Moby Dick (Melville, trad. Théo Varlet, 1931)


Les dangers de la pêche à la baleine. Gravure américaine de 1840.

UNE NUIT
À L’HÔTEL DE LA BALEINE
[1]
par Herman MELVILLE
(Traduction Théo VARLET)

Au début du XIXe siècle, les Américains étaient devenus les maîtres de la Pêche de la Baleine et surtout du cachalot. Deux petits ports, Nantucket et New Bedford, avaient pris une extension formidable grâce à cette dangereuse industrie. Herman Melville, qui servit plusieurs années sur un navire baleinier, publia vers 1850 un roman intitulé Moby Dick qui peut être considéré comme le sommet de la littérature maritime de tous les pays. Jusqu’ici les éditeurs français avaient hésité à donner une traduction intégrale de Moby Dick à cause de sa longueur et aussi à cause de sa composition, qui est un mélange de romanesque, de détails techniques et de divagations philosophiques, d’une rare qualité d’ailleurs.

Nous sommes heureux de présenter aux lecteurs du « Crapouillot » un chapitre de cet ouvrage étonnant dont la traduction si attendue va paraître en édition de luxe aux Éditions du Bélier. Espérons qu’une édition d’un prix modique permettra bientôt au grand public de connaître ce très beau livre. M. V.


JE bourrai deux ou trois chemises dans mon vieux sac de tapisserie, le fourrai sous mon bras, et partis pour le cap Horn et le Pacifique. Ayant dit adieu à la bonne vieille ville de New-York et à l’île de Manhattan, j’arrivai sans encombre à New-Bedford. C’était en décembre, un samedi soir. Je fus très désappointé d’apprendre que le petit paquebot qui fait le service régulier de Nantucket était déjà parti, et que je n’aurai plus aucun moyen de m’y rendre avant le lundi.

Étant donné que la plupart des jeunes candidats aux épreuves et aux peines de la pêche à la baleine séjournent en ce susdit New-Bedford avant de s’y embraquer, il ne sera pas inutile de mentionner que, pour ma part, je n’avais aucune intention de les imiter. Ma résolution était prise de ne partir que sur un bâtiment de Nantucket, car il y a, dans tout ce qui touche à cette vieille île fameuse, un prestige aventureux qui me plaisait étonnamment. De plus, bien que New-Bedford ait fini par accaparer peu à peu le trafic baleinier, et que, sous ce rapport, il laisse bien loin derrière lui la pauvre vieille Nantucket, celle-ci n’en a pas moins été sa métropole primitive — la Tyr de cette Carthage ; — le premier lieu des États-Unis où s’échoua une baleine tuée. N’est-ce pas de Nantucket que ces baleiniers autochtones, les peaux-rouges, s’élancèrent d’abord sur leurs pirogues pour donner la chasse au Léviathan ? Et n’est-ce pas de Nantucket également que partit cette aventureuse petite goélette, chargée en partie de galets d’importation — à ce que dit l’histoire — destinées à jeter aux baleines, afin de voir si elles étaient assez proches pour leur lancer le harpon, du haut du beaupré ?

Or, ayant devant moi à New-Bedford une nuit, un jour et encore la nuit suivante, avant de pouvoir m’embarquer pour le port de mon choix, il fallut, en attendant, me soucier de trouver à manger et à coucher. C’était une soirée très peu engageante, voire même sombre et sinistre, d’un froid mordant et pénible. Je ne connaissais personne dans la ville. Avec inquiétude, je jetai le grappin dans ma poche pour la sonder, et n’en tirai que quelques pièces d’argent. « Donc, où que tu ailles, Ismaël, me dis-je à part moi, arrêté au milieu d’une rue solitaire, mon sac sur l’épaule, et comparant l’obscurité côté nord aux ténèbres côté sud, où que dans ta sagesse tu décides de loger pour cette nuit, mon cher Ismaël, ne manque pas de t’informer des prix et ne sois pas trop difficile. »

D’un pas hésitant, j’arpentai les rues et passai devant l’enseigne des « Harpons en croix », mais l’établissement me parut trop dispendieux et trop joyeux. Plus loin, des fenêtres vermeilles de l’auberge du Poisson-Épée, il s’échappait des rayons si ardents qu’ils semblaient avoir fondu la neige et la glace et déblayé le devant de la maison, car, partout ailleurs, la couche congelée avait dix pouces d’épaisseur. Sur ce pavé mis à nu, je me heurtai le pied et me fis mal, car les semelles de mes bottes, soumises à trop d’épreuves, étaient en fort piteux état. « Trop cher et trop joyeux », pensai-je de nouveau, en m’arrêtant une minute pour contempler la large zone de clarté répandue dans la rue et écouter le bruit des verres entrechoqués à l’intérieur. « Mais va donc, Ismaël, repris-je enfin, n’entends-tu pas ? Retire-toi de devant cette porte ; tes bottes obstruent le passage. » Je repartis donc. Je suivais maintenant d’instinct les rues qui montaient vers le port, car c’était sans doute là que se trouvaient les auberges les plus économiques, sinon les plus gaies.

Quelles rues désolées ! Des blocs de ténèbres en guise de maisons, de chaque côté, et çà et là une chandelle qui semblait errer dans un tombeau. À cette heure de la nuit du dernier jour de la semaine, ce quartier de la ville était quasi désert. Je rencontrai bientôt une clarté fumeuse sortant d’un bâtiment bas et large, dont la porte ouverte semblait une invitation. Elle avait un aspect négligé comme celle d’un lieu public ; aussi, en entrant je commençai par trébucher contre des caisses de cendres placées sous le porche. Ha ! pensai-je, ha ! tandis que des particules voltigeantes me faisaient tousser, seraient-ce les cendres provenant de la destruction de l’antique Gomorrhe ? Mais voyons, tout à l’heure j’ai vu « Les Harpons en croix » et « Le Poisson-Épée » ? Cette auberge-ci doit donc être à l’enseigne du « Piège ». Cependant je me relevai et, entendant à l’intérieur une voix qui parlait tout haut, poussai de l’avant et ouvris une seconde porte.

Je crus voir le grand parlement noir siégeant dans le Tartare. Cent visages noirs se retournèrent sur les bancs pour me regarder ; et au fond, dans une chaire, un noir ange de la destruction frappa sur son livre. C’était une église nègre et le prédicateur avait pris pour texte de son sermon la noirceur des ténèbres et les pleurs et les grincements de dents. Je battis en retraite, murmurant : « Ha ! Ismaël, on a de bien fâcheux amusements à l’enseigne du « Piège ».

En continuant, j’arrivai enfin à une sorte d’obscure clarté non loin des quais et entendis en l’air un grincement mélancolique. Levant les yeux, je vis se balancer au-dessus de la porte une enseigne, où de la couleur blanche représentait vaguement un long jet vertical d’embrun vaporeux, avec ces mots par-dessous : « Auberge du Souffleur, tenue par Peter Coffin »[2].

« Coffin » ? Le Souffleur[3] ? Une association d’assez mauvaise augure, pensai-je. Mais « Coffin » est un nom assez répandu à Nantucket, paraît-il, et je suppose que ce Peter-ci est un émigrant de là-bas. Étant donné que la lumière paraissait des plus pénuriques, et l’établissement, pour l’heure, assez calme, et que l’auberge elle-même, une petite maison de bois délabrée, semblait provenir des ruines de quelque quartier incendié, d’où on l’avait transportée ici, et que l’enseigne vacillante avait dans sa façon de grincer comme un air de misère, je jugeai que c’était ici l’endroit tout indiqué pour trouver un logement à bon compte et de l’excellent faux café de pois grillés.

En entrant dans cette auberge du Souffleur, on se voyait dans un large vestibule au plafond bas et dont les boiseries anciennes faisaient songer aux pavois d’un vieux bâtiment réformé. D’un côté s’étalait un fort grand tableau à l’huile si parfaitement enfumé et si plein de dégradations diverses et, dans le faux jour sous lequel il se présentait, on avait besoin d’une étude approfondie et de visites méthodiques et réitérées pour arriver à comprendre un peu ce qu’il signifiait. C’était un amas si incohérent de couleurs et d’ombres que, tout d’abord, on se figurait volontiers qu’un jeune artiste présomptueux, contemporain des sorcières de la nouvelle Angleterre, avait tenté de figurer le pandémonium magique. Et grâce à un examen attentif et à des méditations assidues, et plus encore en ouvrant la petite lucarne située au fond du vestibule, on en venait enfin à se dire qu’une pareille idée, si baroque fût-elle, n’était peut-être pas dénuée tout à fait de fondement.

