Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 433-456).
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MONGE EST NOMMÉ RÉPÉTITEUR ET PROFESSEUR À L’ÉCOLE DE MÉZIÈRES. — TRAVAUX DE MONGE SUR LA GÉOMÉTRIE DESCRIPTIVE ET SUR L’ANALYSE TRANSCENDANTE. — SON TALENT COMME PROFESSEUR. — CARACTÈRE DE MONGE. — SON MARIAGE.


Défiler une fortification, c’est-à-dire ne laisser aucune de ses parties en prise aux coups directs de l’artillerie de l’assiégeant, tel est le problème capital sur lequel, de tout temps, il a fallu diriger les premières réflexions des jeunes ingénieurs militaires. À l’époque où Monge arriva à Mézières, les solutions connues de ce fameux problème reposaient ou sur des tâtonnements incertains, ou sur des calculs d’une longueur rebutante. Les calculs, il est vrai, on les donnait à faire aux malheureux praticiens de la gâche. C’est à ce titre que Monge fut chargé de traiter un cas particulier, dont les éléments avaient été fournis par l’état-major de l’école. Lorsque notre confrère se présenta pour remettre le résultat de son travail au commandant supérieur, cet officier refusa de le recevoir. Pourquoi, disait-il, me donnerais-je la peine de soumettre une solution imaginaire à de pénibles vérifications ? L’auteur n’a pas même pris le temps de grouper ses chiffres ; je puis croire à une grande facilité de calcul, mais non à des miracles !

Sur l’insistance du jeune élève, on se décida enfin à l’entendre : il avoua d’abord, sans détour, que les scrupules de son chef avaient quelque fondement, que les procédés connus ne l’auraient pas conduit si promptement au but, quelle qu’eût été son habitude des calculs arithmétiques. Aussi, ajouta-t-il, ce que je demande en première ligne et avec une entière confiance, c’est l’examen scrupuleux de la route que je me suis tracée. Cette fois, la fermeté triompha de la prévention. La route nouvelle, étudiée sous tous ses aspects, se trouva plus directe, plus facile, plus méthodique qu’on n’avait osé l’espérer, et Monge fut récompensé de son invention par la place de répétiteur de mathématiques.

En sortant de la classe des appareilleurs, où il avait pu craindre de rester éternellement relégué, pour aller donner des leçons à messieurs les officiers du génie, Monge voyait s’ouvrir tout à coup devant lui une belle et vaste carrière. Dans les premiers moments, il fut cependant moins sensible à cette brillante perspective qu’au plaisir d’avoir enfin reçu un témoignage de satisfaction qui ne s’adressait pas exclusivement à la dextérité de ses doigts. Il faut bien l’avouer, tout en accordant jusque-là de très-grands éloges aux travaux graphiques de notre confrère, on avait paru l’engager à ne pas porter son ambition plus loin ; et lui, dans le sentiment de sa force, voulut plus d’une fois déchirer, fouler aux pieds ses belles épures, afin d’échapper à des compliments presque toujours suivis de restrictions, de conseils qui l’humiliaient.

C’est de l’époque où Monge entra en fonction comme répétiteur à l’école de Mézières, que date réellement la branche des mathématiques appliquées, connue aujourd’hui sous le nom de géométrie descriptive.

Au point de vue de l’utilité, la géométrie descriptive est incontestablement le plus beau fleuron de la couronne scientifique de notre confrère. Je ne saurais donc me dispenser d’en donner ici une idée générale. Je ne me fais pas illusion sur la sécheresse des détails que l’analyse des découvertes de Monge pourra m’imposer ; mais je sais aussi que j’ai l’honneur de parler devant une assemblée juste appréciatrice du sentiment du devoir, et cette réflexion me rassure entièrement. Personne d’ailleurs n’a dû supposer qu’il ne serait pas question de mathématiques dans la biographie d’un mathématicien.

La géométrie descriptive, la géométrie analytique, ne s’occupent, ne peuvent s’occuper que de lignes, que de surfaces susceptibles d’une définition rigoureuse : ce sont les expressions sacramentelles de Monge.

Quel sens devons-nous leur attribuer ?

Les mots définition rigoureuse n’impliquent en aucune manière que la forme de la surface pourrait toujours être indiquée dans les termes de la langue parlée : une surface est définie rigoureusement, lorsque la position de tous ses points se déduit d’une même formule analytique, à l’aide d’une série d’opérations uniformes, c’est-à-dire par un simple changement dans la valeur numérique des lettres qui y figurent.

