Modorf-les-bains/01

Imprimerie Joseph Beffort (p. 3-9).

AVANT-PROPOS.

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Ultima ratio medicorum balnea.


« Les bains sont la ressource suprême des médecins. » Ce vieil adage n’a encore aujourd’hui rien perdu de sa valeur pratique, bien au contraire : en voyant tous les étés une innombrable foule de gens fatigués, énervés, malades, prendre le chemin des stations balnéaires pour y retrouver l’équilibre nerveux, le calme et la santé, on doit se dire que la médecine moderne, toute puissante qu’elle est devenue, n’a pu, pour combattre les maladies chroniques, mieux trouver que la docte et poétique école de Salerne, et que probablement, pour toujours, un grand nombre de maladies invétérées et chroniques resteront tributaires des eaux minérales et des bains. C’est en effet un fait authentique, qui se passe tous les jours sous nos yeux, qu’une maladie qui a résisté opiniâtrement à tous les efforts du traitement le plus rationnel, le plus scientifique, cède au bout de quelques semaines à une cure d’eau minérale : un estomac bombardé infructueusement, pendant des années peut-être, par la rhubarbe et le séné, le quassia et le magister de bismuth, consent à reprendre son utile office sous l’action d’une eau alcaline ou chlorurée ; le rhume le plus tenace, que ni Guyot ni Géraudel n’ont pu déconcerter, s’évanouit sous l’effet de la douche et d’une série de gobelets d’eau d’Ems ou de Vichy. Ces faits de cures presque merveilleuses, obtenues par un séjour aux eaux, sont très nombreux et à l’abri de tout soupçon. Depuis les temps les plus reculés, en effet, jusqu’à nos jours, les savants ont continuellement pu les enregistrer. L’explication de ces effets surprenants a vivement préoccupé les esprits ; mais l’interprétation n’en a pas manqué d’être aussi variée que singulière, selon les différentes époques de la civilisation.

Dans notre situation actuelle, où les sciences naturelles illuminent d’un si vif éclat tant de choses obscures pour nos devanciers, il n’est pas superflu de jeter un coup d’œil sur les siècles passés. La science balnéaire est vieille comme le monde : on l’a pratiquée bien longtemps avant qu’on ait eu la moindre notion du thermomètre, du microscope et de l’analyse chimique ; car l’homme, aux époques les plus reculées de l’histoire, était avant tout l’esclave de la nécessité, du besoin, et il tâchait de retrouver la santé par tous les moyens. La balnéation fut donc, à ses débuts, une médication tout à fait empirique ; elle s’est développée des origines les plus humbles, en se basant sur des faits qu’un simple hasard avait mis en évidence.

Les peuples classiques de l’antiquité, les Grecs surtout, dont le goût esthétique fut si prononcé, si délicat, attribuaient aux éléments une grande influence sur la santé. Comme le feu devait, en détruisant le cadavre, épurer l’image de la mort et enlever à la vue le spectacle odieux de la décomposition, ainsi l’eau devait assainir le corps vivant, le fortifier, l’embellir. Les bains faisaient donc partie de l’hygiène journalière. De là il n’y avait qu’un pas jusqu’aux bains de rivière et aux douches lancées par les vagues écumeuses de l’Océan, qui entoure de tous côtés la patrie hellénique. Lycurgue obligea les guerriers de Sparte à se baigner dans l’onde froide de l’Eurotas, dans le but déterminé de les endurcir et de les rendre insensibles aux intempéries des saisons. Quand plus tard vint Hippocrate, dont le génie résume, avec les expériences du passé, toutes les forces du raisonnement philosophique de son époque civilisée, il existait déjà une science balnéaire, du moins le père de la médecine fournit le premier exemple d’un patient, envoyé aux eaux avec ce qu’on appelle aujourd’hui une indication. Il s’agissait d’un citoyen d’Athènes qui souffrait depuis des années d’un eczéma général avec un énorme épaississement de la peau. Hippocrate lui conseilla de faire usage des eaux thermales de Mélos dans l’île d’Eubée. Le malade revint parfaitement guéri.

Pour le reste, les eaux minérales se trouvaient sous le haut patronage des dieux petits et grands, et c’était à Hercule, à Esculape qu’on rendait grâce de la guérison obtenue par leur emploi.

Les Romains héritèrent, lors de la décadence hellénique, et des arts et des sciences du peuple grec. Ils développèrent la balnéation à un degré extrême, surtout au point de vue technique. Leurs aqueducs, leurs gigantesques thermes en ruines provoquent encore aujourd’hui notre admiration, et nous payons un juste tribut à leur mémoire, en installant sous le nom de bains romains des établissements munis de toutes les perfections que la science et le luxe peuvent conseiller. On y a même fait revivre les anciennes dénominations, de frigidarium, calidarium etc. Le grand luxe dans les installations balnéaires fit son apparition surtout sous les empereurs ; il fut porté au loin par les expéditions militaires, dans les Gaules, en Germanie et jusque dans la Grande-Bretagne. Partout’ où les Romains rencontraient sur leur route des sources thermales, ils en faisaient usage, de même qu’ils avaient le plus grand soin de rechercher pour leurs camps et pour leurs stations les meilleurs sources d’eau potable. C’est ainsi que nous trouvons des traces de leur passage à Plombières, à Aix en Savoie, à Aix-la-Chapelle, à Bertrich, à Wiesbaden, Ems etc. C’est aussi du temps des empereurs romains que commença aux bains, mais surtout aux bords de la mer, cette vie luxueuse qui fit réunir dans ces lieux de plaisir les désœuvrés et les puissants de la capitale du monde. Les satires de Martial nous ont conservé le tableau de la vie d’été à Baies, le Trouville de ce temps là, qui fut pour Horace l’endroit le plus délicieux de toute la terre. Il n’y a donc eu, encore sous se rapport, rien de nouveau sous le soleil !

