Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 554-559).
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MONGE QUITTE L’ÉGYPTE AVEC LE GÉNÉRAL EN CHEF.


Pressé par le temps, je suis obligé de supprimer l’analyse de plusieurs travaux de l’Institut d’Égypte auxquels Monge participa, afin d’arriver plus promptement aux circonstances dramatiques qui signalèrent le départ du général en chef et de notre confrère pour la France.

L’armée turque, débarquée à Aboukir, venait d’être anéantie ; la solde était au courant. Vers cette même époque, de très-fâcheuses nouvelles de l’armée d’Italie arrivèrent au Caire. Le général Bonaparte se décida aussitôt à retourner en France et à emmener avec lui Monge et Berthollet. La moindre indiscrétion pouvait compromettre ce projet audacieux. Monge fit donc tous ses efforts pour garder scrupuleusement le secret d’État que le général lui avait confié. Y réussit-il ? Je n’ose pas prononcer ; j’aime mieux m’en remettre à votre propre décision.

Le général annonçait publiquement qu’il allait visiter le Delta, passer de là aux lacs Natron et ensuite au Fayoum, étudier enfin minutieusement la partie ouest du désert, comme il avait exploré la région orientale peu de temps après la conquête du Caire.

Un voyage de quelques jours à l’embouchure du Nil et aux lacs Natron n’aurait pas dû décider Monge à faire présent de tous ses livres, de tous ses manuscrits à la bibliothèque de l’Institut. Cet incident frappa d’étonnement tous les habitants du palais de Hassan-Kachef. Le même jour, notre confrère donna ses provisions de bouche à Conté. Quand ce second fait fut connu, quelques membres de la commission scientifique, en proie à une inquiétude légitime, se décidèrent à surveiller toutes les démarches de leur chef ; ils le surprirent se parlant à lui-même, et disant avec douleur : « Pauvre France ! » L’exclamation n’apportait aucune nouvelle lumière quant au projet de départ ; malheureusement elle autorisait les suppositions les plus sinistres sur l’état de notre pays. Monge eut, dès ce moment, à subir une foule d’interpellations directes. Il n’y répondait que par des paroles sans suite. La douleur qu’il éprouvait à se séparer si brusquement de ses confrères, de ses amis, de ses disciples, était empreinte dans les traits de sa figure, dans toute sa personne ; elle lui arracha même cette expression de blâme : « Le général va trop vite dans ses expéditions. » Enfin, après deux jours d’angoisses, le 30 thermidor, à dix heures du soir, la voiture du général en chef, escortée de guides, s’arrêta devant le palais de l’Institut. Monge et Berthollet y étaient à peine montés, que Fourier, que Costaz, se jetèrent à la portière et supplièrent leurs deux confrères de calmer les vives alarmes de toute la commission scientifique : « Mes chers amis, répondit Monge, si nous partons pour la France, nous n’en savions rien aujourd’hui avant midi. »

Le projet de départ pour la France se trouvait ainsi clairement divulgué. Le général, à qui les adieux compromettants de Monge furent rapportés, en témoigna de l’humeur. Notre confrère se justifia facilement. Il dépeignit, d’une voix émue, les difficultés de sa position ; il fit remarquer que plusieurs circonstances avaient pu amener les membres de la commission scientifique à croire que Berthollet et lui ne se sépareraient jamais d’eux ; que peut-être ils seraient accusés l’un et l’autre d’avoir manqué à leur parole ; qu’il n’en fallait pas davantage pour expliquer quelques propos indiscrets qu’on leur reprochait. « Quant aux démarches, ajouta-t-il, qui ont donné l’éveil, permettez, mon cher général, que je vous le dise : vous y figurez vous-même pour une large part : certain portrait, un portrait de femme, demandé au peintre Conté trois fois dans la même journée, a plus fait travailler les imaginations que mes livres, mes manuscrits et mes modestes provisions. » Le général réprima un léger sourire, et le débat n’alla pas plus loin.

Pendant que les membres de la commission scientifique s’abandonnaient au désespoir, sans interrompre cependant leurs préparatifs de voyage pour la haute Égypte, un d’entre eux, Parseval-Grandmaison, en proie à une nostalgie inquiétante, quitta le Caire sans prendre conseil de personne et se dirigea sur Alexandrie.