Ceci convenu, indiquons le plus brièvement possible le but de la géométrie descriptive.

Une figure plane peut être représentée sur une surface plane sans aucune altération dans les proportions de ses parties. La représentation est, dans ce cas, une sorte de miniature de la figure réelle ; les lignes qui sont doubles, triples, décuples, etc., les unes des autres dans l’objet, sont également doubles, triples, décuples, etc., les unes des autres dans la représentation.

Il n’en est pas de même d’un corps à trois dimensions, d’un corps ayant longueur, largeur et profondeur : sa représentation sur une surface plane est inévitablement altérée. Des lignes qui, sur le corps, sont égales entre elles, peuvent être extrêmement inégales dans la représentation plane. Les angles formés dans l’espace par les arêtes ou par les diagonales du corps, n’éprouvent pas de moindres altérations comparatives, quand elles viennent à être figurées sur un plan.

Malgré ces difficultés, les dessinateurs, les peintres, parviennent, à l’aide de divers artifices, à représenter sur une feuille de papier, sur une toile, et de manière à faire illusion, des objets très-complexes, tels que des monuments d’architecture, des machines, etc. On arrive à ce résultat par une application intelligente des principes de la perspective linéaire, des principes encore plus délicats de la perspective aérienne, des principes qui règlent ce que les artistes ont si singulièrement appelé le clair obscur. Ajoutons que les représentations pittoresques, si satisfaisantes quand il s’agit seulement de donner une idée générale des objets, seraient à peu près sans valeur pour l’architecte qui voudrait reproduire ces objets avec toutes leurs dimensions.

Qui n’a vu dans de vastes chantiers une multitude de pierres de taille numérotées, de grandeurs et de formes variées ? C’est l’image du chaos. Attendez ! le poseur viendra prendre ces pierres une à une, il les superposera, et le dôme majestueux s’élancera dans l’espace, sans qu’elles dévient même de quelques millimètres de la place et de la forme que l’imagination de l’architecte leur avait assignées ; et des arcades à plein cintre naîtront, sous vos yeux, en affectant une régularité de contours presque mathématique ; et les nervures, les corniches, les dentelles en pierre de l’église gothique, se marieront entre elles avec une merveilleuse précision.

Les constructions en charpente ne sont pas moins remarquables. Les nombreuses pièces qui entrent dans la composition d’un grand comble avaient été taillées, façonnées chacune à part ; l’ouvrier monteur n’a eu, pour ainsi dire, qu’à les présenter les unes aux autres, qu’à en faire un tout, comme l’ébéniste compose, de pièces rapportées, la table d’un échiquier.

Ces beaux, ces magnifiques problèmes n’auraient pas été solubles si l’on n’avait eu pour guide que les représentations pittoresques des objets ; mais en substituant à ces images, des dessins assujettis à certaines règles, toutes les relations de grandeur et de forme, entre les différentes parties d’une construction quelconque, s’obtiennent à l’aide d’opérations très-simples.

Obéissant à une sorte de géométrie naturelle, poussés par la nécessité qui, souvent, produit les mêmes effets que le génie, d’anciens architectes firent usage, dans certains cas, de ces dessins spéciaux où le constructeur peut trouver, presque à vue, les dimensions et les formes des parties dans lesquelles il se voit obligé de décomposer un édifice projeté. Ces architectes seraient les inventeurs de la géométrie descriptive, s’ils avaient fondé leurs épures sur des principes mathématiques, et généralisé la méthode ; mais, loin de là, ils affrétaient de considérer les préceptes qui leur servaient de règle comme le fruit d’une pratique aveugle. Aussi, dès qu’on les tirait des cas particuliers traités dans les plans de leurs portefeuilles, ils ne savaient plus marcher même à tâtons.

À une époque gouvernée par l’empirisme, les chefs des diverses écoles ne pouvaient être que du même avis relativement à la valeur des méthodes en usage. Il n’est pas rare de lire dans leurs traités : Je parie 10, 20 et même 100 mille livres, que mes procédés sont exacts. Il faut avouer que jamais, à l’occasion de ces défis, on ne tomba d’accord sur le choix des experts qui auraient eu à trancher le différend.

L’autorité intervint elle-même dans ces débats. Ainsi, elle défendit à l’artiste Bosse d’adopter les méthodes de Desargues pour son cours de perspective de l’École royale de peinture. L’autorité fut mal inspirée ; nous savons aujourd’hui que les méthodes interdites étaient très-exactes ; mais aussi pourquoi vouloir régler l’art, la science, par arrêt du parlement ? Des décisions ridicules ont toujours été la conséquence de ces tentatives d’usurpation sur la liberté de la pensée humaine.

