P. Brunet (p. 124-131).


IV


Mélite à René.
Paris.

Sois contente, ma sœur, tu m’as fait sourire. Faut-il ajouter, tu m’as ému ? Non, car tu y verrais une allusion à cet acte généreux qu’il ne faut plus te rappeler. Du reste nous sommes bien pétris de la même pâte et c’est bien le même sang qui coule dans nos veines. Si j’ai été bien heureux le jour où tu m’as dit : ton avenir est mon avenir, tu n’as pas assez d’or pour quitter Damper, je t’apporte le peu que j’en ai, je suis mille fois plus touché de cette tendresse fraternelle qui me suit pour ainsi dire pas à pas et devant laquelle il n’y a ni espace ni temps. J’ai toujours aimé ton intelligence vive, compréhensive, ma chère Mélite, mais combien j’aime mieux ton cœur. Sais-tu que tu rappelles la noisette du prince Titi qui ouverte laisse voir une perle ? Reste à Damper, petite sœur, reste bonne surtout ; la bonté, vois-tu, c’est un baume répandu sur tous les cœurs souffrants, sur toutes les intelligences mécontentes, sur tous les caractères aigris. Notre vie, ma sœur, a été sévère, mais vraiment rien n’allége un fardeau comme de le porter à deux, et c’est ce que nous avons eu le bon esprit de faire. Un moment j’ai dédaigné ma vaillante petite aide ; les spéculations hardies de mon esprit m’ont absorbé et aussi mes projets d’avenir. Je croyais que tu les aurais ardemment combattus, je voyais en toi une sorte d’adversaire et dans ma sotte fierté virile je me concentrais en moi-même.

Et au lieu de l’affectueuse résistance que je redoutais je n’ai trouvé qu’un dévouement sans bornes. Sois donc désormais, ma chère Mélite, associée à toutes mes pensées, à tous mes rêves, à tous mes plans, et qu’il soit bien entendu que tu partages ma bonne ou ma mauvaise fortune. Pour qu’elle devienne bonne je crois m’apercevoir qu’il me faudra moins de force active que de force patiente. Attendre, ma sœur, être patient ! que c’est difficile à vingt-cinq ans, qu’il faut ronger son frein ! Mais, parlons de Paris. Son immensité donne une espèce de vertige d’un nouveau genre. On s’y trouve perdu, englouti. Ailleurs on est quelqu’un, ici on n’est rien. Le sentiment que j’éprouve en arpentant ces rues, ces boulevards, c’est le sentiment profond de l’inutilité de ma présence. Paris n’a absolument besoin de personne, il n’a pas besoin de moi. Qu’est-ce qu’un être de plus parmi cette fourmilière d’êtres de tout format, de tout aspect, de toute nature ? Et ce sentiment d’où naîtrait je ne sais quelle tristesse et quel découragement intime, est devenu beaucoup plus intense quand je me suis approché de ceux en qui j’espérais trouver des protecteurs. J’en ai rencontré deux avant-hier, deux hommes affairés qui m’ont à peine regardé et qui n’ont pas eu probablement le temps de me jeter une parole d’encouragement. J’en ai vu deux autres hier qui ne m’ont pas laissé un plus consolant souvenir. C’est comme cela ici, il parait, je m’y ferai. Pour ces visites je n’avais pas manqué, suivant ta recommandation, de revêtir ce que j’ai de plus brillant dans ma garde-robe. Seulement, ma sœur, ce qui est brillant à Damper est parfaitement rococo à Paris. Un gavroche que j’ai un peu rudement coudoyé en passant m’a appelé : grande ganache provinciale. J’ai ri, mais je commençais à remarquer que mon chapeau avait des ondulations étranges et mon paletot des flottaisons peu gracieuses.

