Mme de Maintenon et Louis XIV

Mme de Maintenon et Louis XIV
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 538-555).


Histoire de Mme de Maintenon et des principaux événemens du règne de Louis XIV, par M. le duc de Noailles[1]

Pour ceux qui aimeraient à voir s’affermir la forme de gouvernement donnée à la France par la révolution de février et qui sont accoutumés à observer dans l’histoire la corrélation des faits sociaux et des faits intellectuels, c’est un sujet d’étonnement et presque d’inquiétude que l’ordre nouveau n’ait encore produit aucune œuvre remarquable dans l’art et dans les lettres. Le lendemain de la révolution de juillet, on récitait les iambes rudes et populaires de la Curée, on chantait du moins les couplets bourgeois de l’innocente Parisienne ; en 1848, aucune voix de poète n’a salué le berceau de la nouvelle république : il a fallu que la mélopée terrible de Mlle  Rachel s’efforçât de ranimer la vieille Marseillaise, ce chant d’un autre âge, et que l’on répétât dans une fête républicaine un dithyrambe de M. Hugo sur les journées de juillet. Où donc, ailleurs que dans quelques inspirations de M. de Lamartine, a retenti éloquente la voix de février ? La parole des clubs n’a été qu’une reproduction servile des fureurs d’une époque dont la violence avait au moins le mérite de l’originalité. On ne saurait guère faire honneur à la révolution des inquiétudes sur la propriété qui ont provoqué la ferme logique de M. Cousin, le bon sens si lumineux, si spirituel de M. Thiers. Quand l’art a voulu faire le portrait de la république, il n’a produit que des caricatures et des monstres. On trouvera peut-être bien frivoles ces regrets d’un homme qui se préoccupe en ce moment de statues et de vers, et qui, au milieu du bouleversement de l’Europe, songe à la littérature. C’est qu’il croit que la littérature bien comprise est en définitive ce à quoi tout aboutit, que la littérature manifeste tout ce qui est, reproduit tout ce qui vit, conserve tout ce qui doit durer ; l’oserai-je dire ? cette considération me paraît plus sérieuse que bien des utopies sociales et même que plus d’un amendement à la constitution, et, comme je pense que tout ce qui est véritablement grand et fort dans l’histoire trouve son expression dans l’art, j’estime qu’un chef-d’œuvre qui naîtrait demain ne serait pas un fait sans importance ni une médiocre garantie de notre avenir.

À défaut d’ouvrages suscités par l’état de choses actuel, nous n’avons vu paraître jusqu’ici que des écrits que l’ordre ancien avait inspirés. M. Sainte-Beuve, en qui la France vient de perdre, pour peu de temps je l’espère, un de ses esprits les plus exquis et de ses caractères les plus purs, a publié le troisième volume de son attachante Histoire de Port-Royal. Les pieux solitaires, qui étaient bien aussi un peu guerroyans et s’insurgeaient parfois à leur manière, ont fait leur plus récente apparition presque au bruit de la canonnade de juin. La veille du 15 mai avait paru, à ses risques et périls, un charmant volume de voyages et de causeries, les Souvenirs d’Italie de M. d’Estourmel, ce fils des croisés, qui est aussi un petit-cousin de Voltaire. Ces ouvrages, publiés hier, semblent avoir été écrits il y a un siècle ; ils n’en ont pas moins de charme pour le lecteur et offrent même un intérêt de plus, l’intérêt historique qui s’attache aux produits du passé. Ce passé est une époque séparée de nous seulement par une distance de quelques mois ; il faudra bientôt l’étudier si on veut la comprendre, à moins que ce ne soit la nôtre qui devienne inintelligible pour l’avenir, ce qui pourrait bien arriver.

Voici un ouvrage qui, plus qu’aucun autre, est en opposition avec le milieu social au sein duquel il se produit, et dont une femme très spirituelle a dit que cette opposition même donnait à un écrit si grave tout le piquant d’un pamphlet. Ce pamphlet non prémédité se compose de deux magnifiques volumes, en attendant le troisième, intitulés Histoire de Mme de Maintenon et des principaux événemens du règne de Louis XIV, par M. le duc de Noailles. La république me permettra d’écrire au moins une fois le titre aristocratique à côté du nom illustre, car ce titre et ce nom font partie, pour ainsi dire, du caractère de et en complètent la physionomie. Un petit-neveu de Mme de Maintenon écrivant la vie de cette femme célèbre, un homme politique éminent, qui fut l’un des orateurs les plus distingués de l’ancienne chambre des pairs et l’un des défenseurs les plus sages et les plus considérés des opinions monarchiques, publiant, au début de la république, des études souvent approfondies, toujours sérieuses, sur un temps si différent du nôtre ; cette apparition soudaine, au milieu de notre société qui se décompose pour se reformer, d’une société solidement assise et régulièrement constituée ; le spectacle d’un pouvoir absolu, vénéré, presque adoré, en présence de ces pouvoirs précaires et contestés qui tentent de s’élever sur les ruines des anciens pouvoirs anéantis : il y a là un ensemble de rencontres singulières qui forment de l’ouvrage de M. de Noailles, à force de contraste avec les circonstances, presque un ouvrage de circonstance.

Ce n’est cependant pas en vue du présent qu’il a été composé ; il est né, pour ainsi dire, de lui-même dans la pensée de l’auteur, sous l’empire des souvenirs de famille. Le possesseur du magnifique château de Maintenon avait formé le dessein de donner une édition soignée des lettres de la femme qui a rendu ce nom célèbre, lettres publiées fort incomplètement jusqu’ici et mutilées par La Beaumelle. En tête de l’édition, M. de Noailles avait eu la pensée de placer une vie de Mme de Maintenon, où fussent expliqués les principaux événemens du règne de Louis XIV, événemens auxquels elle a été plus ou moins mêlée ; mais il y a des figures historiques qui attirent, et des époques dont on n’approche point impunément : en présence de Louis XIV et de son siècle, M. de Noailles n’a pu résister au désir de tracer les principaux traits de cette grande figure et de ce grand siècle. Heureusement pour nous, sans sortir de son sujet, il l’a agrandi ; sans jamais perdre entièrement de vue Mme de Maintenon, que parfois cependant il oublie un peu, il a peint la société, la cour, le règne au milieu desquels elle a vécu ; il a rencontré sur son chemin la politique, l’administration et les amours de Louis XIV, Bossuet et Fénelon, Port-Royal et Saint-Cyr, la révocation de l’édit de Nantes et la querelle du quiétisme, et il a traité tous ces sujets, sur lesquels il y a en circulation plus d’idées arrêtées que de notions justes, avec beaucoup de mesure et de solidité, avec une sympathie sans aveuglement : harmonie précieuse entre le sujet et l’auteur, qui ajoute à l’intérêt des faits et n’ôte rien à l’exactitude, qui répand sur tout l’ouvrage le mérite du naturel et le charme de la sincérité.