Des hommes de mérite, Desargues en tête, réussirent enfin à rattacher aux règles de la géométrie élémentaire la plupart des méthodes, des tracés en usage dans la coupe des pierres et dans la charpente. Malheureusement, leurs démonstrations étaient longues, embarrassées ; elles devaient toujours rester hors de la portée des simples ouvriers.

À quoi tenaient ces complications ? Elles tenaient à ce qu’on était obligé de créer la science tout entière, à l’occasion de chaque problème. Adoptez cette même marche dans telle autre branche quelconque des mathématiques, et la plus inextricable confusion en sera aussi la conséquence inévitable.

Un analyste poursuivant la solution d’une question, et s’arrêtant chemin faisant suivant les circonstances, pour discourir sur la règle des signes, sur celle des exposants, etc. ; pour expliquer la numération, la multiplication, la division, l’extraction des racines, etc., offrirait l’image, assez fidèle, de ce qu’étaient jadis, dans leur genre, les stéréotomistes.

Monge débrouilla ce chaos. Il fit voir que les solutions graphiques de tous les problèmes de la géométrie à trois dimensions, se fondaient sur un très-petit nombre de principes qu’il exposa avec une merveilleuse clarté. Désormais aucune question, parmi les plus complexes, ne devait rester l’apanage exclusif des esprits d’élite ; avec des instruments bien définis et une méthode de recherches uniforme, la géométrie descriptive, dont Monge devint ainsi le créateur, pénétra jusque dans les rangs nombreux de la classe ouvrière, malgré le peu d’instants qu’elle peut consacrer à l’étude.

Il faut se bien pénétrer de l’état où des hommes d’un grand talent avaient laissé la stéréotomie, pour apprécier le haut mérite que Monge déploya dans l’accomplissement de son œuvre. En toutes choses, qu’il s’agisse d’une fable de La Fontaine, ou du Traité de géométrie descriptive de notre confrère, ce qui est réellement beau paraît simple, et semble avoir dû coûter peu d’efforts. Lagrange exprimait une pensée analogue avec sa finesse habituelle, lorsqu’il disait en sortant d’une leçon de son ami : « Avant d’avoir entendu Monge, je ne savais pas que je savais la géométrie descriptive ».

La géométrie descriptive, fondée sur l’emploi des projections, n’est pas seulement le moyen de résoudre avec rigueur une multitude de problèmes relatifs aux constructions ; elle constitue encore une méthode très-propre à faire découvrir des propriétés cachées et précieuses des espaces limités, ainsi que Monge en donna de nombreuses preuves, ainsi que ses successeurs l’ont établi par tant d’exemples éclatants. Le premier point de vue intéressa particulièrement l’école de Mézières ; elle se montra justement fière d’avoir vu naître, dans son sein, une branche des mathématiques éminemment utile. Malheureusement on s’obstina à placer la nouvelle science sous le boisseau. Il ne fallait pas, disaient les autorités de l’École, aider les étrangers à devenir habiles dans l’art des constructions ; les méthodes imparfaites, ou seulement obscures, obligent les ingénieurs à des tâtonnements ; ils sont forcés de démolir plusieurs fois leurs ouvrages, et, d’ordinaire, il en résulte de graves défauts de solidité. Faire plus vite, avec moins de dépense et plus solidement, sont des avantages dont le constructeur français, l’ingénieur militaire surtout, doivent autant que possible conserver le privilége.

Telles étaient les considérations empruntées, avouons le franchement, à un esprit patriotique, petit, mesquin, qui firent intimer à Monge l’ordre de ne rien divulguer, ni verbalement, ni par écrit, de ses succès en géométrie descriptive. Il ne lui fut permis de professer publiquement cette science qu’en 1794, à l’École normale.

Les quinze années d’un silence absolu prescrit par l’autorité, d’un mutisme vraiment cruel, ne furent pas entièrement perdues pour la science. Monge ne pouvant pas mettre le public dans la confidence des études qu’il faisait sur les propriétés des corps, à l’aide de la méthode géométrique des projections, traita les mêmes questions par l’analyse transcendante. Ici, on lui accorda toute liberté. C’est par des recherches analytiques que notre confrère commença à être connu dans le monde savant, et qu’il y prit, dès son début, un rang distingué.

