Modèles de lettres sur différents sujets/Lettres familières

Chez Pierre Bruyset Ponthus (p. 79-109).

LETTRES FAMILIERES
ET BADINES.



INSTRUCTION.


« Ayez autant d’esprit que vous voudrez ou que vous pourrez dans une Lettre où vous vous égaierez pour égayer vos amis, » dit M. de Voltaire. J’adopte volontiers cette maxime, pourvu qu’on ne donne pas à ce mot esprit une signification trop étendue. S’il doit faire disparoître le naturel, il ne faut pas l’admettre ; il n’a droit de se montrer dans une Lettre que pour remplir les vuides du sentiment.

C’est dans une Lettre familiere que la plaisanterie & l’enjouement sont à leur véritable place ; c’est là que l’unique regle est de n’en consulter aucune.

Je me trompe ; jusques dans les plus tendres effusions de cœur, c’est à la prudence à guider votre plume. Tous les jours on se repent d’avoir trop parlé. Cependant une parole disparoît au moment où on la prononce. L’écriture au contraire donne de l’existence aux pensées ; & l’on a souvent à rougir de ce que l’on a écrit dans un transport de familiarité, dans un enthousiasme d’amitié ou de tendresse. Une Lettre peut être interceptée & fournir des armes contre vous ; le cœur même d’un ami peut changer, quelqu’attaché qu’il vous paroisse. Mme. de Maintenon disoit : On est tous les jours trompé à des amitiés de trente ans. Pourquoi faut-il qu’elle ait dit si vrai ?


MODELES
DE LETTRES
FAMILIERES ET BADINES.



LETTRE de Racine à
M. le Vasseur.
A Usez, le 24 Novembre 1661.

Je ne me plains pas encore de vous, car je crois bien que c’est tout au plus si vous avez maintenant reçu ma premiere Lettre. Mais je ne vous réponds pas que dans huit jours, je ne commence à gronder, si je ne reçois point de vos nouvelles. Epargnez-moi donc cette peine, je vous supplie, & épargnez-vous à vous-même de grosses injures que je pourrois bien vous dire, dans ma mauvaise humeur.

J’ai été à Nîmes, & il faut que je vous en entretienne. Le chemin d’ici à Nîmes est plus diabolique mille fois que celui des Diables à Nevers, & la rue d’Enfer, & tels autres chemins réprouvés ; mais la Ville est assurément aussi belle & aussi polide, comme on dit ici, qu’il y en ait dans le Royaume : il n’y a point de divertissements qui ne s’y trouvent.

Suoni, canti, vestir, guiochi, vivande.
Quanto può cor pensar, può chieder bocca.

J’allai voir le feu de joie qu’un homme de ma connoissance avoit entrepris. Les Jésuites avoient fourni les devises, qui ne valoient rien du tout : ôtez cela, tout alloit bien… Je trouvai encore d’autres choses qui me plurent fort, sur-tout les Arênes.

C’est un grand Amphithéâtre un peu en ovale, tout bâti de prodigieuses pierres, longues de deux toises, qui se tiennent là depuis plus de seize cents ans, sans mortier & par leur seule pesanteur. Il est tout ouvert en dehors par de grandes arcades ; & en dedans ce ne sont autour que de grands sieges, où tout le peuple s’asseyoit pour voir les combats des bêtes & des Gladiateurs. Mais c’est assez vous parler de Nîmes & de ses raretés. Peut-être même trouverez-vous que j’en ai trop dit, mais de quoi voulez-vous que je vous entretienne ? De vous dire qu’il fait ici le plus beau temps du monde ; vous ne vous en mettez guere en peine. De vous dire qu’on doit cette semaine créer des Consuls ; cela vous touche fort peu. Cependant, c’est une belle chose de voir le Compere Cardeur & le Menuisier Gaillard avec la robe rouge comme un Président, donner des Arrêts & aller le premier à l’offrande. Vous ne voyez point cela à Paris.



LETTRE de Racine à
M. Vitart.
A Usez, le 30 Mai 1662.