Il faut se garder de prendre au pied de la lettre une assertion beaucoup trop modeste de la préface : « Ce livre, n’apprendra rien à personne. » Moi, je dirai : Il apprendra quelque chose à tout le monde. En effet, présenter sous un jour nouveau et sous un jour plus vrai des événemens souvent mal jugés, n’est-ce pas les faire connaître au lecteur ? Une époque brillante peut avoir besoin d’être éclairée par l’histoire, et il n’est pas mal parfois d’étudier un peu ce qu’on blâme ou ce qu’on admire.

Ce qui frappe d’abord dans ce livre, c’est une gravité sans raideur qui participe jusqu’à un certain point du caractère du XVIIe siècle. M. de Noailles a rapporté du commerce de ce grand siècle je ne sais quelle dignité simple de langage trop rare aujourd’hui. Aujourd’hui, beaucoup d’écrivains sont pétulans, familiers ; ils obsèdent et tourmentent le lecteur pour attirer son attention, le traitant un peu comme les ciceroni en Italie traitent les voyageurs qu’ils contraignent bon gré mal gré d’admirer à tout propos et hors de propos. Le duc de Noailles n’est point ainsi : il fait les honneurs de son sujet comme il ferait les honneurs du château, avec une politesse calme et mesurée, mettant chaque personnage à la place qui lui convient et gardant la sienne.

Qu’on ne s’imagine pas, d’après cela, qu’on va lire un ouvrage de grand seigneur, ce qui serait une pauvre recommandation aujourd’hui. Le temps est passé où il était du bel air de ne pas se donner la peine d’étudier son sujet et de soigner son style, pour ne point trop sentir le pédant et l’homme de lettres, et de montrer qu’on était gentilhomme en ne sachant pas écrire. Ici les recherches sont toujours consciencieuses ; l’application, cette qualité du grand siècle, se retrouve partout ; le style, qui ne vise point à l’effet et au brillant, est constamment naturel et soutenu, parfois il atteint une véritable élévation.

Ce qui me paraît le moins remarquable dans l’ouvrage, c’est le commencement. Les deux premières figures qu’on rencontre sont d’Aubigné et Scarron. Ni l’une ni l’autre n’étaient faites pour inspirer très heureusement l’auteur de l’Histoire de Mme de Maintenon. L’humeur de tous deux n’avait rien de commun avec la sienne. Ce fou de d’Aubigné, si aventureux, si brave, si spirituel, si fanatique, était, pour notre auteur, bien hâbleur et bien gascon ; Scarron était bien grotesque dans sa personne et dans ses écrits. M. de Noailles, qui se croit obligé de le peindre, aurait, je crois, dit de lui volontiers comme Louis XIV des paysans de Téniers : « Que fait ici ce magot ? » Peut-être eût-il dû l’ôter de sa galerie, ou du moins ne le montrer qu’en raccourci et renvoyer, pour Agrippa d’Aubigné, à cette amusante autobiographie qui, pour la verve et les vanteries, est digne d’être placée à côté de la vie de Benvenuto Cellini.

Dans l’appréciation de ces deux écrivains, dans tout ce qui tient à l’histoire littéraire proprement dite, on doit s’attendre que M. de Noailles sera moins complètement sur son terrain que quand il parlera de la société, de la diplomatie et du gouvernement. Cependant ses jugemens littéraires, toujours sages, sont parfois à citer pour la pensée et pour l’expression. Ce qu’il dit des deux genres de burlesque est d’une appréciation littéraire très juste et très fine. « Il y a deux sortes de burlesque : celui qui transforme les choses bouffonnes en choses sérieuses et part d’une réalité basse ou vulgaire pour s’élever à la poésie, tel est le procédé de Boileau dans le Lutrin, et celui, au contraire, qui transforme les choses sérieuses en choses bouffonnes et part de la haute poésie pour la faire descendre à la vérité triviale. Le premier, meilleur de fond et de forme, provoque le sourire fin de l’esprit ; le second, d’un effet plus comique, fait rire plus franchement, mais lasse plus vite. » Nul critique de profession ne désavouerait ce jugement. Il est difficile aussi de mieux définir une des choses les plus indéfinissables, le charme de la conversation. « Ce fut là enfin (à l’hôtel Rambouillet) que naquit réellement la conversation, cet art charmant dont les règles ne peuvent se dire, qui s’apprend à la fois par la tradition et par un sentiment inné de l’exquis et de l’agréable, où la bienveillance, la simplicité, la politesse nuancée, l’étiquette même et la science des usages, la variété de tons et de sujets, le choc des idées différentes, les récits piquans et animés, une certaine façon de dire et de conter, les bons mots qui se répètent, la finesse, la grace, la malice, l’abandon, l’imprévu, se trouvent sans cesse mêlés et forment un des plaisirs les plus vifs que des esprits délicats puissent goûter. » En lisant ce morceau charmant, que bientôt peut-être personne ne comprendra plus, on sent que l’auteur connaît, par l’expérience et la pratique, ce dont il parle avec un sentiment si vrai, et on devinerait qu’il se plaît dans un de ces cercles choisis où l’art qu’il décrit si bien s’est réfugié avant de périr.

M. de Noailles a entrepris une tâche difficile, c’est de faire revenir le public d’une sorte d’éloignement instinctif pour Mme de Maintenon. On ne saurait nier que ce nom est peu populaire. D’abord, c’est un grand tort qu’une haute fortune. L’on n’aime point ceux qui réussissent. La suite et la tenue du caractère déplaisent à tous ceux qui manquent de ces qualités plus estimables que séduisantes : on se console d’en être privé par en médire. Quand on a gâté sa vie en cédant à ses passions ou à ses caprices, c’est un soulagement d’attaquer les existences bien conduites. Il faut convenir que Mme de Maintenon ne saurait intéresser comme Mme de La Vallière : elle est un personnage raisonnable et non un personnage passionné. Est-ce une raison pour la considérer comme le type de l’ambition, du calcul, de l’égoïsme, ainsi qu’on l’a fait souvent ? M. de Noailles s’élève contre ce jugement, que beaucoup portent avec légèreté. Peut-être ne parviendra-t-il pas à concilier la sympathie générale à la femme de Louis XIV, à celle qui dit quelque part ma sécheresse ; mais on reviendra, je pense, sur beaucoup d’exagérations hostiles à Mme de Maintenon, exagérations qu’on est accoutumé à répéter sur parole, comme c’est l’ordinaire, sans s’assurer des faits. Sur ce point, comme sur presque tous les points de l’histoire, il existe une opinion généralement admise qui, lorsqu’elle n’est pas opposée à la vérité, est à côté de la vérité.

