Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 524-533).
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EXPÉDITION D’ÉGYPTE.


Monge était encore à Rome, occupé jour et nuit de la mission que le Directoire lui avait confiée, à l’époque où l’on faisait à Paris, à Toulon, à Gênes, à Civita-Vecchia, les immenses préparatifs de la campagne d’Égypte. Peut-être n’a-t-on pas assez remarqué une circonstance singulière de cette mémorable expédition : je veux parler du voile impénétrable dont elle resta enveloppée, quant à sa destination et à son but, jusqu’après le moment où la flotte eut mis à la voile. On pourrait être tenté de trouver là une justification sans réplique du reproche d’indiscrétion qui nous est si souvent adressé par les autres nations ; mais on n’ignore pas que dix à douze personnes au plus avaient été mises dans le secret. Je vois dans une lettre de Civita-Vecchia, adressée au général Bonaparte, en date du 6 prairial an vi (25 mai 1798), que Monge était une de ces dix à douze personnes privilégiées. En se rappelant qu’un des généraux les plus illustres de notre vaillante armée, que Kléber lui-même quitta Toulon sans savoir où il allait combattre, on se fera une juste idée de la place que notre confrère avait conquise dans l’estime et dans l’affection du général en chef.

Le recrutement du personnel scientifique de l’expédition s’opérait à Paris par les soins de Berthollet, en son nom et au nom de Monge. Nous ignorons, disait l’illustre chimiste, vers quelle région l’armée va se diriger. Nous savons que le général Bonaparte en aura le commandement, et que nous formerons une commission scientifique destinée à explorer les pays lointains dont nos légions auront fait la conquête. C’est sur la foi d’une déclaration si vague que quarante-six personnes, ayant appartenu à l’École polytechnique ou en faisant encore partie à divers titres, sollicitèrent, comme une faveur insigne, d’être attachées à la mystérieuse expédition. L’esprit aventureux de l’époque suffirait assurément pour expliquer de telles résolutions ; mais, dans cette circonstance, elles furent presque toutes dictées par la confiance sans bornes que Monge et Berthollet avaient su inspirer à leurs disciples. Chacun entrevoyait que, sous de tels guides, il trouverait l’occasion de se rendre utile et même d’acquérir un peu de gloire.

L’escadre de Toulon mit à la voile le 30 floréal an vi (19 mai 1798). Le 3 juin, elle rallia la division que Desaix et Monge lui amenaient de Civita-Vecchia. On s’étonnera peut-être de me voir associer ainsi notre confrère à l’illustre général dans une opération qui semble avoir dû être du ressort exclusif de l’autorité militaire ; mais pouvais-je hésiter, après avoir lu dans une lettre du général en chef à Monge, datée de Paris (le 2 avril 1798), ce passage, à mon avis, entièrement décisif : « Je vous prie de remettre la lettre ci-jointe au général Desaix. Je ne compte que sur vous et sur lui pour l’embarquement de Civita-Vecchia. »

Le 9 juin 1798 (21 prairial), cinq cents voiles françaises se déployaient autour de Malte. Le 10, l’île était attaquée sur sept points principaux ; le 11, elle capitulait ; le 12, le général en chef faisait son entrée solennelle dans la capitale ; le lendemain, par l’influence de Monge, Malte était dotée de quinze écoles primaires et d’une école centrale qui devait se composer de huit professeurs, convenablement rétribués, chargés d’enseigner les mathématiques, la stéréotomie, l’astronomie, la mécanique, la physique, la chimie et la navigation, c’est-à-dire précisèment toutes les sciences qui n’étaient point professées sous le gouvernement des chevaliers.

Le 19 juin, l’escadre se remit en route. Monge quitta alors la division de Civita-Vecchia et passa à bord du vaisseau amiral l’Orient, que montait le général en chef. Quoique arrivé à l’âge de cinquante-deux ans, il avait encore, comme à Mézières, un esprit plein de jeunesse, une imagination vive, un caractère enthousiaste. Les descriptions animées que Monge se plaisait à faire des merveilles de l’Italie, des chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture, qu’il venait de restaurer avec un soin religieux et d’envoyer en France, tenaient sous le charme l’auditoire d’élite qui l’entourait. Pour répandre de la variété sans confusion sur ces entretiens savants, il fut convenu que le général en chef indiquerait chaque matin les questions qui seraient examinées et débattues dans les réunions de l’après-dînée. J’ai remarqué qu’on agita ainsi plusieurs des plus grands problèmes de la cosmogonie et de l’astronomie ; ceux-ci, par exemple : « Les planètes sont-elles habitées ? Quel est l’âge du monde ? Est-il probable que le globe éprouvera quelque nouvelle catastrophe par l’eau ou par le feu ? »

Voilà quelles étaient les occupations journalières des passagers du vaisseau l’Orient, de cette immense ville flottante qui, quelques semaines après, envahie par les flammes, devait sauter en l’air avec son vaillant équipage. Voilà ce qui, dès le début, imprima à l’expédition d’Égypte un caractère dont l’histoire d’aucun peuple n’avait offert le modèle. Lorsque Alexandre, à la prière d’Aristote, se fit accompagner en Asie par le philosophe Callisthène, ce fut uniquement dans le dessein de recueillir, de rassembler les documents scientifiques qu’on arracherait violemment aux nations vaincues. Monge, Berthollet, Fourier, leurs amis, avaient la mission plus noble de porter les fruits de la civilisation européenne au sein de populations barbares, abruties, courbées sous le joug.