Mon oncle, qui veux traiter son Evêque dans un grand appareil, est allé à Avignon pour acheter ce qu’on ne pourroit trouver ici, & il m’a laissé la charge de pourvoir cependant à toutes choses. J’ai de foirt beaux emplois, comme vous voyez, & je fais quelque chose de plus que manger ma soupe, puisque je la fais faire apprêter. J’ai appris ce qu’il faut donner au premier, au second & au troisieme service, les entremêts qu’il y faut mêler, & encore quelque chose de plus : car nous prétendons faire un festin à quatre services, sans compter le dessert. J’ai la tête si remplie de toutes ces belles choses, que je vous en pourrois faire un fort long entretien ; mais c’est une matiere trop creuse sur le papier : outre que n’étant pas bien confirmé dans cette science, je pourrais bien faire quelque pas de clerc, si j’en parlois encore long-temps.

Je vous dirai une petite histoire assez étrange. Une jeune fille d’Usez, qui logeoit assez près de chez nous, s’empoisonna hier elle-même avec de l’arsenic, pour se venger de son père qui l’avoit querellée trop rudement : du reste elle étoit très-sage. Telle est l’humeur des gens de ce pays-ci ; ils portent les passions au dernier excès.



LETTRE de Madame de la Fayette à
Mme. de Sevigné.
A Paris, le 14 Juillet 1673.


Voici ce que j’ai fait depuis que je ne vous ai écrit : j’ai eu deux accès de fievre ; il y a six mois que je n’ai été purgée : on me purge une fois, on me purge deux ; le lendemain de la deuxieme je me mets à table : ah ! ah ! j’ai mal au cœur, je ne veux point de potage : mangez donc un peu de viande ; non, je n’en veux point : mais vous mangerez du fruit ; je crois qu’oui : hé bien mangez-en donc ; je ne saurois, je mangerai tantôt ; que l’on m’ait ce soir un potage & un poulet. Voici le soir, voilà un potage & un poulet ; je n’en veux point ; je suis dégoûtée ; je m’en vais me coucher, j’aime mieux dormir que de manger. Je me couche, je me tourne, je me retourne ; je n’ai point de mal, mais je n’ai point de sommeil aussi ; j’appelle, je prends un livre, je le referme ; le jour vient, je me leve, je vais à la fenêtre : quatre heures sonnent, cinq heures, six heures, je me recouche, je m’endors jusqu’à sept : je me leve à huit : je me mets à table à douze inutilement comme la veille ; je me remets dans mon lit le soir inutilement, comme l’autre nuit. Etes-vous malade ? nenni. Etes-vous foible ? nenni. Je suis dans cet état trois jours & trois nuits : je redors présentement ; mais je ne mange encore que par machine, comme les chevaux, en me frottant la bouche de vinaigre : du reste, je me porte bien, & je n’ai pas même si mal à la tête.



LETTRE de Mademoiselle de l’Enclos à
M. de Saint-Evremont.


Je défie Dulcinée de sentir avec plus de joie le souvenir de son Chevalier. Votre Lettre a été reçue comme elle le mérite, & la triste figure n’a point diminué le mérite des sentiments. Je crois, comme vous, que les rides sont les marques de la sagesse. Je suis ravie que vos vertus extérieures ne vous attristent point ; je tâche d’en user de même. Vous avez un ami[1] Gouverneur de Province, qui doit sa fortune à ses agréments. C’est le seul vieillard qui ne soit pas ridicule à la Cour. M. de Turenne ne vouloit vivre que pour le voir vieux. Il le verroit pere de famille, riche & plaisant. Il a plus dit de plaisanteries sur sa nouvelle dignité, que les autres n’en ont pensé. M. d’Ebbene, que vous appeliez le Cunctator, est mort à l’Hôpital. Qu’est-ce que les jugements des hommes ? Si M. d’Olonne vivoit, & qu’il eût lu la Lettre que vous m’écrivez, il vous auroit continué votre qualité de son Philosophe. M. de Lausun est mon voisin. Il recevra vos compliments. Je vous rends très-tendrement ceux de M. de Charleval.



LETTRE de l’Abbé de Choisi
au Comte de Bussy.
A Paris, ce 4 Août 1687.