Mais ce qui intriguait et troublait surtout le spectateur, c’était une formidable masse noire, allongée et flexueuse, qui planait au centre du tableau par-dessus trois vagues traits verticaux, flottant dans un inouï bouillonnement d’écume. Tableau de cauchemar liquide, en vérité suffisant pour donner le vertige à une personne nerveuse. Et, malgré tout, il y avait là-dedans une sorte de majesté confuse et inaccessible, à demi réalisée, dont l’aspect attachait bel et bien, et en somme, l’on finissait par se jurer tacitement de découvrir la signification de cette merveilleuse peinture. Par instants, une idée vous traversait, brillante, mais hélas ! fallacieuse : C’était la mer Noire, à minuit, par tempête. — C’est la lutte monstrueuse des quatre éléments primordiaux. — C’est un paysage de l’hiver hyperboréen. — C’est la débâcle des glaces sur le fleuve du Temps… Mais l’une après l’autre, toutes ces imaginations achoppaient contre cette masse formidable au centre du tableau. Cette énigme résolue, tout le reste deviendrait clair… Mais, au fait, est-ce que cela ne ressemble pas un peu à un poisson gigantesque, voire au grand Léviathan lui-même ?

En effet, telle paraissait bien la conception de l’artiste et je me suis arrêté finalement à cette hypothèse, corroborée par les témoignages d’un vénérable pilote que j’interrogeai là-dessus. Le tableau représentait un long-courrier pris dans un violent ouragan : le navire en perdition, à demi sombré, ne laisse plus dépasser que ses trois mâts ; et une baleine en furie qui s’efforce de bondir par-dessus est en train de s’empaler fantastiquement sur les trois pointes des mâts.

Le mur opposé du vestibule était revêtu de toute une panoplie barbare de massues et de lances énormes. Plusieurs, hérissées de dents étincelantes, avaient l’air de scies d’ivoire ; des touffes de cheveux humains décoraient les autres ; et l’une en forme de faucille offrait une large poignée recourbée à l’instar de la circonférence décrite par la faux dans un gazon taillé de frais. On frissonnait à cette vue, et on se demandait quel sauvage, quel cannibale infâme était un jour parti à la moisson de mort avec cet effroyable instrument tranchant. Il y avait là aussi de vieilles lances de baleinier, toutes rouillées, et des harpons brisés et faussés. Plusieurs étaient des armes historiques. Avec cette lance jadis droite et aujourd’hui contournée en zigzag, Nathan Zwain tua quinze baleines en l’espace d’un jour, il y a cinquante ans. Et ce harpon, tout pareil aujourd’hui à un tire-bouchon, fut dardé dans les eaux de Java et entraînée dans sa fuite par une baleine tuée des années plus tard au large du Cap Blanc. Le fer primitif pénétra près de la queue, et telle une aiguille vagabonde restée dans le corps d’un homme, voyagea de quarante bons pieds jusqu’à la bosse, dans laquelle finalement on la trouve incrustée.

En traversant ce vestibule obscur, et en continuant par un passage à voûte basse, — ouvert dans ce qui avait dû jadis être une cheminée principale entourée de sièges pour se chauffer, — on pénètre dans la salle publique. C’est un lieu plus sombre encore, et qui a par en haut des poutres si massives et par en bas un vieux plancher si vermoulu, que l’on se croirait presque arrivé dans le poste d’équipage d’un bâtiment vétuste, en particulier par une nuit de tempête. Alors que cette arche antique dansait si violemment sur ses ancres. D’un côté se trouve une table longue et basse, une sorte d’étal supportant des vitrines aux carreaux fêlés qui contenaient de poussiéreuses raretés venues des coins les plus reculés de notre vaste terre. Occupant l’angle opposé de la pièce, on voit une cage d’aspect sinistre — le comptoir — qui voudrait figurer une tête de baleine franche. En tout cas, il y a là le grand os en ogive d’une mâchoire de baleine, si vaste qu’une diligence pourrait presque passer dessous. À l’intérieur, sur des rayons crasseux disposés tout autour, s’alignent de vieilles carafes, des bouteilles, des flacons ; et dans cette gueule engloutisseuse, à l’instar d’un nouveau Jonas (et c’est d’ailleurs ainsi qu’on le nomme), s’active un petit vieillard ratatiné qui, moyennant finances, vend cher aux marins les ivresses et la mort.

C’est en des récipients frauduleux qu’il verse son poison. Sous l’apparence extérieure de cylindres corrects, ces traîtres gobelets d’épais verre à bouteilles se rétrécissent par le bas en un fond trompeur. Des circonférences parallèles grossièrement tracées en relief dans le verre même encerclent ces gobelets pour voleurs de grands chemins. Faites remplir jusqu’à telle marque, et vous ne payez que deux sous ; jusqu’à telle autre, c’est deux sous de plus, et ainsi de suite jusqu’au verre complet — la mesure du Cap Horn — qu’on peut s’envoyer pour un shilling.

En pénétrant dans ce lieu, je trouvai réunis autour d’une table une bande de jeunes matelots, qui dégustaient à la lueur d’une chandelle fumeuse divers échantillons de tord-boyaux. Je me mis en quête du patron, et quand je lui eus dit que je désirais une chambre, je reçus la réponse que tout était plein dans l’établissement : il ne lui restait plus un seul lit disponible.

— Mais attendez, ajouta-t-il, en se frappant le front, vous ne voyez pas d’inconvénient à partager la couche d’un harponneur, hein ? Comme je suppose que vous allez partir à la pêche à la baleine, vous ferez bien de vous habituer à ce genre d’exercice.

Je lui répondis que je n’aimais pas dormir à deux dans un lit ; si toutefois cela devait m’arriver, j’aimerais connaître d’abord le harponneur, et si lui, patron, n’avait vraiment pas d’autres places à me donner, et si le harponneur n’était pas trop répugnant, alors plutôt que de continuer à errer dans une ville étrangère par une nuit aussi âpre, je m’accommoderais de la moitié du lit de tout individu convenable.

— Je le pensais bien. C’est parfait, prenez un siège. Souper ?… Vous voulez souper ? Cela va être prêt tout de suite.

Je m’assis sur un vieux canapé de bois, tout garni d’inscriptions comme un banc sur la promenade des remparts. À l’autre bout, un mathurin méditatif, à califourchon dessus, ajoutait à son ornementation, en jouant activement du couteau sur la partie située entre ses jambes. Sa gravure représentait un navire toutes voiles dehors, mais c’était loin d’être un chef-d’œuvre, à mon idée.

Finalement, on nous appela à quatre ou cinq pour aller manger dans la pièce voisine. Il y faisait un froid d’Islande, car il n’y avait pas le moindre feu, le patron ne pouvant, à son dire, se permettre un tel luxe. Rien que deux mélancoliques chandelles de suif, chacune sous son abat-jour. Nous fûmes trop heureux de boutonner hermétiquement nos surtouts et de porter à nos lèvres, de nos doigts mi-congelés, des tasses de thé brûlant. Mais le menu était des plus substantiels et comprenait, en sus de la viande et des pommes de terre, du poudingue. Juste ciel ! Un souper au poudingue ! Un jeune gars en habit vert pomme s’attaque à ce poudingue de la façon la plus féroce.

— Mon petit, lui dit le patron, tu vas te flanquer une indigestion, c’est net.

— Patron, chuchotai-je, ce n’est pas mon harponneur au moins ?

— Hé non, fit-il avec un air d’ironie diabolique, votre harponneur a le teint foncé. Il ne mange jamais de poudingue, lui… il ne mange que du rôti et il l’aime rudement.


Modèle de bateau baleinier, conservé au musée de New-Beford.

