à maîtresse avait grand château et beaucoup de domestiques. Mon père à moi était là… Oh ! méchant maître, méchant et voleur ! il a tout perdu, et c’était bien fait ; il avait fait mourir pauvre père noir !

Et, se redressant avec énergie :

— Oui, mourir pour s’amuser, ajouta-t-elle. Il le faisait tomber, danser, sauter comme une bête, pour montrer beau et bon noir obéissant, et pauvre père s’est cassé quelque chose dans l’estomac ; mais Dieu a puni, le maître est mort après huit jours ! Alors, jeune maîtresse m’a dit : « Nous plus rien, plus d’argent, plus de père, ni toi, ni moi ; toi malade ! allons-nous-en ensemble. On t’a tué le père ; moi, je te ferai vivre. Moi, je serai ta mère : toi, tu me berçais dans le hamac ; moi, je te bercerai. » Et nous voilà comme ça. Elle est malade pour moi, elle a de la peine, et, si le médecin était son vrai ami, il me ferait vite mourir ! mais il ne veut pas, et, si je me faisais mourir, moi, maîtresse ne m’aimerait plus, elle l’a dit. Aussi je veux bien attendre. Donnez-moi cette chose qu’il faut boire.

J’étais saisi d’étonnement et d’émotion.

— Zoé, lui dis-je en lui présentant la tasse et en la soutenant pour l’aider à boire, votre méchant maître ne s’appelait pas Vallier ?

— Si fait, c’était son vrai nom, que mademoiselle a repris ; mais il se faisait appeler Célestin Aubry, pour cacher beaucoup de mal qu’il avait fait sous son autre nom.

— Mais avait-il deux filles ?

— Une seule, Esmeralda, Aldine, comme on l’appelle, ma maîtresse.

En ce moment, mademoisselle Vallier rentra. Le médecin l’avait avertie, elle ne fut donc pas surprise de me trouver là, et elle n’en parut ni honteuse ni inquiète.

Avec une franchise calme et vraiment sainte, elle me tendit la main.

— Vous soignez ma pauvre enfant ? dit-elle. Merci. Vous êtes très-bon ! Pour votre récompense, apprenez que M. Sylvestre n’aura, j’espère, rien de bien grave. J’ai laissé le médecin et madame Laroze près de lui ; mais vous ferez bien d’y retourner, si vous pouvez, et de lui porter quelques objets qu’il n’a pas. Tenez, une bonne couverture, nous en avons assez pour nous… et puis du sucre… Attendez ! il lui faut encore une veilleuse, du linge, du sirop… Nous avons là de bon miel, du tilleul et des violettes pour la tisane ; je vais vous arranger tout cela dans un panier.

Elle emballa son envoi avec adresse et promptitude, tout en me demandant à voix basse si la crise de Zoé avait été bien grave ; puis elle me dit encore merci, et m’accompagna, sans pruderie, sans mystère, jusqu’au bas de l’escalier, en me recommandant de ne pas laisser parler M. Sylvestre. Il avait une espèce de fluxion de poitrine, mais très-douce et facile à combattre.

Ainsi mademoiselle Vallier n’est autre que mademoiselle Aubry ! Le petit monstre trapu et rougeaud que j’ai aperçu il y a quatre ans est devenu cette charmante fille, d’une tournure si élégante, d’un ton si fin, d’une grâce si accomplie ! J’aurais pu la voir et la fréquenter dix ans sans la reconnaître. Rien du passé ne subsiste plus en elle. Si fait pourtant, c’est bien le type vulgaire qui m’avait frappé, car elle n’est pas jolie comme type. Elle a le nez rond, sans distinction, la bouche grande, avec des lèvres trop retroussées. Elle a aussi le menton trop court et les pommettes trop saillantes. À tout prendre, elle est peut-être laide, mais une de ces laides qui effacent les belles et les font trouver insipides. Ses yeux, que je n’avais jamais vus, puisqu’ils étaient fermés quand je surpris son sommeil, sont deux lumières, deux émeraudes pâles, de celles qu’on appelle aigue-marines, car ils sont de la couleur de la mer quand elle passe du vert au bleu. M. Sylvestre s’afflige de les voir agrandis par la fatigue et un peu creusés : mais qu’ils sont beaux ainsi, limpides, intelligents et affectueux ! Ses cheveux ont perdu les tons dorés de l’enfance ; ils sont presque châtains, et d’une souplesse, d’une abondance remarquables. La taille s’est élancée, toute la personne a grandi de deux ou trois pouces ; enfin, le malheur, l’expérience et la vertu aidant, la magote que j’ai dédaignée a subi une métamorphose complète. Elle est devenue une vierge suave, une délicieuse et généreuse fille devant laquelle je me prosternerais de bon cœur.

C’est de chez l’ermite, à la lueur de sa petite lampe à l’huile de pétrole, que je t’écris tout cela, car je me suis installé près de lui. On n’a qu’un fils, il faut bien le soigner. Il va aussi bien que possible. Je sens que je l’aime comme si je l’avais toujours connu, et j’en peux dire autant de mademoiselle Aldine, car je suis volontiers de l’avis de Béranger : que la femme idéale ne doit être ni une maîtresse ni une esclave, mais une amie.