Les entretiens à jamais mémorables dans lesquels, à bord de l’Orient, Monge énumérait chaque jour les brillantes conquêtes de l’intelligence humaine devant un auditoire où l’on voyait au premier rang Bonaparte, Berthollet, Caffarelli, Berthier, Eugène Beauharnais, Desgenettes, etc., n’étaient qu’une magnifique préparation au saint apostolat que notre confrère allait exercer.

L’escadre arriva le 1er juillet, au matin, devant la côte égyptienne. La colonne dite de Pompée annonçait Alexandrie. Monge débarqua un des premiers, et il ne fallut rien moins que l’ordre le plus formel de son ami, le général en chef, pour l’empêcher de prendre part personnellement à l’attaque de la ville. Il ne lui fut pas non plus accordé d’accompagner l’armée dans sa marche vers le Caire, à travers le désert, et il dut s’embarquer, avec Berthollet, sur une flottille de petits bâtiments destinée à remonter le Nil jusqu’à Rahmaniéh.

Bonaparte avait assigné à son ami la voie fluviale comme la plus sûre. Les circonstances trompèrent ses prévisions. Les eaux du Nil étant basses, plusieurs de nos barques s’échouèrent sur des bancs de gravier. Dans cette fâcheuse position, la flottille française eut à com battre des chaloupes canonnières turques descendues du Caire et armées de pièces de gros calibre, des Mameluks, des fellahs et des Arabes qui garnissaient les deux rives du fleuve. L’engagement avait commencé à neuf heures du matin, le 14 juillet ; à midi et demi, tout semblait annoncer que le dénouement serait fatal, lorsque, averti par les détonations incessantes de l’artillerie, le général en chef se porta rapidement vers le Nil. À la vue de l’armée française, les ennemis s’éloignèrent précipitamment ; les chaloupes turques levèrent l’ancre et remontèrent vers le Caire.

Le bulletin officiel du combat nautique de Chebreys fit mention de la bravoure de Monge et de Berthollet. Dans cette périlleuse rencontre, nos deux confrères, en effet, rendirent l’un et l’autre des services signalés. Ajoutons que jamais la différence, ou, si l’on veut, le contraste de leurs caractères n’avait été plus manifeste. Cinq djermes venaient d’être coulées bas ; les Turcs, après s’être emparés à l’abordage de deux de nos bâtiments, élevaient dans les airs, avec une joie féroce et bruyante, les têtes des soldats et des matelots massacrés ; on vit alors Berthollet ramasser des cailloux et en remplir ses poches. « Comment peut-on penser à la minéralogie dans un pareil moment ! disaient les compagnons du célèbre chimiste. — Vous vous trompez, repartit Berthollet avec le plus grand sang-froid ; il n’est question pour moi ni de minéralogie ni de géologie : ne voyez-vous pas que nous sommes perdus ? Je me suis lesté pour couler à fond très-vite ; j’ai maintenant la certitude que mon corps ne sera pas mutilé par ces barbares. »

Quant à Monge, il se montra toujours plein d’espérance, et compta sur la victoire, même après qu’un boulet de canon ayant mis hors de combat l’intrépide Perrée, commandant de la flottille, tout le monde s’abandonnait au découragement. L’illustre géomètre exerça pendant cette longue et sanglante rencontre tantôt les fonctions de canonnier servant, tantôt celles de canonnier pointeur. On eût dit à la vivacité de ses gestes, à la mobilité expressive de ses traits, à la confiance qui rayonnait sur toute sa personne, qu’il expliquait quelque construction de géométrie descriptive devant une réunion d’ingénieurs.

Le 2 thermidor (20 juillet 1798), nos soldats, campés au pied des colossales pyramides de Gizéh, apprirent par ces magnifiques paroles ce que le général en chef attendait de leur courage : « Soldats, du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ! » Peu d’heures après, quarante siècles contemplèrent l’incomparable bravoure de quelques carrés d’infanterie française ; ils furent témoins de la déroute complète des Mameluks, je veux dire de la cavalerie la plus hardie, la plus brave, la mieux montée et la mieux armée qui fût au monde.

Le surlendemain notre armée traversa le Nil et occupa le Caire.