— Ça, je m’en moque, repris-je. Mais dites-moi où est ce harponneur. Est-il ici ?

— Il ne tardera plus.

J’avais beau faire, ce harponneur « au teint foncé » m’inspirait une méfiance croissante. En tous cas, j’étais bien résolu : si finalement nous devions coucher ensemble, je le forcerais à se déshabiller et à se mettre au lit le premier.

Le souper terminé, les convives regagnèrent la salle de débit, et, ne sachant où porter mes pas, je résolus d’y passer la fin de la soirée en spectateur.

Bientôt un bruit tumultueux s’éleva en dehors. Le patron se dressa en s’écriant :

— C’est l’équipage du Grampus. Le sémaphore l’a signalé au large ce matin, un voyage de trois ans et pleine cargaison d’huile. Hourra, les gars, nous allons savoir les nouvelles des antipodes.

Un martèlement de lourdes bottes retentit dans le couloir ; la porte s’ouvrit d’un coup et livra passage à une bande de marins de mine quelque peu farouche. Revêtus de leurs vieilles vareuses de quart, avec leurs figures enfouies dans des cache-nez de laine, tout sales et dépenaillés, et leurs barbes hérissées de glaçons, l’on eût dit une invasion d’ours du Labrador.

Ils débarquaient à peine de leur canot et l’auberge était la première maison où ils pénétraient. Tout naturellement, ils cinglèrent droit vers la gueule de la baleine — le comptoir — où le ratatiné petit vieux Jonas, qui officiait, leur versa bien vite pleine rasade à tous, Comme l’un d’eux se plaignait d’avoir pincé un mauvais rhume de cerveau, Jonas lui composa une potion d’un noir d’encre, faite de genièvre et de sirop de mélasse, jurant que c’était là un remède souverain contre toutes espèces de rhumes et catarrhes, quelle que fût leur ancienneté, et qu’on les eût pris au large de la côte de Labrador ou sous le vent d’une banquise.

L’alcool leur monta vite à la tête, comme il arrive généralement même aux plus intrépides biberons lorsqu’ils se retrouvent à terre, après une longue navigation, et ils commencèrent à plaisanter et à mener grand tapage.

Cependant l’un d’eux se tenait plus ou moins sur la réserve et, tout en s’efforçant de ne pas gâter par une mine trop sérieuse le plaisir de ses camarades, il s’abstenait de faire autant de bruit que les autres. Cet homme m’attira d’emblée ; et comme les dieux de mer avaient décrété qu’il deviendrait bientôt mon compagnon de bord, je me permets d’esquisser ici son portrait. Il avait six bons pieds de haut, une carrure imposante et un thorax à l’instar d’un batardeau. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi musclé. Le hâle avait bronzé fortement son visage, ce qui rendait plus blanches, par contraste, ses dents éblouissantes ; mais dans son regard ténébreux flottaient des souvenirs qui ne paraissaient guère faits pour l’égayer. À son accent, je le reconnus d’emblée pour un homme du midi, et sa belle stature me le fit prendre pour un montagnard des Alleghanies, en Virginie. Quand la bruyante orgie de ses compagnons fut à son point culminant, cet homme profita de leur inattention pour s’éclipser et je ne le revis plus jusqu’au jour où il devint mon camarade en mer. Mais au bout de quelques minutes ses compagnons s’aperçurent de son départ et comme ils semblaient avoir pour lui beaucoup d’affection, ils s’exclamèrent à l’envie : « Bulkington ! Bulkington ! Où est Bulkington ? » et s’élancèrent dans la rue à sa poursuite.

Il était neuf heures, il régnait maintenant dans le débit un silence quasi surnaturel, et je commençai à croire réalisable un petit projet qui m’était venu à l’esprit juste avant l’entrée des matelots.

Personne ne souhaite dormir à deux dans un lit, fût-ce avec son propre frère. Je ne sais comment cela se fait, mais on aime être seul quand on dort. Et quand il s’agit de dormir avec un étranger inconnu, dans une auberge inconnue d’une ville étrangère, et que cet inconnu est un harponneur, les objections se multiplient à l’infini. Même en qualité de marin, je n’avais pas plus de raison que n’importe qui de coucher à deux dans un lit ; car les marins en mer ne couchent pas plus à deux dans un lit que ne le font à terre les rois célibataires. À la vérité, ils dorment tous réunis dans la même chambrée, mais on a chacun son hamac à soi, on s’enveloppe de sa couverture personnelle, et on dort dans sa propre peau.

Plus je songeais à ce harponneur, plus l’idée de dormir avec lui me répugnait. Il était bien probable que, vu sa qualité de harponneur, sa chemise ou son tricot, selon le cas, ne serait pas des plus frais, ni à coup sûr des plus fins. Toute ma chair s’en hérissait d’avance. En outre, il se faisait tard, et mon harponneur, cet homme si convenable, aurait déjà dû être rentré pour se coucher. Or, à supposer qu’il vînt me tomber dessus à minuit, qui pourrait me dire de quel bouge abject il sortirait ?

— Patron, j’ai changé d’avis au sujet du harponneur… Je ne dormirai pas avec lui, je me mettrai sur ce banc.

— Comme il vous plaira. Je regrette de ne pouvoir vous donner une nappe en guise de matelas, sans compter qu’il y a là une planche salement rugueuse. (Et il en tâtait les bosses et les creux.) Mais attendez un peu, Monsieur le tireur au flanc, j’ai ici dans le comptoir un rabot de menuisier… attendez, dit-il, et vous ne serez pas trop mal couché.

Ce disant, il tira son rabot et, après avoir d’abord épousseté le banc avec un vieux foulard de soie, il se mit à raboter mon lit avec ardeur, tout en grimaçant comme un singe. Les copeaux volaient de toutes parts ; mais à la fin la lame du rabot buta contre un noeud invincible. Le patron faillit se démantibuler le poignet, et je le conjurai au nom du ciel de ne pas insister : le lit était suffisamment doux pour moi, et je ne voyais pas du tout comment tout le rabotage du monde pouvait transformer une planche de sapin en édredon moelleux. Alors, avec une nouvelle grimace, mon homme recueillit les copeaux, les jeta dans le grand poêle au milieu de la pièce et partit pour ses affaires, me laissant à mes tristes pensées.

Je pris la mesure du banc et découvris qu’il était d’un pied trop court. On pouvait y remédier au moyen d’une chaise. Mais il était aussi d’un pied trop étroit, et l’autre banc de la salle était d’environ quatre pouces plus haut que celui raboté : il n’y avait donc pas possibilité de les juxtaposer. Avisant alors une place libre contre la muraille, je disposai le premier banc parallèlement à celle-ci, laissant entre les deux un petit espace, afin d’y loger mon dos. Mais je m’aperçus vite qu’il m’arrivait par-dessous le châssis de la fenêtre un courant d’air glacé, qui rendait ce dispositif absolument impraticable, d’autant qu’un autre vent coulis provenant de la porte mal jointe se coalisait avec celui de la fenêtre pour former toute une série de petits tourbillons aériens dans le voisinage immédiat du lieu où j’avais escompté passer la nuit.

« Que le diable emporte ce harponneur ! me dis-je, mais minute ! Ne pourrais-je prendre les devants sur lui, fermer sa porte de l’intérieur, et m’emparer de son lit, d’où les plus bruyants appels seraient incapables de me tirer ? »

L’idée ne me parut pas mauvaise ; mais à la réflexion, j’y renonçai. Car rien ne m’assurait que le matin venu, en sortant de ma chambre, je ne trouverais pas le harponneur sur le seuil, tout prêt à me rouer de coups ?

J’avais beau chercher, je ne trouvais aucun moyen pratique de passer une nuit supportable ailleurs que dans le lit d’autrui. À la longue, j’en vins à songer que je nourrissais peut-être des préventions mal fondées contre ce harponneur inconnu. « Je vais l’attendre encore, me dis-je, il ne peut plus tarder longtemps. Cela me permettra de faire sa connaissance, et il est bien possible que pour finir nous devenions d’excellents compagnons de lit… On ne peut jamais savoir ! »

Les autres pensionnaires continuaient à arriver, par un, par deux et par trois, et s’en allaient se mettre au lit, mais je ne voyais toujours pas la trace de mon harponneur. Comme minuit approchait, je m’écriai :

— Dites donc, patron, en voilà un type !… Est-ce qu’il rentre toujours aussi en retard ?