Comment un homme malade, isolé, réduit à ses propres moyens, parvint-il à franchir l’intervalle de ces deux villes, à peu près aussi vite que le général en chef, disposant de toutes les ressources de l’armée et du pays conquis ? J’ignore si le poëte, en commerce de tous les instants avec sa muse, trouva jamais l’occasion de divulguer ce secret à d’humbles mortels ; je sais seulement qu’il arriva à Alexandrie à l’instant où les deux frégates la Muiron et la Carrère, déjà loin du port, allaient mettre à la voile, et que le général, s’obstinant à considérer le voyage de Parseval comme un acte d’indiscipline (il prononça même le mot de désertion), refusait de permettre l’embarquement du fugitif. Monge s’épuisait en sollicitations : « Rappelez-vous, disait notre confrère au général Bonaparte, que Parseval a souvent embelli nos séances de l’Institut du Caire en nous lisant des fragments de sa traduction de la Jérusalem délivrée, auxquels vous applaudissiez vous-même. Veuillez songer qu’il travaille à un poëme sur Philippe-Auguste ; qu’il a déjà fait douze mille vers. — Oui, repartit le général, mais il faudrait douze mille hommes pour les lire ! » Un immense éclat de rire succéda à cette saillie. La gaieté rend bienveillant ; Monge ne l’ignorait pas ; il profita de la circonstance, et Parseval fut embarqué.

Vous pardonnerez à l’épigramme, malgré tout ce qu’elle avait d’injuste, puisqu’elle sauva du désespoir, et probablement d’une mort prématurée, un des littérateurs les plus estimables dont notre pays puisse se faire honneur ; puisqu’elle donna à l’Académie française l’occasion d’accorder ses suffrages à un homme qui, tout aussi légitimement que Crébillon, aurait pu s’écrier, en prenant pour la première fois séance dans cette enceinte :

Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume.

Les conversations qui s’engageaient sur le pont de la frégate la Muiron pendant son passage d’Alexandrie aux côtes de France étaient moins savantes, moins philosophiques que celles dont le pont du vaisseau l’Orient avait été le théâtre pendant que notre belle et puissante escadre, sortie de Toulon, voguait vers le rivage égyptien.

Les inquiétudes qu’on avait sur l’état intérieur de la France et sur ses relations avec les puissances étrangères en fournissaient presque exclusivement le sujet.

« Savez-vous, dit un jour le général Bonaparte, que je suis entre deux situations très-dissemblables. Supposons que j’aborde la France sain et sauf, alors je vaincrai les factions, je prendrai le commandement de l’armée, je battrai les étrangers, et je ne recevrai que des bénédictions de nos compatriotes. Supposez, au contraire, que je sois pris par les Anglais, je serai enfermé dans un ponton et je deviendrai pour la France un déserteur vulgaire, un général ayant quitté son armée sans autorisation. Aussi il faut en prendre son parti, je ne consentirai jamais à me rendre à un vaisseau anglais. Si nous sommes attaqués par des forces supérieures, nous nous battrons à outrance. Je n’amènerai jamais mon pavillon. Au moment où les matelots ennemis monteront à l’abordage, il faudra faire sauter la frégate. »

Toutes les personnes dont le général était entouré écoutaient ce discours avec une surprise manifeste, et ne prononçaient aucune parole approbative, lorsque Monge, rompant ce silence significatif, s’écria : « Général, vous avez bien apprécié votre position ; le cas échéant, il faudra, comme vous l’avez dit, nous faire sauter. — Je m’attendais, repartit Bonaparte, à ce témoignage d’amitié de votre part ; aussi je vous chargerai de l’exécution. » Le sur lendemain, on aperçut à l’horizon une voile qu’on prit d’abord pour un bâtiment anglais ; aussitôt le branleras de combat fut exécuté, et chacun se rendit à son poste.

Bientôt on reconnut que le bâtiment n’était pas ennemi.

« Où est Monge ? » demanda le général. On le chercha pour l’avertir que tout danger avait cessé ; on trouva le savant illustre à côté de la sainte-barbe, une lanterne allumée à la main.