Or, j’aimerais mieux me présenter aux Parisiens en paysan de Damper, en bragou braz, en veste ronde, en gilet brodé et en chapeau rond, que d’avoir, par le fait de l’inélégance de mes habits, l’air d’un monsieur endimanché. Malheureusement pour arriver à prendre l’aspect banal d’un de ces hommes dont l’éternel type se reproduit partout à mes côtés, j’ai été obligé de puiser dans ma bourse. De tout temps j’avais entendu dire qu’à Paris il fallait s’habiller, puis vivre. C’est presque vrai et ce paradoxe donne parfaitement l’idée de l’importance qu’on attache ici à l’extérieur. J’ai donc sacrifié à la mode, et quand le hasard me jette mon image aux yeux par le moyen d’une devanture brillante de magasin, je me demande si tu me reconnaîtrais tant j’hésite à me reconnaître. Je vais être ces jours-ci à l’affût pour tâcher de rencontrer une seconde fois M. l’ingénieur Brastard. Malgré son bonjour rapide et parfaitement indifférent j’ai cru rencontrer chez lui, outre une intelligence d’élite, une bienveillance dont tous les visages parisiens ne portent pas l’encourageant cachet. M. de Raurond est un vieil épicurien qui ne sait plus que chercher des inspirations pour bien assaisonner ses sauces ; M. Talrot est une autre variété d’égoïste. Il m’a bien reçu et je suis sorti de chez lui tout découragé, tant il s’était cruellement raillé de mes pauvres espérances. J’ai eu pendant le reste du jour devant les yeux ce malin vieillard habillé de sa robe de chambre d’orléans gris à manches à poignets, coiffé de son bonnet grec brodé de jaune avec son nez crochu, ses joues saillantes enduites d’une légère couche de vermillon, sa bouche qui fait trou entre ces joues enluminées, son sourire aiguisé, sarcastique. Ce vieux-là doit passer ce qui lui reste de vie à se moquer des autres. Je ne le reverrai pas. À quoi bon ? Rira bien, je l’espère, qui rira le dernier.

En sortant de chez lui j’ai été presque coudoyé par Charles Després. À Damper la vie de Charles et la mienne ne se ressemblaient guère, bien que nous fussions clercs dans la même étude ; à Paris elle se ressemble moins encore. Il a l’air de sortir tout frais de l’asphalte, on dirait qu’il n’a jamais foulé que cela. C’était la physionomie la plus parisienne du groupe doré qui passait. Je me suis éloigné de lui tout rêveur, pensant à sa mère. Comment de ce vieux nid construit avec tant de simplicité et d’amour un pareil oiseau a-t-il pu naître et s’envoler ? Tout en ce monde accable cette pauvre raison dont nous sommes si engoués ; c’est en son nom que Charles commet la plus insigne folie. Ah ! j’aurais rêvé de posséder une mère comme madame Després, et je suis allé souvent chez elle pour le seul plaisir de la regarder. À la dernière fête des Rois qu’elle était charmante avec son bonnet vaporeux de tulle placé sur ses cheveux blancs, orné d’une rose qui dépassait la ruche de tulle ; on en voit quelquefois qui fleurissent ainsi dans la neige. J’aime à me la représenter, à me rappeler ses traits amincis, effilés, son œil si large et si doux, dont la bonté est la flamme et le rayon, son sourire aimable qui donne à cette figure pensive, nerveuse, maladive, je ne sais quelle vie toute de sentiment. Quelle poésie dans cet intérieur dont elle est l’âme ! Qu’il est touchant de la voir entourée de ses fils si grands et si forts, qu’il est touchant de les voir incliner leur tête puissante devant elle, qu’il est touchant de la voir poser ses mains d’ivoire sur ces chevelures dorées et embrasser longuement, tendrement, ces hommes comme de petits enfants.

Et c’est à cette mère que Charles Després échappe, c’est cet intérieur qu’il fuit ! Je doute que les plaisirs qui l’attirent ici lui rendent jamais en bonheur ce qu’il a quitté.

Évidemment nous vivrons parfaitement étrangers l’un à l’autre. Il ne me cherchera pas et je le fuirai. Nos rôles sont si différents. Que ferait cet homme de plaisir du travailleur austère et du triste compagnon qui est moi ?

Tu peux annoncer à sa mère qu’il se porte bien, mais il a dû le lui annoncer sans doute.

Je suis rentré dans ma mansarde pour t’écrire, ma chère Mélite. J’en avais assez du bruit, de la foule. Malgré moi, ces jours-ci, le souffle glacé de l’indifférence parisienne me pénètre l’âme et j’éprouve involontairement quelques frissons. Cette petite fièvre, chère sœur, n’entame pas mon courage, j’ai le cœur un peu triste, mais la tête est haute et le domine. Dans la vie nous ressemblons bien un peu au nageur. Plongés jusqu’au cou dans un océan de difficultés, de soucis, d’inquiétudes, nous avançons péniblement et nous luttons entre tous les courants ; mais notre corps seul est englouti, nos bras divisent vigoureusement l’eau et nous avançons la tête libre et tournée vers le ciel.

Prie pour que ma traversée soit bonne, chère Mélite, embrasse pour moi notre bonne tante et n’oublie pas que dans un ciel chargé, orageux, je te cherche toujours, douce et blanche petite étoile. Écris souvent à

Ton frère et ami
René.

P. S. — Les noisettes, je dois te le dire, n’ont été touchées par aucune baguette magique et ne contiennent pas la plus petite pierre précieuse, mais en croquant leur fruit savoureux comme ma pensée s’envole vers ma sœur perle, ou, si tu l’aimes mieux, vers ma perle de sœur.