Le patron émit à nouveau son ricanement sec, parut s’égayer beaucoup de quelque chose que je ne pus deviner, et répondit :

— Non, d’habitude il est en avance… tôt couché. Mais ce soir, vous comprenez, il est sorti pour faire son colportage, et je ne vois pas du tout ce qui, peut le retenir si tard, à moins que peut-être il n’ait pas réussi à vendre sa tête.

La moutarde me monta au nez :

— Vendre sa tête ?… Quelle histoire de brigands me racontez-vous là ? Voudriez-vous me faire croire, patron, que ce harponneur est réellement occupé, en cette sacro-sainte nuit de samedi, ou plutôt ce dimanche matin, à colporter sa tête par la ville ?

— C’est exactement cela, reprit le patron, et je l’ai prévenu qu’il ne réussirait pas à la vendre ici, car le marché est déjà encombré.

— Encombré de quoi ? m’écriai-je.

— De têtes, pardi ! Est-ce qu’il n’y a déjà pas trop de têtes de par le monde ?

— Je vous en avertis, patron, dis-je très calmement, vous ferez bien de ne pas continuer à me débiter ces sornettes… Je ne suis pas un bleu.

— Possible, reprit-il, en prenant une allumette pour se faire un cure-dents, mais j’ai idée que vous attraperez des marrons si ce harponneur vous entend vous ficher de sa tête.

— Je la lui casserai, dis-je, pris d’un nouvel accès de colère à cet absurde galimatias du patron.

— Elle l’est déjà cassée, fit-il.

— Cassée, fis-je… Vous avez dit cassée ?

— Bé oui, et c’est pour cela qu’il n’arrive pas à la vendre, je suppose.

— Patron, repris-je, m’avançant vers lui, froid comme le mont Hékla par une tempête de neige, assez de balivernes. Il faut que vous et moi nous nous comprenions, et sans plus de retard. Je viens chez vous et je vous demande un lit ; vous répondez que vous ne pouvez m’en donner que la moitié d’un ; que l’autre moitié appartient à un certain harponneur… Et au sujet de ce harponneur que je n’ai jamais vu, vous vous acharnez à me débiter les plus absurdes et incroyables histoires, tendant à faire naître en moi un sentiment de méfiance à l’égard de celui que vous me destinez comme compagnon de lit. Or, patron, c’est là le genre de compagnonnage qui implique le plus d’intimité et de confiance. Je vous prie donc de vous expliquer et de me dire qui est ce harponneur, et si je n’ai véritablement rien à craindre en passant la nuit avec lui. Et, en premier lieu, vous allez avoir l’obligeance de désavouer cette histoire concernant la vente de sa tête, car si elle est vraie, j’y verrai une bonne preuve que ce harponneur est fou à lier, et je n’ai aucune envie de dormir avec un fou ; et si vous, monsieur, je dis, vous, patron, si vous tentiez, en connaissance de cause, de m’induire à le faire, vous vous rendriez par là coupable d’un acte relevant des tribunaux.

— Ben, fit le patron, en poussant un profond soupir, voilà un bien long sermon pour une bien mince peccadille. Mais rassurez-vous, rassurez-vous le harponneur en question vient d’arriver des mers du Sud où il a acheté un lot de têtes de maoris momifiées (des curiosités recherchées, comme vous le savez) et il les a toutes vendues sauf une ; et c’est cette dernière qu’il a essayé de vendre ce soir parce que demain il est dimanche, et que ce ne serait pas le jour de brocanter des têtes humaines dans les rues alors que les gens s’en vont à l’église. Déjà dimanche dernier, il voulait le faire, et je l’ai arrêté juste au moment où il s’apprêtait à sortir avec quatre têtes alignées sur une ficelle comme un vrai rang d’oignons.

Cet exposé m’éclaircit enfin le mystère jusque-là impénétrable et me fit voir que le patron, somme toute, n’avait pas eu l’intention de se moquer de moi… Mais aussi que devais-je penser d’un harponneur qui s’attardait dehors un samedi soir, et même un saint jour du Seigneur, pour se livrer à une occupation aussi païenne que de vendre des têtes d’idolâtres défunts ? Je conclus tout haut :

— Croyez-moi, patron, ce harponneur est un dangereux individu.

— Il me paye régulièrement, répliqua mon hôte. Mais dites donc, il se fait terriblement tard, vous feriez mieux d’aller au dodo. Le lit est bon : c’est dans ce lit-là que Sal, mon épouse, et moi, nous avons couché la nuit de nos noces. Il y a toute la place désirable pour s’étendre à deux dans ce lit-là ; c’est un lit d’une grandeur formidable. Tenez, à ce propos, Sal avait pris l’habitude de mettre coucher à nos pieds nos deux petits, Sam et Johny. Mais une nuit que je me débattais en rêve, il advint que je fis tomber Sam sur le carreau, où il faillit se casser un bras… Après quoi, Sal déclara que ce n’était plus possible. Allons, venez par ici, je vais vous donner tout de suite une camoufle.

Et à ces mots, il alluma une chandelle et me la tendit en m’offrant de me montrer le chemin. Je demeurai indécis ; mais lui, consultant l’horloge disposée dans un coin, s’écria :

Voilà qu’il est dimanche… ; vous ne verrez plus le harponneur cette nuit : il aura jeté l’ancre quelque part ailleurs. Allons, venez, venez donc, vous ne voulez pas venir ?

Je réfléchis un instant, et puis je montai l’escalier derrière lui. Il m’introduisit dans une petite chambre froide comme une glacière et meublée, il est vrai, d’un lit prodigieux, si grand que quatre harponneurs auraient presque pu y dormir de front

Là, dit le patron, en déposant la chandelle sur un vieux coffre de marin tout disloqué qui jouait le double rôle de lavabo et de table du milieu ; là, maintenant, faites comme chez vous et dormez bien.

Je détournai les yeux du lit et cherchai mon hôte, mais il avait déjà disparu

Relevant les couvertures, je me penchai sur le lit. Bien qu’il manquât un peu d’élégance, il supportait passablement l’examen. Je jetai ensuite un coup d’œil sur la chambre. À part le lit et la table du milieu, je ne vis entre ces quatre murs d’autre mobilier proprement dit qu’une armoire grossière et un écran de cheminée garni d’un chromo qui représentait un homme harponnant une baleine. En fait d’objets n’appartenant pas à la chambre par destination, il y avait, jeté dans un coin sur le plancher, un hamac ficelé, à côté d’un grand sac de matelot, renfermant les effets du harponneur et lui tenant sans doute lieu, à terre, de valise. De plus, il y avait sur la tablette de la cheminée un paquet d’hameçons exotiques en os de poissons, et, debout au chevet du lit, un énorme harpon.

Mais un objet déposé sur le coffre m’intriguait. Je m’en saisis, l’approchai de la lumière, le tâtai, le flairai et cherchai par tous les moyens à me rendre compte de sa nature. Je ne puis mieux le comparer qu’à un vaste paillasson-essuie-pieds, orné sur les bords de petites pointes cliquetantes assez pareilles aux dards de porc-épic entourant un mocassin de peau-rouge. Ce paillasson avait au centre une ouverture comme on en voit aux ponchos du Sud-Amérique. Mais, était-il vraisemblable qu’un harponneur sain d’esprit pût revêtir un paillasson-essuie-pieds et arpenter dans cet appareil les rues d’une ville chrétienne ? Je me mis sur moi l’objet pour l’essayer, et il me pesa comme une chape de plomb. Il était singulièrement rugueux et lourd, voire même un peu humide, comme si ce mystérieux harponneur l’avait porté un jour de pluie. Ainsi accoutré, j’allai me regarder dans un fragment de glace appliqué au mur et je n’ai de ma vie vu spectacle pareil. Je m’en dépêtrai si hâtivement que je me fis un bleu au cou.