Qui vous auroit dit, Monsieur, il y a quinze ans, que cet Abbé de Choisy votre voisin seroit un jour votre confrere[2] ; vous ne l’eussiez jamais cru en lisant ses Lettres : & même en lisant celle-ci, pourrez-vous croire que Messieurs de l’Académie, tous gens de bon sens & de bon esprit, aient voulu mettre son nom dans la même liste que le vôtre ? Consolez-vous, Monsieur, il faut bien qu’il y ait des ombres dans les tableaux. Les uns parlent, les autres écoutent ; & je saurai fort bien me taire, sur-tout quand ce sera à vous à parler. Venez donc quand il vous plaira, vous ne me trouverez point dans votre chemin. Quoique ma nouvelle dignité me fasse votre égal (en Apollon, s’il vous plaît) je me rangerai toujours pour vous laisser passer.



Lettre de M. de Coulanges
à Madame de Grignan.


A Tonnerre, le 3 Octobre 1694.


Cela est honteux, cela est horrible, cela est infâme, que depuis que je suis dans votre voisinage, je ne vous aye pas donné le moindre signe de vie ; cependant, Tonnerre & Grignan, Grignan & Tonnerre, tous ces châteaux peuvent fort bien avoir quelque commerce ensemble sans se mésallier, & ne pas regarder aux portes à qui passera le premier. Il a un mois que je me promené dans les Etats de Mme de Louvois ; en vérité ce sont des Etats au pied de la Lettre. Nous allons, quand le temps nous y invite, faire des voyages de long cours pour en connoître la grandeur ; & quand la curiosité nous porte à demander le nom de ce premier village, à qui est-il ? on nous répond, c’est à Madame : à qui est celui qui est le plus éloigné ? c’est à Madame ; mais là-bas, là-bas, un autre que je vois ? c’est à Madame : & ces forêts ? elles sont à Madame : voilà une plaine d’une grande longueur ; elle est à Madame : mais j’apperçois un beau château ; c’est Nicei, qui est à Madame : quel est cet autre château sur un haut ? c’est Passi, qui est à Madame. En un mot, Madame, tout est Madame en ce pays ; je n’ai jamais tant vu de possessions. Au surplus, Madame ne se peut dispenser de recevoir des présents de tous les côtés ; car que n’apporte-t-on point à Madame, pour lui marquer la sensible joie qu’on a d’être sous sa domination ? Tous les peuples des villages courent au-devant d’elle avec la flûte & le tambour ; qui lui présente des gâteaux ; qui des châtaignes ; qui des noisettes ; pendant que les cochons, les veaux, les moutons, le coqs-d’inde, les perdrix, tous les oiseaux de l’air, & tous les poissons des rivières l’attendent au château. Voilà, Madame, une petite description de la grandeur de Madame ; car on ne l’appelle pas autrement dans ce pays-ci ; & dans les villages & par-tout où nous passons, ce sont des cris de vive Madame, qu’il ne faut pas oublier. Mais cependant, au milieu d’un tel triomphe, il faut vous dire que Madame n’en est pas plus glorieuse ; elle est civile ; elle est honnête ; & l’on vit auprès d’elle dans une liberté charmante.

Adieu, ma très-aimable Madame : croyez toujours que je ne suis pas indigne de toute l’amitié dont vous m’honorez, par toute la bonne & très-sincere tendresse que j’ai pour vous.



LETTRE de Mme. de Sevigné
à M. de Coulanges.


A Usez, le 11 Septembre 1695.


Nous voici arrivés sans aucune avanture. Nous avons trouvé ce matin deux grands vilains pendus à des arbres sur le grand chemin : nous n’avons pas compris pourquoi des pendus ; car le bel air des grands chemins ! il me semble que ce sont des roués : nous avons été occupés à deviner cette nouveauté : ils faisoient une fort vilaine mine, & j’ai juré que je vous le manderois. A peine sommes-nous descendus ici, que voilà vingt bateliers autour de nous, chacun faisant valoir la qualité des personnes qu’il a menées, & la bonté de son bateau ; jamais les couteaux de Nogent, ni les chapelets de Chartres n’ont fait plus de bruit. Nous avons été long-temps à choisir ; l’un nous paroissoit trop jeune, l’autre trop vieux ; l’un avoir trop d’envie de nous avoir, cela nous paroissoit d’un gueux dont le bateau étoit pourri ; l’autre étoit glorieux d’avoir mené M. de Chaulnes : enfin la prédestination a paru visible sur un grand garçon fort bien fait, donc la moustache & le procédé nous ont décidés. Adieu, mon vrai cousin, nous allons voguer sur la belle Loire.