Malgré les difficultés du sujet, j’essaierai de donner une idée générale de la principale découverte de Monge dans ce genre de travaux. Quelques notions préliminaires très-simples faciliteront notre recherche.

Veut-on s’assurer qu’une ligne donnée est courbe, on en approche une ligne droite.

Désire-t-on quelque chose de plus ; faut-il connaître le degré de courbure d’une ligne, en un certain point, on détermine le rayon du cercle qui, passant par ce point, approche de la courbe le plus possible, le rayon du cercle que les géomètres appellent le cercle osculateur. Ce rayon est-il grand, la courbure est petite, et réciproquement.

Des courbes tracées sur des plans, passons aux surfaces.

Quand on désire avoir une idée nette des courbures diverses d’une surface en un quelconque de ses points, on mène d’abord au point donné une normale à la surface ; ensuite on fait passer par cette ligne droite une série de plans sécants. Chaque plan sécant détermine une section qui est réellement partie intégrante de la surface, et qui en fixe la courbure dans un sens déterminé.

Parmi toutes les sections curvilignes qui résultent des intersections d’une surface par une série indéfinie de plans sécants normaux passant par un point donné, il en est une qui, comparativement, possède le maximum de courbure, et une autre le minimum.

Les plans dans lesquels ces sections de plus grande et de moindre courbure se trouvent contenues, sont toujours perpendiculaires l’un à l’autre.

Les courbures des sections normales intermédiaires peuvent se déduire de la plus grande et de la moindre courbure, d’après une règle générale très-simple.

Cette théorie des sections courbes appartient à Euler, l’homme qu’on aurait pu appeler presque sans métaphore, et certainement sans hyperbole, l’analyse incamée.

Ceux qui possèdent une qualité sans laquelle nul succès n’est assuré dans la carrière des sciences, la qualité de s’étonner à propos, n’ont jamais refusé leur admiration aux découvertes dont je viens de faire mention.

Le mot admiration serait-il ici hors de place ? Examinons.

Toute équation entre trois indéterminées représente une surface. Si les indéterminées y entrent au premier degré, cette surface est plane. L’équation est-elle du second degré, il en peut ressortir un ellipsoïde, un paraboloïde, un hyperboloïde, ou des surfaces qui sont des modifications, des cas particuliers de celles-là. S’élève-t-on jusqu’au troisième degré, il y a tant de surfaces distinctes contenues dans l’équation, qu’on n’a pas même essayé d’en faire le dénombrement. Le nombre de ces surfaces augmente dans une énorme proportion quand on passe du troisième au quatrième degré, du quatrième au cinquième, etc.

L’imagination a peine à concevoir l’immense variété de formes qui peuvent être déduites des seules équations de tous degrés, dites algébriques. Eh bien, ces formes les plus dissemblables ont un caractère commun ; la variété, dans l’aspect général, n’empêche pas qu’en un point donné d’une quelconque de ces milliards de surfaces, les deux sections normales de plus grande et de moindre courbure ne soient perpendiculaires entre elles, et que les courbures des sections intermédiaires ne dépendent des deux premières, suivant une loi simple et générale. Le théorème d’Euler trace, en quelque sorte, une limite que dans leurs dissemblances, d’ailleurs infinies à d’autres égards, les surfaces géométriques ne peuvent jamais dépasser. Appliqué aux transformations qui découlent des combinaisons de l’analyse, ce théorème peut être assimilé à ces belles paroles de l’Écriture : « Océan, tu n’iras pas plus loin ! »

Les géomètres supposaient qu’une question creusée si profondément par le génie d’Euler était épuisée. Monge montra combien on se trompait. Le travail dont les géomètres lui sont redevables ne porte pas seulement, comme celui de son illustre prédécesseur, sur la considération d’arcs élémentaires, d’arcs infiniment petits, appartenant aux sections normales faites dans une surface par un point donné. Monge s’occupa de deux courbes indéfinies, susceptibles d’être tracées sur toutes les surfaces possibles. Il me suffira de quelques paroles pour caractériser nettement la belle découverte de notre confrère.

Menez une perpendiculaire, une normale, à une surface en un point donné ; menez ensuite une semblable normale en un point très-voisin du premier. En général, cette seconde ligne ne rencontrera pas la première ; les deux normales ne seront pas contenues dans un même plan.