Baleinier américain vers 1840.

Je m’assis au bord du lit pour méditer sur ce harponneur qui colportait des têtes revêtu d’un paillasson-essuie-pieds. Après avoir passé quelque temps dans cette posture, je me levai et ôtai mon surtout, puis m’attardai au milieu de la chambre à songer. J’enlevai alors ma vareuse et songeai encore un peu en manches de chemise. Mais je commençai à avoir très froid, dans ce léger costume et, me rappelant le dire du patron, que le harponneur ne rentrerait pas du tout cette nuit-là, je cessai d’hésiter, me dépouillai de mon pantalon et de mes bottes, me mis au lit et, soufflant la chandelle, me recommandai au soin de la Providence.

Ce matelas était-il rembourré d’épis de maïs ou de vieux tessons, je ne saurais le dire, mais le fait est que je restai longtemps avant de pouvoir m’endormir. À la fin, je glissai peu à peu au sommeil, et j’avais déjà fait pas mal de chemin vers le pays des songes, lorsque je perçus dans le corridor l’approche d’un pas pesant, et vis un rayon de lumière filtrer dans la pièce par-dessous la porte.

« Que le Seigneur ait pitié de moi ! pensai-je, ce doit être le harponneur, cet infernal colporteur de têtes. » Mais je gardai une entière immobilité et résolus de ne pas dire un mot tant qu’on ne m’adresserait pas la parole. Tenant d’une main un quinquet et de l’autre cette fameuse tête de maori, l’étranger pénétra dans la pièce. Sans regarder vers le lit, il déposa sa lampe sur le plancher dans le coin le plus éloigné, et se mit en devoir de débrouiller les nœuds de la corde entourant le gros sac dont j’ai signalé la présence dans la chambre. J’avais un désir extrême de voir son visage, mais il le garda détourné toute la durée du temps qu’il passa à déficeler l’embouchure du sac. Cela fait, il se retourna, et, grands dieux ! quel spectacle !… Quel visage ! Il était d’une teinte sombre, d’un rouge cuivré çà et là de grands carrés noirâtres… « Plus de doute, pensai-je, voilà mes craintes réalisées ; c’est un mauvais coucheur, il s’est battu, a reçu d’atroces balafres, et il arrive tout droit de chez le médecin. » Mais comme à ce moment-là il tournait le visage vers la lumière, je compris que les carrés livides ne pouvaient être aucunement du taffetas d’Angleterre. C’était des taches d’une nature quelconque. Je ne sus d’abord qu’en penser ; mais bientôt la vérité commença de m’apparaître. Je me rappelai l’aventure d’un blanc, un baleinier lui aussi, qui, tombé aux mains des cannibales, avait été tatoué par eux. Je conclus que mon harponneur, au cours de ses lointains voyages, avait dû éprouver un sort analogue. « Et qu’importe, me dis-je, après tout. Ce n’est là que son extérieur : on peut être honnête sous n’importe quelle peau. » Mais, alors, comment expliquer son teint extravagant ou plutôt cette partie de son teint située alentour des carrés de tatouage et complètement indépendante de ceux-ci ? Après tout, ce pouvait n’être rien de plus qu’un bel et beau revêtement de hâle tropical ; mais je n’avais jamais encore ouï dire que l’ardeur du soleil pût hâler un blanc au point de le rendre d’un rouge cuivré. Néanmoins, je n’étais pas allé dans les mers du Sud ; et peut-être le soleil y produisait-il sous la peau cet effet singulier.

Or, tandis que ces idées me traversaient comme l’éclair le harponneur ne me remarquait toujours pas. Quand il fut venu à bout d’ouvrir son sac, il se mit à fouiller dedans, et il en tira bientôt une sorte de tomahawk et une sacoche en peau de phoque ayant le poil à l’extérieur. Après quoi, disposant ces objets sur le vieux coffre du milieu de sa chambre, il prit la tête du maori — objet passablement macabre — et la fourra dans le sac. Mais quand il ôta son chapeau, — un castor tout neuf, — une nouvelle surprise faillit m’arracher un cri. Il n’avait pas de cheveux sur la tête, — ou pour ainsi dire pas, — rien qu’une petite tresse tortillée au-dessus du front. Son crâne chauve et rougeâtre ressemblait tout à fait à un crâne moisi. Si l’étranger ne s’était pas tenu entre moi et la porte, je me serais engouffré dehors plus vite que jamais je n’ai engouffré un repas.


Un accident, d’après l’ouvrage de Scoresby (1823)

Dans la circonstance, je songeai un instant à passer par la fenêtre, mais nous étions au second étage. Je ne suis pas poltron, mais la conduite à tenir vis-à-vis d’un scélérat cuivré colporteur de têtes dépassait tout à fait mes moyens. L’ignorance est mère de la peur. J’avoue que, totalement ahuri et stupéfié par la vue de cet étranger, j’avais alors aussi peur de lui que si le diable lui-même s’était introduit dans ma chambre au beau milieu de la nuit. J’avais même tellement peur que je ne vins pas à bout d’interpeller notre homme sur-le-champ et d’exiger qu’il me fournît des éclaircissements à propos de ce qui me paraissait inexplicable en lui.

Cependant, il continuait à se déshabiller et pour finir, sa poitrine et ses bras m’apparurent. Aussi vrai que je vis, ces parties cachées de son corps étaient couvertes des mêmes carrés que son visage ; sur tout son dos également s’étalaient ces mêmes carrés sombres : il semblait avoir traversé une guerre de Trente ans, et en être réchappé avec une vraie chemise de taffetas d’Angleterre. Bien plus, ses jambes mêmes en étaient marquées ; on eût dit des troncs de palmier où grimpaient toute une portée de grenouilles vert sombre. Impossible d’en douter, j’avais devant moi quelque infâme sauvage embarqué sur un baleinier dans les mers du Sud et venu à terre dans ce pays civilisé. Cette pensée me fit frissonner. En outre, un colporteur de têtes… qui sait, même, les têtes de ses propres frères. Allait-il pas avoir envie de la mienne — dieux, regardez ce tomahawk !

Mais, je n’eus guère le loisir de frissonner car les gestes du sauvage accaparaient alors toute mon attention et me persuadaient que j’avais affaire à un païen. Allant à son épais surtout qu’il avait précédemment disposé sur une chaise, il fouilla dans les poches et en tira une baroque petite statuette bossue par derrière et tout à fait de la couleur d’un bébé congolais âgé de trois jours. Tout d’abord, me ressouvenant du crâne momifié, je faillis croire que ce noir polichinelle était un enfant véritable conservé par une méthode analogue. Mais le voyant absolument rigide, et luisant à peu près comme de l’ébène poli, je conclus que ce n’était rien d’autre qu’une idole de bois. Je ne me trompai point. Bientôt le sauvage s’approcha de l’âtre vide, en retira la plaque au chromo et dressa cette figurine bossue, telle une quille, entre les chenêts. Comme les jambages du foyer ainsi que les briques de l’intérieur étaient revêtus de suie, je jugeai que cette cheminée faisait pour son idole congolaise une petite chapelle bien appropriée.


L’Attaque d’un cachalot, gravure américaine de 1840.

Malgré mon sentiment de malaise, je surveillai d’un regard attentif la statuette à demi cachée pour voir ce qui allait se passer ensuite. Notre homme d’abord tira de sa poche de surtout plein ses deux mains de copeaux, qu’il déposa délicatement devant l’idole ; puis plaçant sur le tas une parcelle de biscuit de mer, il en approcha la flamme du quinquet et fit jaillir des copeaux un feu de sacrifice. Puis, après diverses tentatives pour l’attraper vivement dans le feu avec la main, qu’il retirait encore plus vite (car il se brûlait cruellement), il réussit enfin à reprendre le biscuit ; et soufflant un peu dessus pour le refroidir et enlever les cendres, il l’offrit poliment au petit négro. Mais le diablotin ne parut pas apprécier du tout ce genre de mets trop sec et refusa d’ouvrir les lèvres. Toutes ces étranges simagrées s’accompagnaient de sons gutturaux encore plus étranges émis par le fidèle qui semblait prier en faux-bourdon ou bien moduler quelque psalmodie païenne, tandis que son visage se contorsionnait de la façon la plus baroque. Finalement, il éteignit le feu, enleva l’idole sans plus de cérémonie et la fourra derechef dans sa poche de surtout, avec aussi peu de soin que l’eût fait un chasseur jetant dans son carnier une bécasse abattue.

