P. Brunet (p. 118-123).

III


Mélite à René.
Damper.

Ta lettre, mon frère, nous a donné un de ces bonheurs intimes qui réconcilient avec la vie, avec ses dures exigences et ses inévitables amertumes. C’est qu’il s’en exhalait pour nous un parfum de sincérité qui a relevé notre courage, grandi notre force, fait refleurir nos espérances.

Comme c’était la première, une relique par conséquent, je l’ai généreusement abandonnée à tante Marie qui l’a pieusement placée entre les feuillets usés de son formulaire comme une image. Te voilà à jamais encadré dans ces pages saintes comme tu l’es dans son cœur plus saint encore.

J’ai fait de très-bonne grâce ce sacrifice. Tu connais notre tante, elle ne me demandera plus que deux choses : René se porte-t-il bien ? Est-il content ? Ses investigations n’iront jamais plus loin. Tu n’auras donc jamais à atténuer l’effet d’aucune confidence dans la crainte de l’inquiéter et de l’attrister.

Comme je relisais, pour la troisième fois peut-être, ce papier dont je voulais retenir le contenu, deux grands yeux brillants ont paru à la porte. C’était Tack qui n’osait pas entrer, qui restait là remuant sa grande queue noire et me regardant comme pour me dire : pardon ! Je l’ai appelé, ta carnassière n’était pas là mais j’ai employé un autre moyen. J’ai pris les deux pattes du pauvre chien, je les ai posées sur mes genoux, je l’ai regardé entre les deux yeux et j’ai crié : René. Il a frémi, il m’a regardé avec des yeux pleins d’angoisse et il s’est mis à hurler si lamentablement que ma tante est accourue. Mes caresses l’ont un peu calmé, il s’est placé en arrêt dans un coin et il est resté là toute la journée en proie à une inquiétude visible et prêtant l’oreille à tous les bruits comme quelqu’un qui attend.

Tout le monde à Damper s’inquiète de ce que tu vas devenir. Les uns hochent la tête avec un sourire qui me dit : ce pauvre papillon a donc aussi senti le désir d’aller se brûler les ailes ; d’autres, mieux avisés, déclarent franchement que tu as bien fait d’aller chercher fortune ailleurs.

Unanimement depuis le vieux rémouleur boiteux du coin de la rue jusqu’à M. le maire de Damper, on désire que tu réussisses.

Il est bon, n’est-ce pas, mon cher René, de se sentir aimé ainsi ? Voilà l’agrément de notre chez nous. On se connaît, on s’aime et on n’oublie pas les absents. Nous avons eu la visite de mon oncle Jérôme. Quand il a appris ton départ, il a quitté son cher presbytère pour venir passer une journée avec nous.

Nous avons parlé de toi et encore de toi ; et aussi de cet autre Dampérois, Charles Després, qui nous a aussi quittés. Les vieux de Damper commencent à trouver la jeunesse bien fiévreuse, et d’une curiosité et d’une ambition tout à fait précoces. Charles Després a sur toi l’avantage d’avoir les poches encore pleines de l’argent de son héritage. Est-ce bien un avantage ? J’ai ouï dire que cet avantage pouvait bien devenir un danger. Du reste, je suis pour mon compte si parfaitement habituée à me passer d’argent que j’ai quelque peine à reconnaître l’importance qu’on lui donne. Je puis cependant te l’avouer, mon cher René, la veille de ton départ mon fier dédain a été un peu ébranlé. Que de désirs me sont montés à la tête devant ta malle ouverte ! Que de regrets ! Tous les récits merveilleux qui ont bercé notre enfance me revenaient à la mémoire. J’aurais voulu puiser dans les tas d’or que remuait Ali-Baba dans la fameuse grotte des Quarante-Voleurs, j’aurais voulu posséder la baguette magique qui changeait les cailloux en pierres précieuses. En faisant glisser dans les encoignures ces pommes roses de pigeonnet que tu aimes et nos plus belles avelines, je me rappelais les cadeaux faits par je ne sais quelle bonne fée au prince Titi, ces noisettes à surprise qui recélaient des perles et des diamants dont il ornait sa jabotière de dentelle. Comme j’ai cueilli de mes propres mains sur notre berceau de noisetiers celles que tu découvriras dans les profondeurs de ta malle, je ne puis me bercer de l’idée que du petit fruit parfumé tu pourras te faire d’étincelants boutons de manchettes. Que pense mon cher Parisien de toutes les folies que lui débite en ce moment son humble petite sœur ? Il en rit et c’est ce que je veux. Je veux amener un sourire sur cette sérieuse figure que les soucis d’avenir ont trop vieillie déjà, je veux éclairer ce front déjà ridé. Surtout, mon frère, ne te préoccupe pas de moi. Je t’ai donné avec tant de bonheur le peu que j’avais et je vis de si peu ! Vraiment je ne pouvais placer plus heureusement la petite somme que m’a ménagée l’économie de notre tante. Ce n’était point assez pour une dot et cela te permet d’essayer de réaliser tes projets, ce qui me fait toucher, en contentement de cœur, des intérêts que personne autre que toi ne peut me payer. Ne reviens plus là-dessus si tu tiens à m’être agréable. Tu n’as plus un mot à dire sur ce sujet. J’ai emprunté à madame Després, qui, moins heureuse que nous, n’a pas encore reçu des nouvelles de son Christophe Colomb, un grand album de tous les monuments de Paris et nous avons immédiatement cherché Saint-Sulpice. Et pendant que tu admires cette majestueuse façade et ces grandes tours inégales, tu ne te doutes guère que nous les admirons avec toi. Comme j’ai souvent entendu parler de la chapelle de la Sainte-Vierge, je l’ai cherchée et en ai rencontré le dessin. Mon cher René, c’est là que je te donne rendez-vous pour ces longs souvenirs qui seront nos rencontres d’âme. Quand tu t’agenouilleras le soir dans ce coin recueilli du grand temple, figure-toi que tu m’as à tes côtés tout comme dans notre pauvre église de Damper pendant la sainte halte de nos promenades d’été. Cher frère, adieu. Je t’embrasse de cœur pour je ne sais combien de personnes et bien tendrement pour notre compte.

Ta sœur bien affectionnée,
Mélite.