LETTRE de M. Regnard
à Madame ***.
Ce 2 Juillet 1709.


J’ai lu avec plaisir, belle ***, les vers que vous avez faits sur la félicité de votre état. C’est ordinairement la mauvaise fortune & la nécessité qui font devenir Poëte ; mais Apollon vous a soufflé son esprit au milieu de l’abondance & de la prospérité. Vous avez raison de vous estimer heureuse ; je croirois mon état presque aussi heureux que le vôtre, si ce n’étoit une malheureuse dartre, qui s’est emparée de mon visage, & qui s’irrite contre les remedes. En vain j’ai employé l’abstinence du vin, les saignées, les anodins & potions purgatives : la rebelle qu’elle est a établi son trône de rubis sur la partie supérieure, & rit des efforts que je fais pour la déposséder. C’est une grande mortification pour moi de me voir attaqué par l’endroit le plus sensible. Vous m’avez souvent fait compliment sur mon teint ; & voilà qu’en un moment mes joues se changent en bourgeons épouvantables. Le Ciel soit loué de tout : pourvu que votre amitié ne change point, je me consolerai de toutes mes disgraces.



LETTRE de Mme. la Duchesse du Maine
à M. de la Motte.


Au mois de Novembre 1726.


Je commence par vous dire, Monsieur, que je ne vous écris point. Je crois qu’il est bon que je prenne cette précaution, de crainte que vous ne vous y trompiez, & que vous ne preniez ceci pour une réponse. Voici la raison qui m’empêche de vous écrire. Mme. de Lambert vous fait un portrait de moi, auquel je suis bien aise que vous croyiez que je ressemble ; ainsi je dois prendre le parti de me taire, & de la laisser parler. Je ne vous dirai donc point que, pour la première fois de la vie, Mme. de Lambert s’est trompée ; qu’elle a fait un portrait purement idéal, qui n’a aucune réalité, & qui est à peu près comme le monde intelligible du Père Mallebranche ; qu’elle m’a peinte comme elle voudroit que je fusse, & non comme je suis en effet ; que lorsqu’elle vous reproche d’avoir employé avec elle l’ironie, elle se venge en se servant avec vous de l’hyperbole la plus outrée ; qu’elle prouve bien que le goût ne peut être réduit en principes, puisque le sien la trompe si fort, & lui fait voir les choses si différentes de ce qu’elles sont : je ne vous dis rien de tout cela ; au contraire, je vous prie de croire tout ce que Mme. de Lambert vous dit de moi. Certainement je ne vous désabuserai pas, ou du moins ce sera le plus tard que je pourrai. Je vais avoir grand soin de me cacher à tous les beaux esprits qui ne me connoissent pas encore ; & loin de demander d’être reçue parmi vous, je me garderai bien de m’y produire, pour l’honneur de Mme. de Lambert & pour le mien. Je ne sais si je dois lui savoir tant de gré de Ce qu’elle dit de moi. Il est vrai que j’en dois être très-flattée ; mais d’un autre côté, elle me met dans l’impossibilité de vanter son discernement, sa justesse d’esprit, sa façon d’écrire, & tant d’autres talents qu’autrefois, je pouvois louer tout à mon aise ; elle me force à renoncer au commerce de tant de gens de mérite qui composent ses assemblées[3] ; elle me réduit à ne pouvoir ni écrire ni parler ; en un mot, en me voulant rendre une personne universelle, il se trouve qu’elle m’anéantit. Cependant je ne puis me résoudre à me priver de vos Lettres. Ecrivez-moi, Monsieur, & Mme. de Lambert répondra.



LETTRE de M. de la Motte à Mme. la Duchesse du Maine,
en réponse à la précédente.