Il y a deux directions (deux directions seulement) dans lesquelles, sans exception aucune, les normales consécutives se rencontrent. Ces directions, comme les sections de plus grande et de moindre courbure, avec lesquelles, dans une très-petite étendue, elles se confondent, sont rectangulaires entre elles ; ces directions peuvent être suivies dans toute l’étendue d’une surface quelconque. Monge les appela les lignes de courbure.

On peut appliquer à ces lignes de courbure de Monge toutes les considérations auxquelles j’ai eu recours pour faire ressortir la beauté du travail d’Euler. Notre confrère a donc eu le très-rare privilége d’attacher son nom à la découverte d’une des propriétés primordiales des espaces terminés par des surfaces quelconques, avec la seule limitation que ces surfaces soient susceptibles d’une définition rigoureuse.

Dans une des leçons, non obligatoires, de l’ancienne École polytechnique ; dans une de ces leçons, aujourd’hui supprimées, qui étaient destinées à développer le goût des sciences chez les premiers élèves, Monge appliqua sa théorie des lignes de courbure à l’ellipsoïde. Plusieurs professeurs s’étaient empressés d’aller écouter leur confrère : ils se donnaient alors les uns les autres de ces marques de déférence. À l’issue de la séance, Monge fut entouré et comblé de félicitations. Celles qui sortirent de la bouche de Lagrange nous ont été conservées : «Vous venez, mon cher confrère, d’exposer des choses très-élégantes ; je voudrais les avoir faites. »

Monge avouait que jamais compliment n’alla plus droit à son cœur.

Je demande à l’assemblée la permission de lui présenter encore quelques considérations générales, très courtes, sur un troisième travail qui forme aussi un des points culminants de la carrière scientifique de Monge.

Lorsque Descartes eut réalisé l’application de l’analyse à la géométrie, sa plus brillante, sa plus solide découverte, les mathématiciens s’attachèrent d’abord à l’examen des propriétés des lignes planes représentées par les équations des deux premiers degrés à deux indéterminées. La route semblait tracée : il n’y avait qu’à passer successivement à la discussion des lignes du troisième ordre, du quatrième, du cinquième, et ainsi de suite. Newton entreprit ce travail pour l’équation du troisième degré. Ses prédécesseurs avaient trouvé trois espèces de courbes dans l’équation du second ; il fut amené à en distinguer soixante-douze dans l’équation du troisième. Euler, prenant l’équation du quatrième degré, n’osa pas même entrer dans la question des espèces proprement dites. En se tenant à des caractères plus généraux, en ne poussant son investigation que jusqu’aux genres, il en trouva cent quarante-six.

Ce mode de classification des courbes devait évidemment être abandonné. Il n’eût d’ailleurs pas été abordable en passant aux surfaces.

Monge, toujours guidé par des vues d’utilité, considéra que lorsqu’ils ont à faire choix de surfaces pour un but déterminé, les constructeurs ne s’inquiètent guère du degré des équations à l’aide desquelles ces surfaces pourraient être représentées. Quand ils hésitent, c’est entre des surfaces soumises à un même mode de génération, les unes appartinssent-elles à des équations du second degré, et les autres à des équations du millième. Il substitua donc à l’ancien mode de classification, à celui de Descartes, de Newton et d’Euler, un mode entièrement nouveau ; il groupa les surfaces d’après leur mode de génération ; il étudia ainsi simultanément les propriétés des surfaces cylindriques de tous les ordres, puis les propriétés des surfaces coniques, puis celles des surfaces de révolution, etc., sans jamais se demander quelle place la surface occuperait, qu’on me passe l’expression, dans la hiérarchie algébrique.

Pour atteindre ce but, Monge se vit obligé d’avoir recours à un genre particulier de calcul, que l’étude des mouvements des fluides venait de faire naître dans les mains de d’Alembert : le calcul aux différences partielles. Monge mania cette analyse transcendante avec une telle délicatesse, il donna à ses démonstrations une si admirable clarté, que personne ne se doutait, en le lisant, qu’il avait été entraîné sur les dernières limites des connaissances mathématiques du xviiie siècle.

Les premiers Mémoires de Monge, relatifs à la recherche des équations des surfaces connues par leur mode de génération, ont été imprimés dans le Recueil de l’Académie de Turin, pour les années 1770 à 1773. On sera peut-être curieux de trouver à côté de l’appréciation si franchement modeste que Monge faisait de son œuvre, le jugement qu’en portait Lagrange :

«Persuadé, disait Monge dans le préambule de son Mémoire, qu’une idée, stérile entre les mains d’un homme ordinaire, peut devenir très-profitable entre celles d’un habile géomètre, je vais faire part de mes recherches à l’Académie de Turin. »

Voici maintenant les paroles de Lagrange dans toute leur naïveté :

«Avec son application de l’analyse à la représentation des surfaces, ce diable d’homme sera immortel ! »

A-t-on raison de voir dans ces paroles une trace de jalousie ? Ce sera le plus grand éloge qu’on ait jamais pu faire du remarquable travail de Monge.