En tête de son ouvrage, M. de Noailles a placé un argument qui ne sera pas le moins persuasif contre l’idée peu favorable qu’on se fait de Mme de Maintenon. Cet argument est un charmant portrait gravé d’après Petitot par Mercuri. Son historien dit avec raison : « Malheureusement pour Mme de Maintenon, ce n’est qu’à un âge déjà trop mûr que son élévation l’a exposée à nos regards. Nous ne la connaissons que vieille ; nous nous la figurons toujours dans sa robe feuille morte et ses coiffes, dévote et sévère, régentant la cour, devenue sérieuse comme elle, et portant, avec le poids des années, le poids de son ennui et de celui du roi. Son portrait, même le plus connu, celui où elle fut peinte par Mignard en sainte Françoise romaine, alors qu’elle avait soixante ans, a une expression noble et digne, mais en même temps chagrine et triste, qui contribue à la fixer sous ces traits dans notre imagination. Le reflet de la jeunesse ne vient pas adoucir, pour nous, sur son visage, les rides de l’âge avancé. Il faudrait l’avoir connue jeune. Heureux ceux dont l’image arrive à la postérité sous l’emblème de la grace et de la beauté : la postérité en est pour eux plus indulgente. »

Le portrait de Petitot, placé en tête de la vie de Mme de Maintenon, rend à son souvenir ce reflet de jeunesse qui lui manquait, et dispose le lecteur à en croire, sinon le jugement de l’auteur, qu’il pourrait soupçonner de partialité, au moins les nombreux témoignages des contemporains, qui parlent tous de Mme de Maintenon comme d’une personne pleine de charme et d’agrément. Selon Mme  de Sévigné, elle est « aimable, belle, bonne et négligée ; on cause, on rit fort bien avec elle. » Mlle de Scudéry, dans son roman de Clélie, la désigne sous le nom de la belle Lyrianne, femme de Scaurus (Scarron), et revenant de Lybie (de la Martinique). Dans ce portrait, on trouve cette phrase qui sort de la banalité du genre : « Son esprit était fait exprès pour sa beauté. » Il n’est pas jusqu’à Saint-Simon, son ennemi mortel, Saint-Simon, l’homme aux boutades et aux préventions, cet écrivain, par momens admirable, dont beaucoup de personnes ont la simplicité de prendre au sérieux les saillies haineuses et les fantasques arrêts ; il n’y a pas jusqu’à Saint-Simon, lui que l’équité historique force d’appeler le calomniateur des Noailles et de Mme de Maintenon, qui n’ait déclaré qu’elle avait « l’esprit le plus agréable et le plus amusant. » Cet esprit avait attiré chez le poète Scarron la meilleure compagnie, avait charmé Ninon, qui se connaissait en grace et n’avait nul faible pour la pédanterie, ne lassa jamais le roi, accoutumé à vivre dans un cercle d’hommes et de femmes spirituels où étincelait l’esprit des Mortemart. Mme de Maintenon remporta un plus grand triomphe. Mme de Montespan, dont elle combattait ouvertement la passion, à qui elle ne cachait point qu’elle combattait celle du roi, Mme de Montespan, malgré tout son ressentiment et au milieu des explosions orageuses d’un mécontentement bien naturel, se sentait invinciblement attirée vers celle qu’elle maudissait souvent. Ce goût pour une personne qu’elle avait tant sujet de haïr, cet attrait dont elle ne pouvait se défendre, prouvent, ce me semble, plus que tout le reste, quel charme l’esprit de Mme de Maintenon exerçait sur ce qui l’approchait, car c’est par l’esprit seulement que pouvaient s’attirer ces deux personnes que tant de choses tendaient à diviser.

La maturité de l’âge et une dévotion que tout prouve avoir été sincère, sa situation à la cour, n’empêchaient point Mme de Maintenon d’écrire à son ancienne amie, Mlle de Lenclos, des lettres pleines de grace « Continuez, mademoiselle, à donner de bons conseils à M. d’Aubigné (frère de Mme de Maintenon), il a bien besoin des leçons de Léontium. Les avis d’une amie aimable persuadent toujours mieux que ceux d’une sœur sévère. » Mme de Maintenon disait à Saint-Cyr : « Je suis où vous me voyez sans y avoir tendu, sans l’avoir désiré, sans l’avoir espéré, sans l’avoir prévu. » Elle ajoutait « Je ne le dis qu’à vous, parce que le monde ne le croirait pas. » Elle avait raison, et, pour ma part, j’aurais quelque peine à le croire ; mais je ne crois pas non plus à l’esprit d’intrigue, à l’ambition prévoyante qu’on lui a prêtés. Elle a vu venir sa fortune et l’a secondée ; elle s’est laissé porter par sa destinée ; elle a eu la plus grande et la plus permise des habiletés : elle n’a point fait de faute ; c’est celle qu’on pardonne le moins. Du moins a-t-elle été modeste dans sa grandeur, et désintéressée au point de demeurer sans fortune après la mort du roi. Ce sont là deux marques d’une ame qui n’était point commune. Ayant connu dans son enfance l’infortune et presque la pauvreté, elle fut toujours sérieusement occupée des pauvres ; elle institua pour les jeunes personnes de condition qui pourraient se trouver dans la situation où elle avait été elle-même la maison de Saint-Cyr, son titre d’honneur dans la postérité. Dans une de ses lettres, elle rapporte une conversation entre elle et le roi, dans laquelle le roi avait répondu, comme pourrait le faire un économiste de nos jours parlant contre le droit à l’assistance : « Mes aumônes ne sont que de nouvelles charges pour mes peuples ; plus je donnerai, plus je prendrai sur eux… Un roi fait l’aumône en dépensant beaucoup et à propos. » Mme de Maintenon, sans se laisser décourager par ce que cette réponse offrait de sensé, répliqua avec un langage qui ne manquait ni de chaleur ni de hardiesse : « Cela est vrai ; mais tant de gens que vos bâtimens, vos guerres et vos maîtresses ont réduits à la mendicité par la nécessité des impôts, il faut bien les soulager aujourd’hui. Nommez cela pension ou aumône ; mais il est bien juste que ces malheureux vivent par vous, puisqu’il ont été ruinés par vous. »

À propos des dépenses de Louis XIV, elle écrivait au cardinal de Noailles : « Je n’ai pas plu dans une conversation sur les bâtimens, et ma douleur est d’avoir fâché sans fruit… Il n’y a qu’à prier et souffrir ; mais le peuple, que deviendra-t-il ? » Je laisse le lecteur sous l’impression de cette parole humaine, dont l’accent semble sincère.