Toutes ces momeries bizarres accrurent mon malaise, et voyant alors à des signes non équivoques qu’il avait fini ses opérations et qu’il allait se mettre au lit avec moi, je jugeai qu’il était grand temps, avant l’extinction de la lumière, de rompre le charme qui m’avait si longtemps paralysé.

Mais je délibérai sur le discours à tenir, et ce retard me fut fatal. Reprenant sur la table son tomahawk, mon compagnon en examina un instant le gros bout, et puis le présentant à la flamme de la lampe, il appliqua ses lèvres au manche et souffla d’épais nuages de fumée de tabac. Un instant plus tard, ayant éteint la lumière, le farouche cannibale, son tomahawk entre les dents, sautait dans le lit à mon coté. Alors, n’y tenant plus, je poussai un cri et lui, lâchant un brusque grognement de stupeur, se mit à me tâter.

Balbutiant quelques mots indistincts, je me reculai loin de lui tout contre le mur, et puis le suppliai, quel qu’il fût, de se tenir tranquille pour me permettre de me relever et de rallumer la lampe. Mais à ses réponses gutturales, je vis qu’il ne comprenait pas mes désirs.

— Qui diable, toi être ? dit-il enfin… Si toi pas parler, sacrédié ! moi tuer toi.

Et ce disant, il fit tournoyer dans l’ombre au-dessus de ma tête le tomahawk brasillant.

— Patron ! Pour l’amour de Dieu, à moi ! À moi ! Peter Coffin ! m’écriai-je. Patron ! à la garde ! Coffin ! au secours ! à l’assassin !

— Toi parler ! toi dire à moi qui toi être, ou sacrédié, moi tuer toi ! grogna derechef le cannibale, tandis que son tomahawk brandi crachait sur moi des étincelles de tabac enflammé, qui faillirent incendier ma chemise.

Mais, grâce au ciel, à ce moment le patron, un flambeau à la main, pénétra dans la chambre, et sautant en bas du lit, je courus à lui.

— N’ayez donc pas peur, me dit-il en ricanant de nouveau. Quîqueg ici présent ne toucherait pas un cheveu de votre tête.

— Cessez de ricaner, m’écriai-je, et dites-moi plutôt pourquoi vous ne m’aviez pas prévenu que ce maudit harponneur était un cannibale.

— Je croyais que vous le saviez… puisque je vous avais dit qu’il colportait des têtes par la ville… Mais retournez au dodo et dormez. Quîqueg, écoute :

— Toi comprendre moi, moi comprendre toi, cet homme dormir avec toi. Toi comprendre ?

— Moi comprendre très bien, grommela Quîqueg.

Et se mettant sur son séant, il tira une bouffée de sa pipe

— Toi te mettre dedans, ajouta-t-il, en me faisant signe de son tomahawk et rejetant les draps de côté.

Il accomplit ce geste d’une manière non seulement courtoise, mais en vérité noble et généreuse Je m’attardai à le considérer une minute. Malgré tous ses tatouages, c’était là en somme un cannibale propre et d’aspect avenant.

« Pourquoi donc, ai-je fait tout ce raffût ? me demandai-je ? Cet homme est un être humain tout comme moi, il a autant de raison de me craindre que j’en ai d’avoir peur de lui. Mieux vaut dormir avec un cannibale de sang-froid qu’avec un chrétien ivre. »

— Patron, repris-je, dites-lui de rengainer son tomahawk, ou sa pipe, ou son je ne sais quoi, bref, dites-lui de cesser de fumer, et je me coucherai avec lui. Mais je n’aime pas d’avoir un homme qui fume au lit avec moi. C’est dangereux et, de plus, je ne suis pas assuré.

Ma requête transmise à Quîqueg, il obéit aussitôt, et derechef m’invita poliment à me mettre au lit, se reculant d’un côté pour me dire : Je ne te toucherai même pas du bout du pied.

— Bonne nuit, patron, dis-je, vous pouvez aller.

Je me couchai et je n’ai jamais mieux dormi de ma vie.

En me réveillant le lendemain matin au jour, je vis que Quîqueg avait passé son bras sur moi et me tenait de la manière la plus tendre et affectueuse. Le couvre-lit était fait de pièces rapportées, un bizarre assemblage d’une multitude de petits carrés et losanges de couleurs, et ce bras entièrement tatoué d’un interminable dessin en labyrinthe de Crète, où il n’y avait pas deux endroits de la même teinte (ce qui provenait, je suppose, de ce qu’en mer il tenait son bras exposé indifféremment à l’ombre et au soleil, ses manches de chemise plus ou moins relevées chaque fois), ce bras, dis-je, ressemblait tout à fait à une bande du couvre-lit susdit. De fait, quand je m’éveillai, voyant le bras étalé dessus en partie, je ne le distinguai pas de la couverture, tant leurs teintes se confondaient ; et ce fut seulement par la sensation de poids et de pression que je sus que Quîqueg me tenait.

Mes impressions étaient étranges. Pour essayer de les faire comprendre, je vais évoquer une aventure semblable qui m’arriva quand j’étais enfant ; si ce fut une réalité ou un rêve, je n’ai jamais pu l’établir tout à fait. Voici cette aventure : J’avais commis un méfait quelconque, — j’avais entrepris, je pense, de grimper dans la cheminée, comme je l’avais vu faire quelques jours plus tôt à un petit ramoneur, et ma belle-mère qui, de façon ou d’autre, était tout le temps à me fouetter ou à m’envoyer me coucher sans souper, — ma belle-mère, donc, me tira par les jambes hors de la cheminée et m’envoya me coucher, bien qu’il ne fût que deux heures de l’après-midi, un 21 juin, le jour le plus long de l’année dans notre hémisphère. C’était pour moi une perspective abominable. Mais il n’y avait pas de recours ; aussi je grimpai à ma petite chambre du troisième étage, me déshabillai le plus lentement possible pour tuer le temps, et avec un profond soupir me mis entre les draps.


Le pont d’un baleinier américain contemporain de « Moby Dick »

Je restai là, très malheureux, à calculer que seize heures entières s’écouleraient avant que je pusse espérer la résurrection. Seize heures au lit ! j’en avais mal dans le creux du dos. Et avec cela, il faisait tellement clair : le soleil brillait à la fenêtre, j’entendais les voitures passer dans la rue et un bruit de voix joyeuses emplissait la maison. À la fin, n’y pouvant plus tenir, je me levai, m’habillai en descendant en tapinois, allai trouver ma belle-mère, et me jetai soudainement à ses pieds, la suppliant en grâce de me donner une bonne fessée pour mon escapade, tout plutôt que de me condamner à rester au lit un laps de temps aussi intolérable. Mais ma belle-mère ne connaissait que son devoir ; elle se montra inflexible, et il me fallut regagner ma chambre. Durant plusieurs heures je restai là, tout éveillé, me sentant beaucoup plus malheureux que je n’ai jamais été depuis ; même dans mes plus grandes adversités ultérieures. À la fin, je tombai dans un sommeil troublé de cauchemars et, m’en étant réveillé lentement, — à demi plongé dans mes rêves, — j’ouvris les yeux. La chambre, précédemment éclairée, était à cette heure enveloppée de ténèbres. À l’instant je sentis une secousse me parcourir tout l’être ; je ne voyais rien, je n’entendais rien ; mais une main surnaturelle semblait placée dans la mienne. Mon bras reposait sur le couvre-lit, et le fantôme inconnu, invisible et muet, à qui la main appartenait, semblait assis auprès de mon chevet. Pendant ce qui me parut des siècles, je restai là glacé de la plus affreuse terreur, n’osant retirer ma main ; mais sans cesser de me dire que si je pouvais seulement la remuer d’un pouce, l’affreux sortilège serait brisé. J’ignore comme je finis par me rendormir ; mais en m’éveillant le matin, je frissonnais au souvenir de cette aventure. Durant des jours, des semaines et des mois, par la suite, je me perdis en tentatives infructueuses pour m’expliquer le mystère. Même aujourd’hui encore, je m’en intrigue souvent.