En 1768, à la mort de Camus, examinateur des élèves du génie, Bossut lui succéda. Monge, de son côté, passa de la place de répétiteur à celle de professeur, que Bossut occupait avant sa promotion ; il avait alors vingt-deux ans.

Trois ans après, en 1771, l’abbé Nollet étant mort, Monge fut chargé de le remplacer ; il se trouva donc à la fois professeur de mathématiques et professeur de physique à l’école de Mézières. Son zèle et sa facilité lui permettaient de satisfaire amplement à ces deux fonctions.

Comme répétiteur, Monge n’avait avec les élèves que des relations individuelles, dans les salles d’étude, à l’occasion des travaux graphiques. Après sa nomination aux places de professeur de mathématiques et de physique, il eut à faire des leçons devant les élèves réunis : son succès fut aussi complet qu’on puisse l’imaginer. Ceux qui se rappellent la réputation, la prééminence incontestée que Monge acquit plus tard comme professeur à l’Athénée de Paris, à l’École normale et à l’École polytechnique, trouveront naturel que je m’arrête un moment à en chercher la cause. Puisse mon investigation devenir profitable à tel professeur qui, placé à l’antipode de Monge, semble ne faire aucun effort pour en sortir !

Monge, comme professeur, appartenait à l’école du philosophe célèbre, « qui, faisant peu de cas, je cite ses propres expressions, de la vertu parlière, ne trouvait pas grand choix entre ne savoir dire que mal, ou ne savoir rien que bien dire. » Dans ses leçons, toujours substantielles, il visait exclusivement à être clair, à se rendre accessible aux intelligences les plus paresseuses, et il atteignait complétement son but.

De l’ensemble descendiez-vous aux détails ; vous prenait-il fantaisie d’analyser le talent oratoire de Monge, votre oreille était désagréablement affectée par une prosodie défectueuse. À des paroles traînantes succédaient, de temps à autre, des membres de phrase articulés avec une volubilité faite pour dérouter l’attention la plus soutenue. Vous alliez alors, par dépit, jusqu’à vous ranger à une opinion erronée, mais fort répandue : vous croyiez Monge bègue. Bientôt, cependant, entraîné, séduit par la lucidité des démonstrations, vous étiez tenté de rompre le silence solennel de l’amphithéâtre et de vous écrier, à l’exemple d’un des élèves les plus distingués de notre confrère : « D’autres parlent mieux, personne ne professe aussi bien. »

On a vu des professeurs imposer à un nombreux auditoire par la régularité et la noblesse de leurs traits, par l’assurance de leur regard et l’élégance de leurs manières. Monge ne possédait aucun de ces avantages. Sa figure était d’une largeur exceptionnelle ; ses yeux, très-enfoncés, disparaissaient presque entièrement sous d’épais sourcils ; un nez épaté, de grosses lèvres, formaient un ensemble peu attrayant au premier abord ; mais, qui ne le sait ? dans les tableaux de certains peintres fameux, les incorrections du dessin disparaissent sous la magie du coloris. Les qualités de l’âme jouissent d’un privilége analogue ; elles répandent sur les traits du visage des nuances harmonieuses qui en masquent tous les défauts. Tel est surtout, à mon avis, le sens qu’on doit attacher à cet adage de Chesterfield : « La laideur et la beauté sont des questions de trois semaines au plus. » Il n’était nullement question de semaines pour s’accoutumer à la figure sévère de l’illustre professeur. Dès les premières paroles de chacune de ses leçons, on la voyait soudainement s’illuminer d’une bienveillance infinie, qui commandait le respect et la reconnaissance.