Sans partager tout-à-fait l’opinion de son biographe, et sans réclamer contre elle, je m’associe pleinement à la conclusion du jugement qu’il porte sur Mme de Maintenon : « Sa véritable supériorité n’est pas dans la profondeur des vues et dans l’habileté de conduite par laquelle on croit qu’elle s’est élevée, mais dans cette constante possession d’elle-même, qui lui fit également porter toutes les fortunes sans être humiliée par son abaissement ni éblouie par sa grandeur. » Enfin, quant au point le plus délicat de la conduite de Mme de Maintenon, je me bornerai, avec son biographe, à rappeler en passant combien les attaques dirigées contre la sagesse d’une personne à qui la sagesse semble si naturelle ont peu d’autorité et de vraisemblance, et, à ce sujet, je citerai ces délicates paroles de son apologiste : « Il ne sied jamais de discuter la vertu des femmes. Les plus calomniées, quand elles ont le sentiment de la dignité de leur sexe, préfèrent sur ce point délicat le silence à la controverse, dût-il sortir de celle-ci des preuves en leur faveur. Les apologies les offensent, Mme de Maintenon m’interdirait certainement ici de répondre aux mensonges des libelles où l’on s’est plu à l’outrager. »

Ces dépenses en bâtimens qui affligeaient Mme de Maintenon ont fourni à son historien le sujet d’un curieux chapitre sur les sommes dépensées pour les fastueux travaux de Versailles. Il était conduit naturellement à traiter ce sujet, et le rencontrait pour ainsi dire sans sortir de chez lui. En effet, aux travaux de Versailles se rattachait ce magnifique aqueduc qui devait amener la rivière de l’Eure, et dont les arches majestueuses, encore debout, traversent le parc de Maintenon. Ce prodigieux travail, dirigé par Vauban, n’a pas été achevé. Des trois rangs d’arcades qui devaient s’élever l’un au-dessus de l’autre, le premier seul a été terminé. Ainsi réduit, l’aqueduc de Maintenon surpasse encore en hauteur les aqueducs romains[2]. Il semble, comme Racine l’écrivait à Boileau, bâti pour l’éternité. Je ne crois pas qu’un autre parc dans le monde ait une pareille décoration. M. de Noailles, qui, au sujet de cette œuvre gigantesque, entre dans de curieux détails, est conduit à s’occuper des dépenses de Versailles : il montre qu’elles ont été exagérées ; mais ce qui en reste, d’après son évaluation plus exacte, est encore assez considérable, car les 430 millions, dont M. de Noailles n’a pas donné l’équivalent d’après la valeur d’échange actuelle du numéraire, doivent bien représenter à peu près 1 milliard[3]. C’est beaucoup sans doute pour des bâtimens ; mais du moins ce n’est pas quatre milliards six cents millions comme le disait Volney.

L’ouvrage de M. de Noailles ne contient rien de très nouveau sur le mariage de Mme de Maintenon et du roi. Je ne sais ce qui l’a empêché de citer parmi les preuves de ce mariage, dont au reste personne ne doute plus, une curieuse lettre du père Bourdaloue à Mme de Maintenon où je trouve ce conseil significatif : « Quand il vous arrivera de vous coucher devant la personne que vous me marquez, ne vous dispensez point pour cela de faire à Dieu une prière courte avant de vous mettre au lit. Cette régularité l’édifiera et lui pourra être une bonne instruction. »

Louis XIV, dont M. de Noailles n’est pas moins l’historien que de Mme de Maintenon, est aussi de sa part l’objet d’une prédilection que tous les lecteurs ne partageront pas au même degré. La faveur ou la sévérité de l’opinion publique pour Louis XIV et son règne offrent comme une sorte de thermomètre qui indique l’état des esprits dans un temps donné. Malgré la réaction qui suivit les dernières années de ce règne et le mouvement d’opinion qui commença dès-lors à se produire, sauf quelque persiflage dans les Lettres persanes, écrites en pleine régence, le XVIIIe siècle, le siècle philosophique, a assez ménagé la mémoire de Louis XIV. Le XVIIIe siècle appartient aux hommes de lettres, et les hommes de lettres, Voltaire à leur tête, respectaient le protecteur de la littérature dans l’ennemi de la liberté de penser. Après que la révolution eut jeté aux vents les cendres du grand roi et les souvenirs du passé qu’il représentait, on reconnut ceux qui se rattachaient aux idées révolutionnaires et ceux qui voulaient fonder de nouveau l’ordre monarchique, à l’aspect sous lequel ils envisageaient et présentaient Louis XIV. Ainsi, tandis que Chénier, dans son Épître à Voltaire, écrivait ce vers assez injuste sur le souverain :

