Misère intellectuelle

Marguerite VANDE WIELE



Misère Intellectuelle



À mon ami Félix Frenay.

I



Le cabinet de travail est vaste, haut de plafond, paisible et solennel comme un temple ; il y règne une température très douce, et les rayons d’un limpide soleil, en passant par la fenêtre vénitienne large et garnie de tentures d’Orient, le baignent d’une lumière égale, d’une de ces lumières d’automne qui caressent plutôt qu’elles ne réchauffent, qui ont un éclat discret et pénétrant, avec une sorte de langueur et cette mélancolie légère qui fait penser à un deuil aimablement résigné : le deuil du printemps mort, des beaux jours qui vont fuir pour laisser la place à l’hiver morne et noir.

Il y a de jolis tableaux modernes à cadres d’or, tout au long des murailles ; une figurine de nymphe, en cire, d’une couleur et d’une transparence d’ambre pâle, occupe le centre de la cheminée, entre deux potiches de majolique ancienne ventrues et polychromes ; des fragments moulés de la frise du Parthénon surmontent les portes, mettant, sur les trumeaux, l’entrain de leurs chevauchées aériennes, la majesté de leurs belles lignes à la fois sévères et vivantes ; le plancher disparaît sous une profusion de nattes japonaises, de carpettes hindoues, de coussins turcs, à fines broderies de perles scintillantes ; et c’est, dans tous les coins, des plantes exotiques à feuillage d’un vert intense, un amoncellement d’objets rares ou précieux, de meubles artistiques ou de sièges bizarres, d’un dessin et d’un ton séduisants…, depuis les bibliothèques de chêne, fermées de vitraux peints, jusqu’au bureau Henri III, très grand, très imposant, qui prend le milieu de la chambre, le jour lui venant de gauche, pour la facilité d’écrire, et où un gros bouquet d’œillets et de crysanthèmes, dans un vase de Sèvres rose, produit une opposition heureuse avec la masse désordonnée des feuillets épars, des brochures ouvertes, des grattoirs, des ciseaux, des boîtes à plumes, des sandaraques, de tout l’outillage menu et banal du métier littéraire. Aucun bruit, sinon celui des buches qui gonflent, crépitent et s’écroulent l’une sur l’autre dans la cendre du foyer, ne rompt le silence charmeur de ce cabinet de travail où chaque chose et jusqu’à l’éclairage, jusqu’au décor extérieur montrant, au-dessus des beaux arbres d’un parc, un coin de ciel pur que traverse, soudain, un vol de pigeons blancs, semble choisie et combinée exprès pour le plaisir des yeux, pour l’incitation au recueillement, précurseur et moyen de la production intellectuelle. Il y a de l’imprévu et du pittoresque dans la déroute des bibelots, une harmonie bien entendue dans la manière dont les étoffes sont drapées, un je ne sais quoi d’exquisement quintessencié et d’une recherche supérieure dans tout l’ensemble ; il traîne, dans l’atmosphère, ce montant spécial, ce rien d’excitant et de capiteux qui est ce que laisse derrière soi de caractéristique l’exercice de l’art immatériel par excellence, l’effort fécond d’un cerveau d’écrivain.

Et, vraiment, cet intérieur est ainsi fait pour ce résultat, pour l’aisance et l’agrément du travail d’un homme qui a beaucoup travaillé déjà et qui, étant bien de son temps, de notre siècle de sybaritisme et de mièvrerie, se rend compte de l’influence qu’aura le milieu, même sur cette faculté presque divine de la création artistique et s’étonne, comme d’un prodige, de ce que certains chefs-d’œuvre aient pu être conçus en des greniers misérables ou écrits à la chandelle.

Jean Dovey n’est pas un puissant, mais un délicat très impressionnable, qui a l’observation précise et plutôt intuitive que savante ; il est né avec ce don de bien voir et de voir jusqu’au fond de toutes choses ; par exemple, son talent ne dépasse jamais l’analyse de ce qu’il a vu ou ressenti, et aussitôt qu’il lui faut coordonner les faits que la réalité lui a fournis successivement, composer un tout bien homogène, une unité simple des éléments qu’il a recueillis multiples et sans aucune cohésion entre eux, il ne sait plus, il s’effare et se fourvoie. Malgré cela, ses romans ne manquent pas de mérite bien que l’on y découvre des trous et que le procédé y tienne trop de place ; ce qui les sauve, c’est que le souffle d’un poète y court de page en page et que les qualités de psychologue, qui distinguent l’auteur, y sont servies par une plume si personnelle, si alerte et d’une telle grâce que le lecteur oublie vite la ténuité de la trame, la pauvreté des combinaisons, pour se laisser entraîner et conquérir par l’exactitude des portraits et par cette magie souveraine de la forme qui réussit à faire paraître éblouissante si peu de matière que ce soit.