L’œil scrutateur de Monge découvrait, jusque dans les parties les plus reculées de son nombreux auditoire, l’élève que le découragement commençait à gagner ; il reprenait aussitôt sa démonstration, en modifiait la marche, les termes ; et, lorsque toutes ces attentions étaient demeurées sans résultat, il manquait rarement, la séance finie, d’aller, à travers la foule, se saisir, pour ainsi parler, de l’auditeur à l’esprit distrait ou paresseux qu’il avait remarqué, et de faire pour lui seul une seconde leçon. Ordinairement elle n’avait point de préambule, et commençait en ces termes : « Je reprends, mon ami, du point où j’ai commencé à devenir inintelligible. »

J’entends souvent attribuer les succès de Monge dans l’enseignement de la géométrie descriptive à l’habileté sans pareille avec laquelle il savait, par des gestes, figurer et poser dans l’espace les surfaces, objet de ses démonstrations. Je méconnais d’autant moins ce genre particulier de mérite, que j’ai entendu souvent notre confrère lui assigner une extrême importance. Je dois, plus que personne, me rappeler qu’au commencement de la dernière leçon qu’il ait donnée à l’École polytechnique, en 1809, Monge s’exprimait ainsi : « Je suis, mes amis, obligé de prendre congé de vous, et de renoncer pour toujours au professorat ; mes bras engourdis, mes mains débiles, ne n’obéissent plus avec la promptitude nécessaire. » Néanmoins, c’est ailleurs que j’ai cru apercevoir la cause principale du silence religieux, de l’intérêt puissant, de la vénération profonde dont les disciples de l’illustre académicien ne manquaient jamais de l’entourer. Monge enseignait ordinairement ce qu’il avait lui-même découvert. C’était pour un professeur, vis-à-vis de ses élèves, la position la plus avantageuse qu’on pût imaginer, surtout lorsqu’une modestie franche et naïve, comme celle de notre confrère, y ajoutait un nouveau charme. Monge ne suivait pas strictement, devant ses auditeurs, la marche qu’il s’était tracée dans le silence du cabinet ; il s’abandonnait souvent à des inspirations subites ; on apprenait alors de lui comment les esprits créateurs font avancer les sciences, comment les idées naissent, percent l’obscurité qui d’abord les entoure, et se développent. Dans les occasions dont je parle, mon expression ne sera que juste : Monge pensait tout haut.

Partout où il s’établira ainsi une sorte de communauté entre la jeunesse avide de savoir et un professeur homme de génie, celui-ci obtiendra un succès d’enthousiasme, dont on doit renoncer à trouver la cause dans les grâces du langage ou même dans la clarté de l’exposition. Il y a toujours un grand avantage à faire professer les sciences par ceux qui les créent : ne négligeons pas les occasions de proclamer cette vérité, puisqu’on a si souvent affecté de n’en tenir aucun compte.

Beaucoup de nos jeunes professeurs, s’abandonnant sans défiance à un de nos penchants les plus doux, mais aussi les plus pernicieux, les plus trompeurs, la paresse, s’imaginent de bonne foi qu’il serait impossible de cultiver fructueusement les sciences loin de Paris. Pour renverser de fond en comble une erreur si funeste, il suffit de faire remarquer que les principaux travaux de Monge sur la génération et les propriétés des surfaces courbes, sur la géométrie descriptive, datent de l’école de Mézières. Reportez-vous cependant par la pensée à soixante-dix ans de notre époque, et vous ne trouverez pas, tant s’en faut, qu’un habitant de cette ville fût, comme il l’est aujourd’hui, régulièrement informé tous les matins, vingt quatre heures seulement après la capitale, du plus petit événement arrivé dans le monde scientifique.

Voulez-vous la mesure, qu’on me passe l’expression, de l’isolement où vivait Monge à Mézières, je la trouverai dans une lettre inédite qui a passé sous mes yeux. Cette lettre est du 16 septembre 1776. Monge y complimentait Condorcet sur sa nomination à la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; six mois s’étaient écoulés avant que Monge, dont toute l’attention devait être tournée vers la savante compagnie, fût informé du changement capital qui s’y était opéré. À notre époque, il ne faut pas un temps aussi long pour qu’on apprenne aux antipodes l’événement le plus insignifiant arrivé dans une bourgade sans nom de la Laponie ou de l’Islande.

La jeunesse si féconde de Monge restera donc comme une protestation permanente contre l’apathie de tant de professeurs de mérite, qui croient s’excuser de ne rien produire en parlant sans cesse de leur isolement.

En écrivant la biographie de Watt, j’ai essayé de tracer l’histoire de la découverte de la composition de l’eau. Je crois cette histoire fidèle, quoiqu’elle ait donné lieu à bien des diatribes de la part de quelques-uns de nos voisins engoués de titres nobiliaires, qui ont trouvé que je m’étais rendu coupable d’une irrévérence impardonnable en essayant de dépouiller, ce sont leurs expressions, Cavendish, de l’illustre famille des ducs de Devonshire, en faveur de l’artiste Watt.