Qui de l’éclat des arts empruntait son éclat,


les adversaires de la tradition révolutionnaire lui opposaient comme un bouclier la mémoire de Louis XIV. L’empire, malgré l’attrait naturel du despotisme pour le despotisme, ne se plut jamais beaucoup au souvenir du grand roi. La splendeur rivale et trop voisine de ce souvenir l’importunait, il aimait mieux évoquer la mémoire lointaine et un peu fantastique de Charlemagne. Sous la restauration, en présence des menaces impuissantes de l’ancien régime, ce fut acte d’opposition de chercher à diminuer Louis XIV. Nul ne le fit plus habilement que M. Lémontey dans un morceau d’histoire qui serait plus remarquable encore, s’il n’était par trop aiguisé en épigramme. Enfin le temps de la justice arriva pour le monarque, tour à tour placé trop haut et trop bas. La France, après 1830, se sentit assez forte pour ne plus craindre la royauté absolue et pour le juger équitablement, sine irâ et studio. Ce jugement porté sans passion fut en définitive favorable à Louis XIV. Un historien sympathique à la révolution française, M. Mignet, guidé par cette haute et intelligente impartialité qui le caractérise, décerna au gouvernement de Louis XIV un hommage qui, dans sa bouche, ne pouvait être suspect. Aujourd’hui enfin, rencontre bizarre, quand les trônes s’ébranlent ou s’écroulent, quand l’ancienne société se brise et se dissout partout en Europe, voici, dans l’ouvrage de M. de Noailles, que la figure de Louis XIV se présente encore une fois, non pas dans les splendeurs de l’apothéose, mais éclairée par une main habile d’un jour favorable. M. de Noailles n’est pas un enthousiaste aveugle, c’est un apologiste sincère, bien qu’un peu prévenu. Il n’a pas pour Louis XIV une idolâtrie insensée, mais une respectueuse admiration. Il n’a point les complaisances d’un courtisan de Versailles, mais il respire cet attachement désintéressé pour l’autorité royale que les Anglais appellent loyauté. À ce sentiment vient se mêler une sorte de mélancolie et un regret contenu à l’aspect d’une société calme, ordonnée, imposante, et ce regret, le gouvernement actuel ne saurait lui en faire un crime, car il l’éprouvait sous le gouvernement qui a été renversé.

Si l’on veut voir la royauté de Louis XIV présentée sans emphase dans toute sa grandeur politique et sociale, il faut lire l’ouvrage de M. de Noailles, et surtout le chapitre VIII. On ne fera pas mal de parcourir ensuite le livre de Lémontey pour tempérer l’admiration par un peu de critique, et mettre quelques ombres à ce tableau, d’un coloris non pas éblouissant, mais sage, égal, harmonieux, qui pourrait faire illusion par ses qualités même. Tout ce que dit M. de Noailles est vrai ; mais a-t-il tout dit ?

Il ne faudrait pas croire pourtant que ce livre soit une glorification ou même une amnistie complète de Louis XIV. Ainsi, après avoir expliqué, sans le justifier bien entendu, comment le scandale des légitimés était préparé dans les esprits par le préjugé féodal en vertu duquel ni Guillaume-le-Conquérant ni Dunois ne rougissaient de bâtardise, — avant le préjugé féodal, par les dispositions de la législation romaine sur le concubinat, — et enfin par l’autorité monarchique investie du droit de légitimation, ce qui, strictement, conférait à Louis XIV le pouvoir de s’absoudre de ses fautes ; après avoir allégué toutes ces circonstances atténuantes, M. de Noailles n’en prononce pas moins une sentence rigoureuse au nom de la morale et de la religion : « Mais le scandale donné par les rois ne se justifie pas aux yeux de Dieu par l’exemple de leur race et par les adulations de leurs peuples. Qui sait si ces fautes ne sont pas entrées pour une part d’expiation dans les maux que nous avons vu fondre sur la famille royale ? » Et il ajoute avec une grande élévation de pensée et de langage : « La Providence a deux justices, celle qu’elle rend en secret, au sortir de la vie, à chacun selon ses œuvres, et celle qu’elle fait éclater au grand jour, en laissant les hommes eux-mêmes en être les ministres, quand de longues fautes ou de grands malheurs commis par les races royales ou par les nations exigent que le monde soit vengé des scandales qu’il a soufferts long-temps. Sans cesse dans l’histoire les rois et les peuples se châtient les uns les autres sous le regard de Dieu, exécuteurs tour à tour de la justice du ciel sur la terre. »

Tout n’est pas de cette gravité. Ainsi M. de Noailles nous montre dans Louis XIV non-seulement le roi majestueux, le politique habile et persévérant, mais l’homme, et, ce qu’on a fait rarement, le jeune homme. Louis XIV se présente d’ordinaire à notre imagination avec une raideur un peu théâtrale, à l’état d’idole, et dans sa vieillesse de grand lama ennuyé à force d’encens et d’adorations ; mais Louis XIV jeune, vaillant, plein d’entrain et de bonne humeur, est un personnage que nous connaissons moins. C’est ainsi que nous le présente en passant M. de Noailles d’après les Mémoires de Mademoiselle. « Le roi arriva, dit-elle, au galop, tout crotté et mouillé, venant du siège (de Montmédy) ; mais, quelque négligé qu’il fût, je le trouvai de bonne mine. Il ne parlait que de ses mousquetaires, de ses compagnies de gendarmes et de chevau-légers, et de leurs belles casaques bleues. — Avez-vous jamais entendu des timbales ? — Oui, lui dis-je, j’en ai entendu. Il me demanda : Et où ? Je me mis à sourire et lui dis avec une mine respectueuse : Dans les troupes étrangères qui étaient avec nous pendant la guerre. J’ajoutai : Le souvenir ne m’en doit pas être agréable ; c’est le temps où j’ai déplu à votre majesté ; je lui en demande pardon ; je le devrais faire à genoux. Il me répondit : Je m’y devrais mettre moi-même, de vous entendre parler ainsi. Il ne faut plus parler du passé. Et nous nous remîmes à parler de la guerre. Il me conta toutes ses campagnes et tout ce qu’il avait fait. Je lui dis : Le roi votre grand-père n’y a pas été si jeune. Il me répondit : Il en a néanmoins plus fait que moi. Jusqu’ici, on ne m’a pas laissé aller si avant que j’aurais voulu ; à l’avenir, j’espère que je ferai parler de moi… Si nous étions à nous disputer, le roi d’Espagne et moi, je le ferais bien céder. Que je serais aise, s’il voulait se battre contre moi pour terminer la guerre tête à tête ! Il n’aurait garde de le faire ; de cette race, ils ne se battent jamais…

« … Il allait danser chez les particuliers, chez le duc de Lesdiguières, chez le chancelier, chez le maréchal de Villeroy, chez le maréchal de l’Hôpital, d’où il reconduisit une fois d’un si grand train Mlle de Luxembourg que les gardes ne purent suivre, et il disait à Mademoiselle : Que je serais aise que les voleurs nous attaquassent ! »