Je ne laisserai pas, Madame, de répondre à ce que vous n’écrivez pas. Ce que V. A. S. dit qu’elle ne dit point, vaut mieux que ce que disent les autres. J’en excepte pourtant Mme. de Lambert, qui parloit si bien de vous, que je l’en crois malgré vous ; votre Lettre même la justifie à merveille de toute hyperbole, & vous avez achevé votre portrait en le désavouant, tout ressemblant qu’il est. Bon Dieu, Madame, que je suis fâché de ne pouvoir aller à Sceaux ! je vois bien que toute la semaine est Mardi[4] dans ce pays-là. Les Lambert, les Dreuillet, les St. Aulaire, & bien d’autres qui valent sans doute beaucoup dès qu’ils vous plaisent, & par-dessus tout une Princesse qui aide les gens, quelqu’esprit qu’ils aient, à en avoir encore davantage ; où se trouveroit l’exquis, s’il n’étoit pas là ? Je vous assure, Madame, que le Mardi, s’il m’en veut croire, sera désormais bien modeste : il craindra votre présence autant qu’il la souhaitera, & il aura grand besoin de se rassurer sur la parole de Mme. de Lambert, qui jure que vous ne faites jamais valoir votre supériorité. Quoiqu’il en soit, Madame, venez, venez pour la confusion des superbes. Pour moi je ne m’embarrasse pas d’être humilié, j’ai un bon secret pour cela ; je fais mon bien du mérite des autres, par le plaisir que j’y prends. Venez nous enrichir, Madame, venez nous charmer ; exposez-vous généreusement à tous les sentiments qui pourront naître ; nous envelopperons tout si bien sous le respect, que vous n’aurez rien à dire. Je vous demande une grace, Madame ; si vous daignez m’honorer d’un mot de réponse, ne vous en remettez point à Mme. de Lambert ; il me faut une Louise-Bénédicte de Bourbon ; je ne sais quel goût j’ai pour ce nom-là, mais je vous jure que je ne saurois m’en passer.

Je suis, Madame, avec un très-profond respect, &c.



LETTRE de M. de Voltaire
à M. d’Arget.


A Lausanne, le 8 Janvier 1758.


Vous demandez, mon cher ami compagnon de Potsdam, comment Cineas s’est accommodé avec Pyrrhus ? C’est premièrement que Pyrrhus fit un opéra de ma tragédie de Mérope & me l’envoya : c’est qu’ensuite il eut la bonté de m’offrir sa clef, qui n’est pas celle du Paradis, & toutes ses faveurs, qui ne conviennent plus à mon âge ; c’est qu’une de ses sœurs, qui m’a toujours conservé ses bontés, a été le lien de ce petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le Héros Poëte, Philosophe, Guerrier, brillant, fier, modeste Roi, & le Suisse Cineas retiré du monde. Vous devriez bien venir faire quelque tour dans nos retraites, soit de Lausanne, soit des Délices, nos conversations pourroient être amusantes. Il n’y a point de plus bel aspect dans le monde que celui de ma maison. Figurez-vous quinze croisées de face, en ceintre, un canal de douze grandes lieues de long, que l’œil enfile d’un côté, & un autre de quatre à cinq lieues ; une terrasse qui domine sur cent jardins ; ce même lac qui présente un vaste miroir au bout des miens ; les campagnes de la Savoie au-delà du même lac, couronnées des Alpes qui s’élèvent jusqu’au ciel en amphithéâtre ; enfin une maison où je ne suis incommodé que des mouches au milieu des plus rigoureux hivers : Mme. Denis l’a ornée avec le goût d’une Parisienne. Nous y faisons beaucoup meilleure chère que Pyrrhus : mais il faudroit un estomac ; c’est un point sans lequel il est difficile à Pyrrhus & à Cineas d’être heureux. Nous répétames hier une tragédie ; si vous voulez un rôle, vous n’avez qu’à venir : c’est ainsi que nous oublions les querelles des Rois & celles des gens de Lettres, les unes affreuses, les autres ridicules. On nous a donné la nouvelle prématurée d’une bataille entre M. le Maréchal de Richelieu & le Prince de Brunsvvik ; il est vrai que j’ai gagné aux échecs à ce Prince une cinquantaine de louis ; mais on peut perdre aux échecs, & gagner à un jeu où l’on a pour seconds trente mille bayonnettes. Je conviens avec vous que le Roi de Prusse a la vue basse, & la tête vive ; mais il a le premier des talents au jeu qu’il joue, la célérité : le fond de son armée a été discipliné pendant quarante ans ; songez comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses, aguerries, qui voient leur Roi tous les jours, qui sont connues de lui, & qu’il exhorte chapeau bas à faire leur devoir. Souvenez-vous comment ces drôles-là font le pas de côté & le redoublé, comment ils escamotent la cartouche, comment ils tirent six à sept coups par minute. Enfin, leur maître croyoit tout perdu il y a trois mois, il vouloit mourir, il me faisoit ses adieux en vers & en prose ; & le voilà qui, par sa célérité & par la discipline de ses soldats, gagne deux grandes batailles dans un mois, court aux Français, vole aux Autrichiens, reprend Breslau, fait quarante mille prisonniers & des épigrammes. Nous verrons comment finira cette sanglante tragédie, si vive & si compliquée.