C’est ce que Jean Dovey déplore, car il connaît ses faiblesses et il se juge : la continuité de son succès le désespère et il s’en explique l’inconséquence. Son ambition va bien au delà !

Dès ses débuts, débuts heureux et que le public saluait d’un applaudissement plein de promesses, il a rêvé d’œuvres fortes, d’un bel élan génial d’où sortirait le maître livre appelé à rendre son nom impérissable ; mais, tout d’abord, le souci du pain quotidien, la responsabilité d’un ménage qu’il fallait faire vivre l’ont attaché, quoi qu’il en eût, aux travaux où la valeur marchande prime la valeur artistique et, assuré de la réussite financière, longtemps il a exploité la même veine généreuse, longtemps il s’est astreint à bâcler des romans faciles, sur le modèle des premiers.

Ils lui ont fait une réputation, et, maintenant, tranquille sur son sort et sur l’avenir des siens, il songe à sa gloire, il n’a plus que cet objectif : produire enfin l’œuvre qui le hante depuis des années, donner une réalité à sa chimère, voir l’oiseau bleu prendre corps et se mouvoir à travers l’empyrée où il n’a jamais eu le loisir de le distinguer autrement que confus et mal dégrossi, et très loin, très loin dans une vapeur de rêve.

Pour cela, il a déserté le grand mouvement fiévreux de ses relations ordinaires, il s’est retiré au fond d’un faubourg confinant à la campagne, dans un noble domaine point trop monotone ; pour cela, il s’est établi en cette merveilleuse demeuré où tout le raffinement du luxe moderne s’allie à tout le bon goût des artisans d’autrefois. Il y attend depuis dix-huit mois l’inspiration.


II


Qu’écrira-t-il, à présent qu’il s’est affranchi, qu’il a le droit et le moyen de satisfaire son caprice de pure esthétique ?

Devant cette question qu’il s’est posée mainte fois depuis une année, il demeure aujourd’hui vaguement perplexe ; il lui paraît que ce livre dont le plan le persécutait jadis comme une hallucination, que ce livre s’écarte de lui, que ses personnages lui deviennent étrangers. Cependant, leur souvenir peuple son sommeil et il lui serait impossible de les remplacer par d’autres ; mais c’est un souvenir indécis, comme atténué, et quand l’auteur se réveille, ce souvenir même s’est évanoui sans laisser de trace : toutes ses nuits s’écoulent dans la fièvre ardente d’une composition dont il éprouve les fatigues et les bonheurs, et aussitôt que ses paupières se sont rouvertes à la clarté de l’aube, les fatigues seules lui restent, sans aucun fruit de son travail. À ce phénomène moral s’ajoute, d’ailleurs, un phénomène physique assez curieux : Jean Dovey ressent, parfois, une petite et lancinante douleur qui lui bat les tempes, puis, qui saute des tempes à l’occiput, et de l’occiput au cervelet ; il souffre alors, pour un temps, d’une espèce de paralysie qui, intéressant tous les organes de l’intelligence, lui enlève la mémoire et jusqu’à la faculté de réfléchir.

Il n’a garde de s’en affecter ; pas plus qu’il ne se préoccupe outre mesure de cet embarras où il se voit de faire l’œuvre qu’il souhaite faire. Avec cette belle foi en soi-même, qui est le meilleur auxiliaire de ceux qui n’ont jamais compté que sur leurs propres forces et, les ayant trouvées constamment fidèles, n’imaginent point qu’elles pourraient venir à leur manquer quelque jour, il se répète :

— Bah ! c’est une lassitude momentanée ; cela passera…, de telles surprises arrivent à tout le monde !

Et sa silhouette qu’il aperçoit, reflétée dans une glace, vis-à-vis de lui, le rassure.