Plus tard, toute la vie journalière de Louis XIV, les fêtes, les chasses, les promenades, passent devant les yeux du lecteur pour ainsi dire heure par heure, avec une exactitude animée qui transporte au sein de cette existence brillante, de ces mœurs élégantes, de ces divertissemens magnifiques, auxquels concouraient Molière et Racine. Les amours du roi trouvent leur place dans cette histoire à côté des grands événemens du siècle, et toute cette partie du récit est traitée avec beaucoup de délicatesse. La situation singulière de Louis XIV entre Mme de Montespan, Mme de Fontanges et Mme de Maintenon forme un chapitre de roman psychologique très bien touché, beaucoup plus vrai et beaucoup plus fin que le roman prétendu historique de Mme de Genlis. Le grave auteur rencontre des expressions très gracieuses, telles que celles-ci « Cette nouvelle divinité ne brilla qu’un instant, comme une fugitive apparition du plaisir. Après avoir ébloui la cour de sa jeunesse et de sa beauté, elle disparut bientôt, et tomba comme une fleur promptement séchée. Cependant sa chevelure, détachée un jour par le vent dans une forêt, a éternisé son nom et est devenue comme un monument fragile et impérissable de son éclat passager. »

Mais l’historien ne s’arrête qu’un moment à ces aimables frivolités ; le sérieux domine dans son récit. On le retrouve tout entier dans l’explication des causes de la guerre de Hollande, où la profondeur des desseins ne saurait absoudre pour nous les menées tortueuses d’une diplomatie qui serait sans excuse, si elle n’eût été alors employée par tout le monde. Le système financier de Colbert est bien apprécié. Peut-être eût-il été juste d’y relever, comme l’a fait l’habile historien de ce grand ministre, M. Clément, l’excès du système de protection, système justifié cependant jusqu’à un certain point par la nécessité de fonder l’industrie française, mais sur lequel on se garda de revenir quand il ne fut plus nécessaire, et dont la tradition est beaucoup trop fidèlement suivie de nos jours. Les Mémoires de Louis XIV ont fourni à M. de Noailles le sujet d’une dissertation qui, je le dis sans rien exagérer, sera jugée par les amis de l’érudition comme un excellent morceau de critique littéraire. La conclusion est que ces Mémoires sont bien réellement de Louis XIV. Il appartenait à l’auteur, comme il le dit lui-même, plus qu’à un autre, de donner des éclaircissemens à ce sujet, puisque c’est au maréchal de Noailles, son trisaïeul, que sont dus les précieux documens publiés depuis par Grouvelle sous le titre d’Œuvres de Louis XIV, et à la suite desquels on aurait pu ne pas imprimer les vers du roi sur la présidente Tambonneau, vers qui confirment le jugement de Boileau sur le talent poétique de Louis XIV : « Votre majesté fait tout ce qu’elle veut ; elle a voulu faire des vers détestables, et elle y a parfaitement réussi. »

Les preuves matérielles si judicieusement rassemblées par M. de Noailles ne peuvent laisser aucun doute sur l’authenticité des Mémoires de Louis XIV. Avant que ces preuves eussent été données, j’avais eu occasion, dans mes cours, de me prononcer en faveur de la thèse qu’il vient de prouver. Les écrits de certains hommes portent une marque que nul ne saurait contrefaire. Ainsi je n’ai jamais douté, quoi qu’on en ait pu dire, que les mémoires attribués au cardinal de Richelieu ne lui appartinssent bien réellement, au moins en partie, car, dans ces mémoires, écrits d’un style prolixe par un personnage qui s’obstinait à vouloir être homme de lettres, tandis que la nature l’avait fait homme d’action, on trouve çà et là des traits qui révèlent Richelieu : quand, par exemple, la mort de Wallenstein, son ennemi, lui arrache des expressions pleines d’une sympathie évidente pour ce grand serviteur abandonné par le maître dont il a fait la puissance ; quand son dépit lui inspire des allusions si claires à la faiblesse du roi, qui, s’il pouvait, ne demanderait conseil à aucun ; quand enfin, à propos de Battori, victime de l’Autriche, il prononce cette maxime, qu’il devait pratiquer jusqu’au bout : « exemple mémorable qu’il n’y a point d’issue de l’autorité souveraine que le précipice, et qu’on ne la doit déposer qu’avec la vie, » cette dernière phrase est une signature. Il en est de même des Mémoires de Louis XIV ; lui seul a pu écrire les lignes suivantes sur la propriété :

Tout ce qui se trouve dans nos états, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre et doit nous être également cher. Les deniers qui sont dans notre cassette, ceux qui demeurent entre les mains de nos trésoriers et ceux que nous laissons dans le commerce de nos peuples doivent être également ménagés.

Louis XIV avait dit un jour : « L’état, c’est moi ! » Lui aussi regardait donc l’état comme seul propriétaire : c’est du communisme royal s’il en fut. Que ceux qui veulent confisquer au profit de l’état la propriété individuelle ne regardent pas dans l’avenir de liberté qui attend le monde ; qu’ils se retournent vers les âges de servitude. Les rêves orgueilleux du despotisme ont devancé leurs doctrines, et, s’ils cherchent aujourd’hui des pays où prévalent ces doctrines, qu’ils les demandent à l’Orient, cette terre du passé et de la servitude ; qu’ils détournent les yeux des contrées civilisées et, prospères, de l’Angleterre, des États-Unis, et qu’ils aillent contempler la réalisation de leur utopie dans cette misère qu’il faut avoir vue pour s’en faire une idée, dans l’inexprimable misère des fellahs de Méhémet-Ali !

Mais j’ai hâte d’arriver à la partie la plus importante de l’ouvrage de M. de Noailles, partie qui forme un véritable tout : je veux parler de l’étude historique, approfondie, que son sujet lui a donné l’occasion de faire sur le plus funeste événement du règne de Louis XIV : la révocation de l’édit de Nantes. Ici encore, M. de Noailles a trouvé un lieu commun établi, et, en histoire, lieu commun est presque toujours synonyme d’erreur. Ce lieu commun, M. de Noailles l’exprime ainsi : « Pour beaucoup de personnes, cet événement n’a d’autre origine que l’influence de cette favorite dévote, qui, abusant de l’empire que l’âge et la dévotion lui avaient, dit-on, acquis sur le monarque, aurait tout à coup inspiré à celui-ci une longue et atroce persécution contre une partie de ses sujets. Peu s’en faut qu’on ne se représente le grand roi agenouillé devant elle, un chapelet à la main, et, sur ses injonctions impitoyables, proscrivant, châtiant les hérétiques de son royaume pour expier sur eux ses péchés et les scandales de sa jeunesse. » Eh bien ! non, ce n’est pas là l’explication de ce grand et déplorable fait de la révocation de l’édit de Nantes : l’édit de Nantes n’a point été révoqué pour faire plaisir à Mme de Maintenon ni pour expier les péchés amoureux du roi ; non, cette mesure si désastreuse a été le résultat d’une politique suivie avant Louis XIV, approuvée par l’opinion, conforme aux idées qui régnaient dans tous les états catholiques et protestans de l’Europe. Les mesures violentes n’ont point été adoptées brusquement et de gaieté de cœur dans un esprit de fanatisme et de persécution ; on y a été entraîné par les embarras d’une situation difficile qu’on avait imprudemment créée, et d’où l’on ne savait plus comment sortir, Voilà ce qu’expose très bien M. de Noailles. Il n’est point l’apologiste de la mesure, il en est l’historien ; il ne la justifie pas, mais il l’explique. On peut condamner en termes encore plus sévères ce qu’il se contente trop peut-être de désapprouver, et, pour ma part, je le ferais volontiers : j’éprouve plus de colère que lui en présence des faits qu’il expose ; mais je ne puis ni changer ces faits ni en détruire l’enchaînement. C’est cet enchaînement surtout qui n’avait, je crois, jamais été aussi bien mis en lumière, c’est cet enchaînement dont je voudrais donner idée au lecteur, mais qui, je le sens trop, ne pourra être complètement saisi que dans l’ouvrage même.