L’Attaque, gravure française de 1820.

Or, à part la peur effroyable, mes impressions, à sentir la main surnaturelle dans la mienne, étaient très analogues, dans leur étrangeté, à celles que j’éprouvai en m’éveillant et me voyant enlacé par le bras païen de Quîqueg.

Ma situation était grotesque. Tout en me remémorant un à un les événements de la nuit, je m’évertuais en vain à écarter son bras ; il me serrait toujours étroitement, comme si la mort seule eût pu nous désunir. Je tentai de le réveiller : « Quîqueg ! » Il ne me répondit que par un ronflement. Je me retournai avec la sensation d’avoir le cou pris dans un collier de cheval ; et soudain je me sentis légèrement égratigné. Rejetant les couvertures, je vis le tomahawk à côté du sauvage, ainsi qu’un petit enfant à figure en fer de hache.

« Vrai, pensai-je, me voilà dans un joli pétrin, ici au lit, en plein jour, dans une maison inconnue, avec un cannibale et un tomahawk ! »

Et je m’écriai :

— Quîqueg ! au nom du ciel, Quîqueg, réveille-toi !

À la longue, à force de tortillements et d’exhortations bruyantes et prolongées, je réussis à obtenir de lui un grognement. Bientôt, il retira son bras, se secoua comme un barbet qui sort de l’eau et se dressa sur son séant, raide comme un piquet en me regardant et se frottant les yeux comme s’il ne se rappelait pas du tout comment je me trouvais là, bien qu’un vague souvenir de m’avoir déjà vu parût lentement poindre en lui. Cependant, n’ayant plus d’inquiétudes sérieuses et désireux d’observer de près une aussi singulière créature, je restais à le regarder sans rien dire. Quand enfin il parut s’être fait une opinion sur la présence de son compagnon de lit, il sauta à terre et, par ses gestes et son baragouinage, me donna à entendre que, si je voulais bien, il allait s’habiller d’abord, pour me permettre de m’habiller ensuite, avec toute la chambre à ma disposition. « Voici, Quîqueg, pensai-je, une proposition des plus civilisées ; on a beau dire, ces sauvages ont un sens inné de la délicatesse ; c’est merveilleux comme ils sont essentiellement polis. » Quîqueg méritait bien ce compliment, puisqu’il me traitait avec tant de civilité et de considération, tandis que je me rendais coupable d’une grande grossièreté, en ne le quittant pas des yeux et suivant toutes les phases de sa toilette ; sur le moment, la curiosité l’emporta sur ma bonne éducation. N’empêche qu’on ne voit pas tous les jours un homme comme Quîqueg ; lui et ses façons valaient bien qu’on les regardât de façon inusitée.

Il commença à s’habiller par le haut en mettant son chapeau de castor et puis, toujours en pans volants, il s’empara de ses bottes. Pourquoi diantre ! Il procédait ainsi, je ne saurais le dire, mais sa manœuvre suivante fut de s’aplatir sous le lit, bottes en mains et chapeau sur la tête. Alors, je l’entendis souffler et peiner si violemment que j’en conclus qu’il travaillait à se chausser ; encore que je ne connaissais aucune règle de savoir vivre exigeant qu’un homme s’isole pour enfiler ses bottes. Mais Quîqueg, voyez-vous, était un être à l’état de chrysalide, ni chenille ni papillon. Il était juste assez civilisé pour montrer son exotisme de la façon la plus étrange. Son éducation n’était pas encore complète. Il en était aux rudiments. S’il n’eût été civilisé à un certain degré, il n’aurait fort probablement pas porté de bottes ; mais, par contre, s’il n’eût été encore un sauvage, il n’aurait pas songé à se mettre sous le lit pour les chausser. À la fin, il surgit, son chapeau tout cabossé et renfoncé sur les yeux et boitillant parmi la chambre, comme si, n’étant pas très accoutumé aux chaussures, les siennes, en peau de vache humide et racornies, — probablement pas faites non plus sur mesure, — l’eussent un peu serré et tourmenté à ses premiers pas dans le matin glacial.

M’avisant alors qu’il n’y avait pas de rideaux à la fenêtre et que la rue étant très étroite on voyait la maison d’en face tout ce qui se passait dans la chambre, et constatant de plus en plus le spectacle peu décent qu’offrait Quîqueg, à se promener avec un minimum de vêtements autres que son chapeau et ses bottes, je le suppliai d’accélérer un peu sa toilette et surtout de passer son pantalon au plus vite. Il obéit, puis se mit en devoir de se laver. À cette heure matinale, un chrétien se serait débarbouillé la figure ; mais Quîqueg, à ma stupéfaction, se contenta d’ablutions restreintes à sa poitrine, à ses bras et à ses mains. Il passa ensuite son gilet et prenant sur la table du milieu qui servait de lavabo un morceau de savon blanc, il plongea dans l’eau et se mit à se savonner la figure. Je m’attendais à le voir tirer son rasoir de son sac quand, miséricorde, le voilà qui prend le harpon dans le coin, au chevet du lit, enlève de sa douille le long manche en bois, sort la lame du fourreau, la repasse un peu sur sa semelle, et, s’approchant d’un bout du miroir pendu au mur, commence à se racler vigoureusement, ou plutôt à se harponniser les joues. Quîqueg, me dis-je, voilà une bonne réclame pour les excellents produits de la coutellerie Roger. Par la suite, je m’étonnai moins de cette manière d’opérer quand je vins à savoir de quel acier fin on fait le fer d’un harpon, et comme on entretient le tranchant des longs bords droits.


L’approche : lithographie française de 1830.

Le reste de sa toilette fut bientôt terminé, et il sortit fièrement de la chambre, drapé de son grand surtout de pilote, et portant son harpon comme un bâton de maréchal.

Je suivis son exemple aussitôt et descendis dans l’estaminet où j’accostai fort aimablement le patron qui riait sous cape. Je ne lui en voulais pas quoiqu’il se fût passablement moqué de moi au sujet de mon compagnon de lit.

L’estaminet était alors plein des pensionnaires arrivés la nuit précédente et que je n’avais pas encore bien vus. C’étaient presque tous des baleiniers : premiers lieutenants et seconds lieutenants, et troisièmes lieutenants, maîtres-charpentiers, tonneliers marins, forgerons de marine, harponneurs gardiens de navires ; une réunion de gens tannés et basanés, aux barbes hirsutes et à la tenue débraillée, tous portant des vareuses en guise de robes de chambre.

On pouvait très facilement dire depuis combien de temps chacun était à terre. La joue saine de ce jeune novice est de la teinte d’une poire rôtie de soleil, et on la croirait presque musquée ; il est de retour des Indes et ne peut pas avoir débarqué depuis plus de trois jours. Cet homme à côté de lui a la peau de quelques tons plus claire ; on dirait la teinte du bois de soie [4].

Sur le visage d’un troisième s’attarde encore un hâle tropical, mais un peu fané déjà ; il a sans doute trôlé à terre des semaines entières. Mais qui eût pu rivaliser avec Quîqueg, dont la joue, bariolée de teintes diverses, ressemblait à la pente occidentale des Andes, où se superposent en ordre des zones successives de climats variés.

— Hohé, à la briffe ! cria alors le patron, en ouvrant une porte.

Nous allâmes déjeuner.

Les gens qui ont beaucoup voyagé en acquièrent, dit-on, une parfaite aisance d’allures, un parfait aplomb en société. Pas toujours, cependant, témoin Ledyard, le grand voyageur de la nouvelle Angleterre, et Mungo-Park, l’Écossais ; ils ne possédaient pas la moindre assurance en public. Mais peut-être simplement traverser la Sibérie sur un traîneau tiré par des chiens comme fit Ledyard, ou faire une longue promenade solitaire l’estomac vide au cœur de l’Afrique noire, ce en quoi se résument les exploits de ce pauvre Mungo, ce genre de voyage, dis-je, peut n’être pas le meilleur moyen de devenir un homme du monde accompli.