Le grand Caire, cette seconde capitale de l’Orient, également célèbre par son étendue et par son ancienneté, ce magnifique centre commercial entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, ce point de passage des caravanes marchandes et des caravanes de pèlerins, avait, à la fin du xviiie siècle, une splendeur dont on ne pourrait guère se former une idée que par la lecture des Mille et Une nuits. Quarante palais de beys, quarante palais de kachefs, les somptueuses demeures de beaucoup de Mameluks, plus de quatre cents mosquées, renfermaient des richesses immenses qu’il était urgent de conserver pour les besoins de l’armée. Bonaparte croyait n’avoir pas eu toujours à se louer de ceux qui, en des circonstances pareilles, avaient obtenu sa confiance ; il s’en ouvrit à Monge.

« Mes jeunes gens sont capables de tout ce qui est beau ! » Telle était la réponse habituelle de notre confrère lorsqu’on le questionnait sur les élèves de l’École polytechnique ; telles furent aussi les paroles qu’il prononça pour décider le général Bonaparte à donner à ses amis de prédilection la plus délicate des missions. Les disciples de Monge montrèrent qu’on n’avait pas trop auguré de leur savoir, de leur ardeur, de leur scrupuleuse fidélité. Ce brillant début des élèves de l’École dans la carrière administrative combla notre confrère de joie. Il apprit aussi avec une vive satisfaction que dans la ligne scientifique les jeunes gens ingénieurs (au nombre desquels était notre honorable et savant confrère Jomard), qui, restés à Alexandrie, devaient poser les fondements de la carte de l’Égypte, ne s’étaient laissé détourner par aucun danger, et que leurs travaux marchaient à pas de géant. Quel géographe, au surplus, n’aurait pas été électrisé par le désir de fixer définitivement les coordonnées astronomiques de la colonne de Pompée, de l’aiguille de Cléopâtre et du rocher sur lequel s’élevait déjà, près de trois siècles avant notre ère, le célèbre phare de Sostrate de Cnide. Les annales de la géodésie française offriraient peut-être des triangles plus irréprochables, au point de vue géométrique, que ceux dont nos jeunes compatriotes couvrirent le sol de l’empire des Pharaons ; mais il n’en existe certainement nulle part qui s’appuient sur des monuments plus célèbres ou plus capables de réveiller de grands souvenirs.

Il m’est rarement arrivé, dans le cours de cette biographie, d’écrire le nom de Monge sans avoir été amené à y joindre celui de Berthollet. Désormais ces noms seront invariablement unis ; désormais Monge-Berthollet semblera ne désigner qu’une seule personne, et le général en chef apprendra aux deux amis inséparables que des soldats se sont battus en duel, les uns (ceux-là avaient vu Berthollet), pour avoir prétendu que Monge Berthollet avait des cheveux blonds et flottants, tandis que les autres fils ne connaissaient que Monge) soutenaient avec non moins d’assurance que Monge-Berthollet était d’un teint très-brun et portait une longue queue.

La liaison de Monge et de Berthollet commença en 1780, année de l’admission des deux savants à l’Académie. Si l’on avait demandé au géomètre pourquoi il aimait le chimiste, sa réponse eût été celle de Montaigne parlant de la Boëtie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi… Nous nous cherchions avant de nous être vus, et par les rapports que nous oyions l’un de l’autre… Nous nous embrassions par nos noms. »

Poussée plus loin, la citation des Essais n’offrirait plus rien d’applicable aux relations de nos deux confrères. Il ne fut donné à Montaigne de jouir de la douce compagnie et société de la Boëtie que pendant quatre années. L’intimité de Monge et de Berthollet dura plus d’un tiers de siècle. Les deux philosophes du Périgord jugèrent que l’amitié « descoust toutes autres obligations ; » ils la cachèrent dans la plus profonde retraite ; ils détournèrent les yeux des malheurs du temps et vécurent pour eux seuls. Monge et Berthollet, au contraire, prirent tous deux une part active aux événements de notre grande révolution. Les convulsions violentes qui, trop souvent, hélas ! jetèrent dans des camps ennemis le mari et la femme, le père et le fils, le frère et la sœur, ne créèrent pas même l’ombre d’un dissentiment passager entre le géomètre et le chimiste.

Oh ! combien j’aurais été heureux de mettre sous vos yeux des lettres, aujourd’hui perdues sans retour, écrites sur les bords du Nil, dans lesquelles Monge dépeignait, en termes pleins d’émotion, une amitié si digne d’être offerte en modèle et qui fit le charme de sa vie ! Ces lettres eussent prouvé aux esprits les plus prévenus que la culture des sciences fortifie l’intelligence sans détremper les ressorts de l’âme, sans émousser la sensibilité, sans attiédir aucune des bonnes qualités dont la nature a déposé le germe dans le cœur humain. Après avoir lu les tendres effusions de notre confrère, personne n’aurait plus trouvé qu’une immense hérésie dans ces paroles de Jean-Jacques : « On cesse de sentir quand on commence à raisonner. »