D’abord, en ce qui concerne l’influence de Mme de Maintenon sur la décision que prit Louis XIV au sujet des protestans, il n’a pas été difficile à M. de Noailles de montrer combien cette influence avait été exagérée, pour ne rien dire de plus. Voltaire, dont les préventions anti-religieuses n’égaraient pas cette fois l’admirable bon sens, Voltaire avait dit, avec beaucoup de justesse : « On voit, par les lettres de Mme de Maintenon, qu’elle ne pressa point la révocation de l’édit de Nantes et ses suites, mais qu’elle ne s’y opposa point. » Je le crois bien, on ne s’opposait guère aux plans de Louis XIV. Le rôle de Mme de Maintenon auprès du roi était beaucoup plus un rôle de complaisance que de direction. C’est encore ce que pensait Voltaire. « Pourquoi dites-vous, écrit-il à M. de Formey, que Mme de Maintenon eut beaucoup de part à la révocation de l’édit de Nantes ? Elle toléra cette persécution comme elle toléra celle du cardinal de Noailles, celle de Racine, mais certainement elle n’y eut aucune part. C’est un fait certain, elle n’osait jamais contrarier Louis XIV. » Voilà la vérité ; on est toujours disposé à croire à des influences cachées sur les volontés des hommes qui conduisent le monde. Pour moi, tout en reconnaissant et en respectant la discrète influence que la tendresse peut exercer sur le génie, je n’ai pas grande foi aux Égéries, et j’imagine que Numa en faisait à sa tête après ses entretiens au bord de la fontaine. La grande affaire de Mme de Maintenon était de désennuyer le roi. Elle avait trop de sens pour se flatter de le gouverner. Et pourquoi ? Par fanatisme ? Mais le fanatisme n’était point dans son tempérament. Elle était si éloignée de ce zèle dont sont animés parfois les convertis, qu’elle s’attira un jour ces paroles un peu dures du roi : « Je crains, madame, que les ménagemens que vous voudriez qu’on eût pour les huguenots ne viennent de quelque reste de prévention pour votre ancienne religion. » Mme de Maintenon écrivait : « Il faut persuader et non persécuter. » Au reste, si des écrivains légers et mal informés, venus après elle, l’ont voulu rendre responsable des persécutions exercées contre les protestans français, les écrivains protestans n’ont pas tous partagé ces préventions. Les historiens des réfugiés français dans le Brandebourg disent positivement : « Elle ne conseilla jamais les moyens violens dont on usa. Elle abhorrait les persécutions, et on lui cachait celles qu’on se permettait. » Enfin, il ne faut pas oublier les dates : quand Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, il n’était pas vieux, mais dans la force de l’âge, il avait quarante-sept ans, et, quand il entra dans la voie des rigueurs législatives qui firent présager cette résolution, il n’était point le mari de Mme de Maintenon, il était aux pieds de Mlle de Fontanges.

Le lieu commun écarté, il restait à le remplacer, à faire l’histoire véritable de la révocation de l’édit de Nantes ; c’est cette histoire qui remplit presque entièrement le second volume de l’ouvrage et lui donne surtout une véritable valeur historique.

L’auteur remonte aux idées que la législation des empereurs romains avait répandues dans le monde touchant l’autorité du prince en matière de religion. Arrivé à la réformation, il y trouve à la fois et un principe d’insurrection contre les puissances établies et le droit d’intolérance, de persécution invoqué par les réformateurs eux-mêmes ; il voit la maxime proclamée par Calvin, que les huguenots doivent être réprimés par le droit du glaive : jure gladii coercendos esse hoereticos, appliquée à Servet, à Jacques Bruet, à Valentin Gentilis. En France, le parti protestant, allié naturel de l’étranger, aspirant à remplacer la monarchie française par une fédération aristocratique, ayant des assemblées, des chefs, des places fortes, fut long-temps comme un état dans l’état. Richelieu sentait, ce sont ses expressions, « l’impossibilité où la France serait de tenter rien de grand, tant qu’elle serait travaillée de ce mal intérieur et que les huguenots auraient un pied dans le royaume. » Dans la prise de La Rochelle, il voyait un événement qui a rouvrait encore le chemin au roi pour exterminer le parti qui, depuis cent ans, divisait son état. » Voilà le véritable principe de la révocation de l’édit de Nantes. Louis XIV prit le mot d’ordre, non de la dévotion de Mme de Maintenon, mais de la politique de Richelieu.

Après la prise de La Rochelle, le parti protestant cesse d’avoir un caractère et d’offrir un danger politique ; mais l’inquiétude survit au péril : les impressions que les événemens laissent après eux dans l’histoire sont elles-mêmes des événemens. Ne voyons-nous pas aujourd’hui les souvenirs de la terreur créer en France un préjugé contre la république ? De même, quand les protestans n’étaient plus à craindre, on se souvenait qu’ils l’avaient été. Et la pensée de rétablir dans l’état l’unité de religion, loin d’être née à la fin du règne de Louis XIV, sous l’empire d’une dévotion morose, cette pensée, qui ne fut jamais abandonnée, l’occupa dès les premières années de ce règne, ainsi que M. de Noailles l’a montré par une suite de citations qui ne laissent rien à désirer.