FRAGMENTS
DE LETTRES FAMILIERES.

Me. de Sevigné à sa sœur.

Il ne sera pas dit que l’on cachete une Lettre à mon nez, sans que je vous donne quelque légere signifiance. Bon jour ou bon soir, ma petite sœur, selon l’heure que vous recevrez cette Lettre. Nous passons ici notre temps tout doucement, &c.

Me. de Sevigné à Mr. de Coulanges.

Mon cher Coulanges, hélas ! vous avez la goutte au pied, au coude, au genou ; cette douleur n’aura pas grand chemin à faire pour tenir toute votre petite personne. Quoi, vous criez, vous vous plaignez, vous ne dormez plus, vous ne mangez plus, vous ne buvez plus, vous ne chantez plus, vous ne riez plus ! quoi, la joie & vous ce n’est plus la même chose ! Cette pensée me fait pleurer ; mais pendant que je pleure, vous êtes guéri, je l’espère & je le souhaite.

La même à sa fille.

Je ne puis vous dire combien je vous plains, ma fille, combien je vous loue, combien je vous admire : voilà mon discours divisé en trois points : je vous plains d’être sujette à des humeurs noires qui vous font sûrement beaucoup de mal : je vous loue d’en être la maîtresse quand il le faut : & je vous admire de vous contraindre pour paroître ce que vous n’êtes pas, &c.

La même à la même.

Allez vous promener, Madame la Comtesse, de me venir proposer de ne vous point écrire ; apprenez que c’est ma joie & le plus grand plaisir que j’aie ici, &c.

M. de la Motte à Me. la Duchesse du Maine.

Vous m’écrivez en vous jouant, et vous m’en dites tant & si peu qu’il vous plaît ; je vois les Grâces autour de vous qui se relaient à dicter vos Lettres ; ou plutôt je vois que vous ne leur laissez rien à faire que de sourire à votre badinage : en vérité cela est bien commode, &c.

Lettre de M. Pavillon à Me.***.

Quoi ! parce que Mademoiselle votre sœur se fait Religieuse, faut-il que vous soyiez au désespoir ? Ne peut-on vivre contente dans le monde, sans avoir une sœur ? Est-ce un grand malheur de perdre l’espérance d’avoir un beau-frere, & le plaisir de partager avec lui la succession paternelle ? Il n’est pas permis, Madame, d’assister à l’autel en habit de deuil, & de pleurer sur la victime.

Mademoiselle votre sœur n’est pas tant à plaindre que vous pensez : elle est morte, à la vérité, pour la famille ; mais c’est d’une mort volontaire à son égard, précieuse devant Dieu, & que les hommes appellent civile, parce qu’on ne sauroit rien faire de plus honnête & de plus obligeant pour ceux qui restent.



  1. M. le Comte de Grammont.
  2. Il venoit d’être reçu à l’Académie Françoise.
  3. On leur avoit donné le nom de Mardi, à cause du jour où elles se tenoient.
  4. Voyez la note précédente.