De ce côté du détroit, quelques amis de Monge m’imputent le tort de n’avoir pas cité les expériences relatives au même objet de notre savant compatriote. Mais ils ont donc oublié qu’en publiant son travail dans les Mémoires de l’Académie des sciences de 1783, Monge lui-même s’exprimait ainsi :

« Les expériences dont il s’agit dans ce Mémoire ont été faites à Mézières, dans les mois de juin et de juillet 1783, et répétées en octobre de la même année : je ne savais pas alors que M. Cavendish les eût faites plusieurs mois auparavant en Angleterre. »

Quoique cette note de l’auteur donne incontestablement l’antériorité au savant anglais, nous devons réclamer pour notre compatriote le mérite d’avoir opéré très en grand, et en s’entourant de toutes les précautions que la science pouvait commander. Monge ne se faisait pas moins remarquer à Mézières par ses mœurs irréprochables et la noblesse de ses sentiments, que par ses talents précoces. Il croyait, il disait que l’homme de cœur doit, en tout temps, en tout lieu, se considérer comme le mandataire des honnêtes gens absents, et prendre ouvertement leur défense quand on les attaque. Adopter un pareil principe pour règle de conduite, c’est faire bon marché de son repos.

Monge eut bientôt l’occasion de le reconnaître, quoique Mézières fût une très-petite ville ; quoique les questions politiques ou sociales qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont si profondément agité le monde, enflammé tant de passions, fussent alors posées à peine, et n’occupassent, en tout cas, que les érudits et quelques publicistes, à titre de simples utopies.

Je dois avouer que Monge n’hésitait jamais, même au risque d’un duel, à rompre ouvertement en visière avec quiconque faisait parade devant lui d’un sentiment déshonnête. Je pourrais, à ce sujet, citer plusieurs anecdotes qui auraient leur côté piquant. Je me bornerai à une seule :

Dans un salon de Mézières, certain personnage, infatué de son mérite et de sa fortune, racontait, comme une chose à peine croyable, que la belle madame Horbon de Rocroy n’avait pas voulu l’accepter pour mari. Au reste, ajoutait-il, en s’efforçant de rire pour égayer ses auditeurs, je m’en suis bien vengé : des historiettes de ma façon, que j’ai répandues dans la ville et aux alentours, ont déjà empêché la dédaigneuse veuve de contracter un autre mariage. Monge ne connaissait pas madame Horbon. Il n’en écarta pas moins rudement avec les mains et les coudes la foule, toujours si prompte à se grouper autour des médisants, alla droit à l’épouseur éconduit, et, d’un ton d’autorité qui n’admettait point de délai dans la réponse, il lui posa cette question : » Est-il vrai, Monsieur (j’ai besoin de vous l’entendre répéter), est-il vrai que vous ayez essayé de nuire à une faible femme, en colportant des anecdotes dont vous connaissiez la fausseté ? — Cela est vrai, mais que vous importe ? — Je vous déclare un infâme ! » reprit Monge d’une voix retentissante. Et l’action, aussi prompte que la foudre, ayant accompagné son exclamation, les spectateurs virent la querelle se dénouer comme celle du père de Chimène et de don Diègue, dans la belle tragédie de Corneille. Seulement le don Diègue souffleté de Mézières n’ayant demandé réparation, ni par procuration, ni personnellement, il arriva que Monge, contre ses prévisions, avait, cette fois, puni un misérable calomniateur, sans courir aucun danger.

À quelque temps de là, Monge rencontra chez des amis de Rocroy une personne de vingt ans dont il devint fortement épris : c’était madame veuve Horbon. Il demanda sa main, sans se donner la peine de recourir, suivant l’usage, à l’entremise d’un tiers. Madame Horbon ignorait la scène de Mézières ; mais la voix publique lui avait appris que le professeur de l’École du génie jouissait de l’estime générale et que ses élèves l’adoraient. Elle hésitait cependant : veuve d’un maître de forges, madame Horbon ne voulait imposer à personne les ennuis d’une liquidation compliquée. Ne vous arrêtez pas, Madame, à de pareilles vétilles, repartit Monge avec vivacité ; j’ai résolu dans ma vie des problèmes bien autrement difficiles ; ne vous préoccupez pas non plus de mon peu de fortune ; veuillez m’en croire, les sciences y pourvoiront.

Ces épanchements naïfs vainquirent les scrupules de madame Horbon. En 1777, elle devint madame Monge.