Monsieur Croche/Musique de plein air

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 67-71).
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X

MUSIQUES DE PLEIN AIR.

Il est certain qu’en France on n’aime plus du tout l’orgue de Barbarie !… Ce n’est plus guère qu’à d’annuels et tricolores « Quatorze Juillet », ou dans des terrains vagues plus propices à des chuchotements d’apaches qu’à la passagère rêverie des mélomanes qu’ils osent encore moudre la mélancolie de leurs tuyaux enroués.

Faut-il en avoir du regret et en conclure d’un abaissement dans le niveau musical en France ? Il ne m’appartient pas plus de l’affirmer que d’en accuser qui que ce soit. Pourtant, M. Gavioli, le célèbre facteur de ces instruments, paraît ne pas avoir accompli tout son devoir. Est-ce assez, vraiment, d’avoir enregistré, ces dernières années : l’entr’acte de Cavalleria Rusticana, la Valse Bleue, et quelques autres chefs-d’œuvre… ? Pourquoi tant de restrictions ; ne pouvait-il s’adresser au besoin de popularité de nos plus notoires contemporains ? N’y a-t-il pas toute une musique, devenue caduque, dans les programmes de concerts dominicaux, qui trouverait, à coup sûr, un charmant renouveau dans l’orgue de Barbarie si, encore une fois, M. Gavioli n’opposait une désespérante apathie aux désirs de son époque. Soyez moderne, monsieur, nous vous en conjurons ! Ne laissez pas aux seuls rois nègres le charme d’instruments parfaits. Apprenez que le Schah de Perse possède un orgue électrique qui joue le prélude de Parsifal à s’y méprendre. Si vous croyez que ces exécutions dans les harems sont flatteuses pour Wagner, vous vous abusez ! Malgré son goût pour le mystère, celui-là est un peu louche, avouez-le ! D’ailleurs, n’a-t-il pas affirmé maintes fois qu’il ne serait compris qu’en France ? — Peut-on espérer que vous verrez enfin où est votre devoir ? On n’a pas hésité à jouer Paillasse à l’Opéra ; n’hésitez donc plus à fabriquer des instruments dignes d’exécuter la Tétralogie.

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En vérité, la futilité de ces considérations n’est qu’apparente et tient à ce que l’on ne songe à s’inquiéter de la banalité des choses que pour les déplorer, mais jamais pour y remédier. À ceux qui trouveront du ridicule dans cette défense de l’orgue de Barbarie, on pourrait répondre qu’il ne s’agit nullement d’un plaisir de dilettante, mais de ce que l’on devrait tenter contre la médiocrité de l’âme des foules.

Sans défendre l’habitué des cafés-concert plus que celui des Concerts Lamoureux, il faut tout de même avouer qu’ils ont raison tous les deux dans leurs moyens d’émotions propres… Il y en a d’autres : ceux qui ne peuvent trouver d’émotion que dans « la musique en plein air ». Cette dernière, telle qu’on la pratique de nos jours, est bien le meilleur conducteur de médiocrité qu’on puisse rêver.

En somme, pourquoi l’ornement des squares et promenades est-il resté le monopole des seules musiques militaires ? — Je sais bien, il y a la musique de la garde républicaine… mais c’est encore du luxe… c’est presque un instrument de diplomatie.

Il me plairait d’imaginer des fêtes plus inédites, participant plus complètement au décor naturel. La musique militaire n’est-elle pas l’oubli des longues étapes et la joie des avenues ? En elle se totalise l’amour de la patrie qui bat dans tous les cœurs épars ; par elle se rejoignent l’âme contemplative du petit pâtissier et le vieux monsieur qui pense à l’Alsace-Lorraine et n’en parle jamais. Certes, il ne peut venir à personne l’idée de lui enlever ces nobles privilèges ; mais vraiment, dans les arbres, c’est le cri du phonographe multiplié.

On peut entrevoir un orchestre nombreux s’augmentant encore du concours de la voix humaine (pas l’orphéon !… je vous remercie). Par cela même, la possibilité d’une musique construite spécialement pour « le plein air », toute en grandes lignes, en hardiesses vocales et instrumentales qui joueraient et planeraient sur la cime des arbres dans la lumière de l’air libre. Telle succession harmonique paraissant anormale dans le renfermé d’une salle de concert y prendrait certainement sa juste valeur. Peut-être trouverait-on le moyen de se libérer des petites manies de forme, de tonalités arbitrairement précises qui encombrent si maladroitement la musique.

Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de travailler dans « le gros », mais dans « le grand » ; il ne s’agit pas non plus d’ennuyer les échos à répéter d’excessives sonneries, mais d’en profiter pour prolonger le rêve harmonique dans l’âme de la foule. La collaboration mystérieuse des courbes de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs s’accomplirait, la musique pouvant réunir tous ces éléments dans une entente si parfaitement naturelle qu’elle semblerait participer de chacun d’eux… Et les bons arbres tranquilles ne manqueraient pas à figurer les tuyaux d’un orgue universel, ni à prêter l’appui de leurs branches à des grappes d’enfants auxquels on apprendrait les jolies rondes de jadis, si mal remplacées depuis par les ineptes refrains qui déshonorent les jardins et les villes d’aujourd’hui. On y retrouverait du même coup ce « contrepoint » dont nous avons fait un travail de mandarins et que pourtant les vieux maîtres de la Renaissance française savaient faire sourire.

Si cela arrivait, j’avoue que l’exil des orgues de Barbarie me laisserait sans larmes, mais j’ai bien peur que la musique ne continue à sentir un peu le renfermé…