Ces réflexions sont occasionnées par le fait qu’après nous être tous mis à table, je m’apprêtai à entendre quelques bonnes histoires de pêche à la baleine, mais, à ma grande surprise, presque chaque assistant gardait un profond silence. Et non seulement cela, mais ils avaient l’air embarrassé. Oui, j’avais ici un tas de rudes mathurins, dont beaucoup sans la moindre vergogne avaient assailli en pleine mer de hautaines baleines — qui n’étaient pas du tout de leur connaissance — et les avaient mises à mort en duel sans sourciller ; et ici pourtant, ils étaient attablés à déjeuner avec des convives sympathiques, tous du même métier, tous de goûts apparentés, et ils se regardaient l’un l’autre aussi piteusement que s’ils n’eussent jamais perdu de vue le clocher de leur village. Un curieux spectacle, que ces ours rougissants, ces timides guerriers baleiniers !

Mais, quant à Quîqueg, — car Quîqueg était là, assis parmi eux, et même au haut bout de la table, par hasard, — il gardait un complet sang-froid. À coup sûr, je ne peux pas faire grand éloge de son éducation. Son plus grand admirateur n’aurait sincèrement pas approuvé sa manie d’apporter son harpon avec lui à déjeuner, et de s’en servir à la bonne franquette pour piquer au plat par-dessus la table et amener à lui les beefsteaks, au risque d’éborgner ses voisins. Mais d’évidence, il faisait cela très flegmatiquement, et chacun sait qu’à l’avis de la plupart des gens, faire quelque chose flegmatiquement, c’est le faire avec distinction.

Nous ne dirons rien ici de toutes les originalités de Quîqueg ; ni comment il dédaigna le café et la brioche toute chaude et consacra son attention exclusive aux beefsteaks saignants. Il suffit de voir que, le déjeuner terminé, il passa comme les autres dans la salle publique, alluma sa pipe-tomahawk, et resta assis là, à digérer tranquillement et à fumer avec son inséparable chapeau sur la tête, tandis que je sortais pour aller faire un petit tour.

Si j’avais été étonné au début de voir un individu aussi exotique que Quîqueg circuler parmi la société policée d’une ville civilisée, cet étonnement me quitta vite en faisant ma première promenade en plein jour dans les rues de New-Bedford.

Dans les artères avoisinant les quais, tout port de mer considérable offre fréquemment à la vue les plus bizarres spécimens de types incatalogués des pays étrangers. Même dans Broadway et dans Chestnut street, des matelots de la Méditerranée bousculent parfois les dames et les effrayent. Régent street n’est pas inconnu des Lascars et des Malais ; et à Bombay, sur la promenade de l’Apollo, des Yanks un peu vifs ont souvent effarouché les indigènes. Mais, New-Bedford dame le pion à tout autre grand port. Dans les lieux susdits, on rencontre surtout des marins ; mais à New-Bedford, d’authentiques cannibales sont arrêtés à bavarder aux coins des rues, des sauvages bon teint, et dont beaucoup revêtent encore leurs os d’une chair païenne. Cela fait ouvrir de grands yeux à un étranger

Mais, à part les Fuégiens, les Tonga-Tabouëns les Erromangoëns, les Penangiens et les Brighggiens, et en sus des farouches représentants des équipages baleiniers qui trôlent en liberté par les rues, vous verrez d’autres spectacles encore plus curieux et certainement plus comiques. Chaque semaine, il arrive dans cette ville, par vingtaines des frustes gars du Vermont et du New-Hampshire, tous assoiffés de gains et de gloire dans la pêcherie. Jeunes pour la plupart et de carrure puissante, ce sont des gars qui ont abattu des forêts et qui désirent maintenant échanger la cognée contre la lance à baleine. Beaucoup sont rustiques comme les Vertes-Montagnes d’où ils viennent. En certaines choses vous croiriez qu’ils ne sont nés que de quelques heures. Voyez ce garçon qui débouche du coin, il porte un chapeau de castor et un habit à queue d’hirondelle serré à la taille par une ceinture de marin et un fourreau à coutelas. En voici un autre avec un suroît et une houppelande de berger.


Le dépècement de la baleine, gravure française de 1830.

Aucun dandy citadin n’est comparable à celui de la campagne, je veux dire le dandy totalement paysan, l’individu qui, sous la canicule, laboure ses deux arpents en gants de daim par crainte de se hâler les mains. Or, quand un dandy de la campagne comme celui-ci se met dans la tête de se faire une réputation distinguée et s’enrôle dans la grande pêche à la baleine, il faut voir les bévues risibles qu’il commet en arrivant au port de mer. En commandant son équipement de marins il fait mettre de superbes boutons de nacre à ses gilets et des guêtres à ses pantalons de treillis. Ah ! pauvre pacant ! pacant ! comme elles vont vite éclater ; ces guêtres, à la première rafale, lorsque tu seras jeté, avec ton bel équipement, dans la gueule de la tempête.

Mais ne croyez pas que cette ville fameuse n’ait rien d’autre à montrer à ses visiteurs que des harponneurs, des cannibales et des rustauds. Pas du tout. N’empêche que New-Bedford est un endroit bizarre. Sans nous autres baleiniers, cette bande de terre serait sans doute peut-être dans une condition aussi désolée que la côte du Labrador. Même ainsi, il y a encore dans l’intérieur du pays des régions inhabitables, tant elles sont rocailleuses. La ville elle-même est peut-être le lieu de toute la Nouvelle-Angleterre où il fait le plus cher à vivre. C’est une terre d’huile, à vrai dire, mais pas comme au Chanaan ; et elle produit aussi du blé et du vin. Les rues ne roulent pas du lait ; et au printemps, on ne les pave pas avec des œufs frais. Mais malgré cela, nulle part, dans toute l’Amérique, on ne rencontre des demeures d’aspect plus patricien, des parcs et des jardins plus opulents qu’à New-Bedford. D’où proviennent-ils, me demandez-vous ? Comment les a-t-on plantés sur ce sol d’aride scories ?

Allez considérer les symboliques harpons qui ornent les grilles de cette hautaine maison là-bas, et vous aurez la réponse à votre question. Oui, toutes ces belles maisons et ces jardins fleuris proviennent des océans Atlantique, Pacifique et Indien. Toutes, jusqu’à la dernière, elles ont été harponnées, extraites du fond de la mer et traînées jusqu’ici. Quel Alexandre pourrait accomplir un pareil exploit ?

Dans New-Bedford, les pères, dit-on, donnent des baleines en dot à leurs filles et lotissent leurs nièces de quelques marsouins chacune. C’est à New-Bedford qu’il faut aller pour voir un brillant mariage ; car chaque maison est pourvue, dit-on, de réservoirs d’huile que l’on brûle toute la nuit avec prodigalité dans les flambeaux au blanc de baleine.


L’attaque du cachalot, gravure américaine de 1830.

En été, la ville est agréable à voir ; des quantités de beaux érables y forment de longues avenues vert et or. Et en août, les opulents marronniers d’Inde, érigés tels des candélabres, tendent aux passants leurs thyrses dressées de fleurs blanches ou roses. Dans maints quartiers de New-Bedford, la toute-puissance de l’art a fait naître d’éclatantes terrasses de fleurs sur les arides déblais de roc jetés au rebut à la création du monde.

Et les femmes de New-Bedford, elles aussi fleurissent comme leurs belles roses rouges. Mais les roses ne fleurissent qu’en été, tandis que l’incarnat de leurs joues est perpétuel comme la lumière épandue dans le septième ciel. L’éclat de ces femmes-fleurs est inégalé, sauf à Salem, où les jeunes filles, à ce qu’on m’affirme, exhalent un tel parfum que les marins, leurs fiancés, les sentent de plusieurs milles au large, comme s’ils approchaient des Moluques parfumées au lieu des sables puritains.

Herman Melville.
(Trad. Théo Varlet.)

  1. Copyright by Éditions du Bélier, Paris.
  2. Coffin signifie cercueil.
  3. Sorte de Baleine.
  4. Espèce de Micocoulier des Indes.