Ce dévergondage effréné des mœurs se renouvela au moyen-âge, au XIVe et au XVe siècle. C’étaient surtout les bains d’Allemagne qui offraient ce curieux spectacle, dont une lettre du fameux Florentin Poggio à son ami l’Arétin, a tracé l’histoire. D’ailleurs, le moyen-âge n’a apporté rien de nouveau à la médecine, sauf ses idées mystiques. Comment notre science eût-elle pu avancer alors que la chimie s’amusait à découvrir l’art de faire de l’or, et que la jurisprudence travaillait avec un zèle digne d’une meilleure cause à révéler aux juges un moyen de reconnaître l’affreux crime de sorcellerie ? Les pratiques médicales de ce temps étaient tout aussi grotesques : à Carlsbad par exemple, on ne buvait point d’eau ; mais il fallait rester pendant plusieurs heures au bain, jusqu’à ce que, grâce à l’irritation produite par les sels, la peau fût entièrement couverte d’éruptions et d’ulcérations. Cela s’appelait la «Fresscur» (cure rongeante), et le patient n’était content que quand il avait vu apparaître ces signes indubitables de l’action de l’eau.

Depuis la Renaissance, surtout grâce aux études anatomiques, remises en honneur par Vésale et ses successeurs, l’emploi des eaux devint un peu plus judicieux. Ainsi nous voyons Jean d’Albret, le grand’père d’Henri IV, conduire ses Béarnais, blessés à la bataille de Pavie, aux eaux de Barèges, qui ont depuis gardé leur renom pour le traitement des blessures guerrières. Vers le milieu du XVIIe siècle, la découverte du sulfate de soude (sel admirable de Glauber), du bicarbonate de soude, ainsi que de l’acide carbonique (gaz sylvestre de Van Helmont), puis enfin la découverte de la circulation du sang par Harvey, imprimèrent quelque mouvement à la science balnéaire. Pourtant la cure aux eaux présentait bien des côtés étranges, qui nous font rire aujourd’hui quand nous en lisons les détails dans les lettres de Mme de Sévigné ou de Boileau. Ce dernier devait faire à Bourbonne une cure contre une extinction de voix, et il écrivit de cet endroit une lettre fort pitoyable à son ami Racine. Rien que pour être préparé à la cure, le malheureux auteur de F Art Poétique dut subir trois saignées, sans compter les vomitifs et les purgatifs réitérés. Aussi eut-il une demie-douzaine de syncopes dans une seule journée ! Ajoutez à cela les innombrables gobelets qu’il devait avaler, et vous avouerez que le grand œuvre malmenait parfois fort étrangement l’image du bon Dieu ! C’est cependant le siècle de Louis XIV qui a remis les bains en honneur ou plutôt en vogue ; parce que les grands de la cour, à la suite des princes, prenaient l’habitude d’aller faire tous les ans une saison aux eaux pour y guérir leurs dyspepsies et leurs rhumatismes. Mais ce qu’on doit bien plus aux souverains bourbons, c’est d’avoir organisé le côté scientifique des bains par la nomination de médecins-inspecteurs, qui devaient veiller à ce que les pratiques et les traditions restassent dans le domaine de la science.

De nos jours, la balnéologie, on peut le dire, est tout autre chose que ce qu’elle était auparavant. Depuis le commencement du siècle un puissant essor s’est mafesté dans toutes les branches de l’activité humaine, mais surtout dans le domaine des sciences, et la médecine a subi un changement immense et atteint une perfection inattendue, de sorte que la balnéologie est aujourd’hui basée sur des expériences physiologiques aussi positives que celles qui étayent les différentes spécialités de l’art de guérir. À la place d’influences mystérieuses, occultes, nous trouvons aujourd’hui des agents chimiques et physiques nettement définis et déterminés. La cure aux eaux rentre dans le cadre des moyens thérapeutiques généraux et spéciaux. Le médecin des bains aussi a cessé d’être une espèce particulière de savant : c’est un confrère qui possède un médicament de plus dans son répertoire. De plus il a chance de pouvoir traiter son client dans les meilleures conditions de réussite possibles, à la campagne, pendant la bonne saison, alors qu’il se trouve débarrassé du souci des affaires et au milieu d’une existence confortable, sinon amusante. Il est en outre évident, qu’en s’occupant plus particulièrement d’un certain genre de maladies revenant avec une fréquence extraordinaire à sa station, le médecin doit acquérir une expérience plus parfaite, plus étendue de ces cas ; il devient en quelque sorte spécialiste. Cela suffit à déterminer la position qu’il occupe parmi ses confrères, et à justifier la confiance qu’il a le droit d’attendre de la part de ceux qui se sont adressés à sa direction.