Ce qu’entreprenait Louis XIV, en voulant rétablir l’unité religieuse dans son royaume, était à ses yeux et aux yeux de l’opinion publique, depuis Bossuet jusqu’à La Fontaine, légitime et glorieux. Nous ne pensons pas ainsi, et nous avons bien raison de penser autrement ; mais nous ne pouvons faire un crime à Louis XIV d’avoir été de son temps, et au XVIIe siècle d’être venu avant le XVIIIe. Les reproches que l’histoire peut adresser à Louis XIV portent sur les moyens employés ; quant aux violences, il ne peut y avoir qu’une voix, et M. de Noailles n’hésite pas à les réprouver. Seulement, il faut encore ici tenir compte des dates qu’on oublie trop souvent. Les barbaries exercées contre les protestans eurent lieu beaucoup moins sous le règne de Louis XIV que pendant les années qui suivirent : sous la régence, par le conseil de Saint-Simon, et surtout sous le ministère du duc de Bourbon. C’est ce qu’on voit très bien dans l’un des ouvrages qui inspirent le plus d’intérêt pour les victimes de la persécution : l’Histoire des Églises protestantes au Désert, par M. Ch. Coquerel.

Ce que M. de Noailles montre parfaitement, ce qui n’avait jamais été aussi bien démêlé avant lui, ce sont les incidens et les vicissitudes de cette grande entreprise de la conversion des protestans dans laquelle on s’était lancé un peu légèrement, qui sembla d’abord s’opérer comme d’elle-même, et qui devint en avançant beaucoup plus difficile qu’on ne l’avait jugé d’abord. Une fois engagé, on ne savait plus comment faire pour avancer ni pour reculer. On voulait effrayer par la rigueur, et on donnait tout bas des contre-ordres pour adoucir les mesures sévères. On n’avait pas cru avoir besoin de persécutions ; mais on fut amené à persécuter et à opprimer, parce qu’on n’avait pas tenu assez compte de l’énergie de la croyance et des résistances de la foi. C’est là, je l’avoue, ce qui me révolte le plus dans les mesures qui suivirent la révocation de l’édit de Nantes ; elles ont quelque chose d’embarrassé, de gauche et de perfide, qui contraste singulièrement avec la prétention constante et si souvent fondée de Louis XIV à la grandeur. Il est misérable de chercher à changer la religion de ses sujets en récompensant l’apostasie par la faveur, en fermant toutes les carrières aux convictions inflexibles, en obtenant des conversions par des logemens militaires, en faisant écrire par Louvois à M. de Marillac, intendant en Poitou : « Sa majesté désire que vos ordres sur ce sujet (les logemens) soient par vous, ou par vos subdélégués, donnés de bouche aux maires et échevins des lieux, sans leur faire connaître que sa majesté désire par là violenter les huguenots à se convertir. » Ces vexations timides, ces violences qui n’osent s’avouer, les subtilités employées pour établir que les enfans de sept ans sont juges de la religion qu’ils doivent embrasser et par lesquelles on les enlève à leurs parens, toutes ces choses forment un ensemble de moyens honteux mis au service d’une cause qu’on pouvait croire bonne, mais qu’en aucun cas on ne pouvait défendre ainsi. C’est un système de duplicité et de corruption dont on semble rougir en l’employant, et auquel on s’est condamné, parce qu’on s’est écarté de la voie droite, du respect de la liberté de conscience, hors de laquelle il n’y a point de salut.

C’est là ce qui ressort du récit de M. de Noailles ; il le fait dire encore plus qu’il ne le dit lui-même. Le but de son récit a été de mettre tous les faits en lumière, et ce but, il l’a atteint complètement. Par momens, l’impartialité de l’historien peut sembler trop calme en présence des iniquités qu’il raconte. On ne peut du moins jamais lui reprocher de les approuver, et on doit reconnaître qu’il conclut à une condamnation expresse. Après avoir établi, par un tableau frappant de la législation anglaise en matière de croyance, que le protestantisme, au XVIIe siècle, n’était pas moins intolérant que le catholicisme ; après avoir dit : « Que doit-on conclure de ces faits ? Que tel était l’esprit général du siècle, et qu’il ne faut pas envisager ces questions, comme il arrive souvent, au seul point de vue de la religion et du despotisme, mais dans toutes leurs relations avec l’histoire du temps ;… » il ajoute « Que doit-on en conclure encore ? C’est que l’expérience du passé nous enseigne que l’autorité humaine et l’emploi de la force sont en définitive impuissantes en matière de croyance, — les croyances vivent sous la persécution, — et que la liberté laissée à chacun d’honorer Dieu selon sa foi et son culte, non par indifférence, mais, comme dit Fénelon, en souffrant ce que Dieu souffre, est ce qu’il y a de plus conforme à la dignité de l’homme, au respect de l’intelligence, au repos des états et au véritable esprit de la religion. »

Arrêtons-nous sur ces graves et sages paroles, sur cette conclusion d’un jugement plein d’élévation et de maturité. Il le faut bien, car la partie publiée de l’ouvrage s’arrête elle-même ici. Nous savons déjà que ce qui suivra ne sera pas d’un moindre intérêt que ce qui a paru. Quelques pages sur Saint-Cyr, détachées par avance du troisième volume, et qui n’ont été imprimées que pour un petit nombre, avaient fait pressentir tout le mérite de l’ouvrage que M. de Noailles donne aujourd’hui au public. Nous connaissons donc toute la valeur de ce que nous attendons. Demandons seulement à l’auteur de ne pas nous le faire attendre trop long-temps. Une révolution s’est faite pendant qu’il corrigeait les épreuves des deux premiers volumes : que le troisième paraisse bientôt, c’est-à-dire avant que nous ayons vu deux ou trois autres révolutions s’accomplir en Europe.


J.-J. AMPÈRE.

  1. 2 vol. in-8o, au Comptoir des imprimeurs-unis, quai Malaquais, 15.
  2. La hauteur du pont du Gard, qui a de même trois rangs d’arcades, est de 168 pieds ; celle de l’aqueduc de Maintenon, s’il eût été terminé, aurait atteint 216 pieds.
  3. M. de Noailles fait remarquer que dans cette somme se trouvent compris non-seulement les travaux de luxe, c’est-à-dire ceux des châteaux de Versailles, de Marly, de Trianon et leurs dépendances, mais aussi les travaux de l’Observatoire, de l’église et du dôme des Invalides, de la place Vendôme, de l’église de Notre-Dame à Versailles, du Vat-de-Grace, d’une partie du canal du Languedoc, et enfin des manufactures, tous monumens publics qui n’avaient aucun rapport avec les habitations royales.