Mon Salon (1866)/Le Jury (suite)

Mon SalonG. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs (p. 273-277).

LE JURY


(suite



30 avril.

De tous côtés on me somme de m’expliquer, on me demande avec instance de citer les noms des artistes de mérite qui ont été refusés par le jury.

Le public sera donc toujours le bon public. Il est évident que les artistes mis à la porte du Salon ne sont encore que les peintres célèbres de demain, et je ne pourrais donner ici que des noms inconnus de mes lecteurs. Je me plains justement de ces étranges jugements qui condamnent à l’obscurité, pendant de longues années, des garçons sérieux ayant le seul tort de ne pas penser comme leurs confrères. Il faut se dire que toutes les personnalités, Delacroix et les autres, nous ont été longtemps cachées par les décisions de certaines coteries. Je ne voudrais pas que cela se renouvelât, et j’écris justement ces articles pour exiger que les artistes qui seront à coup sûr les maîtres de demain ne soient pas les persécutés d’aujourd’hui.

J’affirme carrément que le jury qui a fonctionné cette année a jugé d’après un parti pris. Tout un côté de l’art français, à notre époque, nous a été volontairement voilé. J’ai nommé MM. Manet et Brigot, car ceux-là sont déjà connus ; je pourrais en citer vingt autres appartenant au même mouvement artistique. C’est dire que le jury n’a pas voulu des toiles fortes et vivantes, des études faites en pleine vie et en pleine réalité.

Je sais bien que les rieurs ne vont pas être de mon côté. On aime beaucoup à rire en France, et je vous jure que je vais rire encore plus fort que les autres. Rira bien qui rira le dernier.

Eh oui ! je me constitue le défenseur de la réalité. J’avoue tranquillement que je vais admirer M. Manet, je déclare que je fais peu de cas de toute la poudre de riz de M. Cabanel et que je préfère les senteurs âpres et saines de la nature vraie. D’ailleurs, chacun de mes jugements viendra en son temps. Je me contente de constater ici, et personne n’osera me démentir, que le mouvement qu’on a désigné sous le nom de réalisme ne sera pas représenté au Salon.

Je sais bien qu’il y aura Courbet. Mais Courbet, paraît-il, a passé à l’ennemi. On serait allé chez lui en ambassade, car le maître d’Ornans est un terrible tapageur qu’on craint d’offenser, et on lui aurait offert des titres et des honneurs s’il voulait bien renier ses disciples. On parle de la grande médaille ou même de la croix. Le lendemain, Courbet se rendait chez M. Brigot, son élève, et lui déclarait vertement qu’il « n’avait pas la philosophie de sa peinture ». La philosophie de la peinture de Courbet ! pauvre cher maître, le livre de Proudhon vous a donné une indigestion de démocratie. Par grâce, restez le premier peintre de l’époque, ne devenez ni moraliste ni socialiste.

D’ailleurs, qu’importent aujourd’hui mes sympathies ! Moi, public, je me plains d’être lésé dans ma liberté d’opinion ; moi, public, je suis irrité de ce qu’on ne me donne pas dans son entier le moment artistique ; moi, public, j’exige qu’on ne me cache rien, j’intente justement et légalement un procès aux artistes qui, avec parti pris, ont chassé du Salon tout un groupe de leurs confrères.

Toute assemblée, toute réunion d’hommes nommée dans le but de prendre des décisions quelconques, n’est pas une machine simple, ne tournant que dans un sens et n’obéissant qu’à un seul ressort. Il y a une étude délicate à faire pour expliquer chaque mouvement, chaque tour de roue. Le vulgaire ne voit qu’un simple résultat obtenu ; l’observateur aperçoit les tiraillements, les soubresauts qui secouent la machine.

Voulez-vous que nous remontions la machine et que nous la fassions fonctionner un peu ? Prenons délicatement les roues, les petites et les grandes, celles qui tournent à gauche et celles qui tournent à droite. Ajustons-les et regardons le travail produit. La machine grince par instants, certaines pièces s’obstinent à aller selon leur bon plaisir ; mais, en somme, le tout marche convenablement. Si toutes les roues ne tournent pas, poussées par le même ressort, elles arrivent à s’engrener les unes dans les autres et à travailler en commun à la même besogne

Il y a les bons garçons qui refusent et qui reçoivent avec indifférence ; il y a les gens arrivés qui sont en dehors des luttes ; il y a les artistes du passé qui tiennent à leurs croyances, qui nient toutes les tentatives nouvelles ; il y a enfin les artistes du présent, ceux dont la petite manière a un petit succès et qui tiennent ce succès entre leurs dents, en grondant et en menaçant tout confrère qui s’approche.

Le résultat obtenu, vous le connaissez : ce sont ces salles si vides et si mornes, que nous visiterons ensemble. Je sais bien que je ne puis faire au jury un crime de notre pauvreté artistique. Mais je puis lui demander compte de tous les artistes audacieux qu’il décourage.

On reçoit les médiocrités. On couvre les murs de toiles honnêtes et parfaitement nulles. De haut en bas, de long en large, vous pouvez regarder : pas un tableau qui choque, pas un tableau qui attire. On a débarbouillé l’art, on l’a peigné avec soin ; c’est un brave bourgeois en pantoufles et en chemise blanche.

Ajoutez à ces toiles honnêtes signées de noms inconnus, les tableaux exempts de tout examen. Ceux-là sont l’œuvre des peintres que j’aurai à étudier et à discuter

Voilà le Salon, toujours le même.

Cette année, le jury a eu des besoins de propreté encore plus vifs. Il a trouvé que l’année dernière le balai de l’idéal avait oublié quelques brins de paille sur le parquet. Il a voulu faire place nette, et il a mis à la porte les réalistes, gens qui sont accusés de ne pas se laver les mains. Les belles dames visiteront le Salon en grandes toilettes : tout y sera propre et clair comme un miroir. On pourra se coiffer dans les toiles.

Eh bien ! je suis heureux de terminer cet article en disant aux jurés qu’ils sont de mauvais douaniers. L’ennemi est dans la place, je les en avertis. Je ne parle pas des quelques bons tableaux qu’ils ont reçus par inadvertance. Je veux dire tout simplement que M. Brigot, contre lequel on a pris les plus grandes précautions, aura pourtant deux études au salon. Cherchez bien, elles sont dans les B, quoique signées d’un autre nom.

Ainsi, jeunes artistes, si vous désirez être reçus l’année prochaine, ne prenez pas le pseudonyme de Brigot, prenez celui de Barbanchu. Vous êtes certains d’être acceptés à l’unanimité. Il paraît décidément que c’est une simple affaire de nom.