Jean Dovey est beau : ses quarante ans ont passé avec un éclair de jeunesse sur son vaste front qu’une seule ride coupe dans la largeur ; ses cheveux longs et bouclés ont blanchi, mais ils étaient blancs avant sa vingt-cinquième année, et on ne peut pas dire que ce soient là les frimas des hivers tristes et maussades ; c’est plutôt la neige des arbres en fleurs, une neige vaporeuse qui donne à cette tête de poète une séduction un peu étrange, un âge incertain ; les yeux d’un bleu pâle sont très grands et ils ont cette profondeur et cette limpidité des yeux des adolescents que la vie étonne ; c’est qu’en effet, il est resté de la candeur et je ne sais quelle puérile indécision dans le caractère de ce piocheur qui, si sagement, a poursuivi un but pour lequel il n’était pas fait et qui, malgré un esprit tourné vers l’illusion, s’est astreint jusqu’ici, uniquement, à amasser une fortune. Son corps non plus n’a rien de cette raideur, de cette maturité, de ce définitif des hommes sur qui près d’un demi-siècle a passé ; Jean Dovey, qui est d’une taille assez haute, révèle dans tous ses mouvements une souplesse et une grâce féminines ; ses pieds et ses mains sont d’une petitesse presque ridicule pour son sexe et lorsqu’il sourit, son regard a une flamme si douce, ses lèvres découvrent des dents si régulières, si saines, et ses cheveux, par là-dessus, ses cheveux fins et d’un blanc vénérable, produisent un tel contraste que la date de sa naissance devient tout à fait énigmatique et qu’on lui accorderait indifféremment beaucoup plus ou beaucoup moins que son âge réel : trente ans aussi bien que cinquante.

Hélas ! ses trente ans sont loin et il le sent de reste quoique, après s’être longuement contemplé dans la glace, il se soit trouvé, ce qui est exact, l’aspect très jeune. À trente ans, il ne fût pas resté ainsi des heures devant son écritoire sans en rien faire sortir.

Il a jeté un coup d’œil vers le feu qui brûle gaiement, qui éparpille une artillerie d’étincelles sous le manteau de la cheminée flamande, et le bruit rieur de ce joli feu, la lumière sereine qui tombe d’aplomb de la fenêtre sur son bureau, le parfum léger des fleurs d’arrière-saison qui sont à côté de lui, dans le vase de Sèvres rose, tout cela l’enlève et le sort de lui-même : il travaillera ce matin. Certes, il travaillera ; il en est persuadé.

Déjà, il prépare ses cahiers, qui sont de ce papier uni et imperceptiblement odorant dont la virginité doit avoir pour l’écrivain, selon la comparaison d’Alexandre Dumas, « le même attrait irrésistible que la jatte de crème pour les petits chats » ; déjà, il a trempé sa plume dans l’encre, il a tracé, avec émotion, mais d’une main qui ne tremble pas, un titre… le titre longtemps discuté avec lui-même, de son futur ouvrage ; cela s’appellera Les Anémiques et sera une cruelle et minutieuse étude de cette fin de siècle qui s’en va, Jean Dovey en a la préscience, à la déroute et à l’épuisement par le trop de civilisation. Le titre écrit et bien lisible, le romancier ajoute, au-dessous, son nom et puis, en chiffres romains, le nombre vingt-deux qui est celui de ses volumes, les Anémiques comptés. Ensuite, il saute un feuillet, pour le commencement en belle page et, au milieu de cette belle page, il écrit une seconde fois ces mots : Les Anémiques et, plus bas, Chapitre premier.

Alors, il s’arrête et il ne peut s’empêcher de juger bien enfantins ces préliminaires auxquels, généralement, les plumitifs novices attachent seuls de l’importance. L’essentiel c’est de faire le livre, et maintenant qu’il s’est mis en demeure de s’exécuter, qu’il s’est amené lui-même à sa table de travail, comme un forçat à la corvée, voilà que les idées fuient et s’évaporent sans qu’il les puisse retenir, sans que, de ce premier chapitre qu’il vient d’annoncer et qu’il croyait posséder d’un bout à l’autre, une phrase ou ne fût-ce qu’un mot lui reste présent à la mémoire. Mais il s’obstine, il ne consent pas à s’avouer vaincu si vite… Installé dans son grand fauteuil, l’une de ses mains appuyée sur le tas de cahiers, l’autre crispée, retenant le porte-plume, il cherche, il cherche…, pressurant son cerveau, sollicitant avec instance la pensée rebelle.

Et c’est, tout à coup, sous ce rude assaut, un chaos abominable dans sa tête paresseuse, où se battent furieusement son vouloir et son intelligence. Pourtant, cette fois, il n’abdiquera point, il entend fournir son chapitre et il le fournira… ; mais les éléments lui font défaut, la forme, cette forme triomphante et que, si longtemps, il a su plier à son désir, cette forme dont il se croyait le maître, dont il jouait en virtuose, la forme même le trahit…, et après avoir relu la demi-page pleine de ratures qu’il a réussi à écrire au bout d’une heure, à force d’obstination, il la sent tellement faible qu’il la déchire avec un cri de rage.

Une crainte affreuse s’empare de lui et le poigne : c’est fini ; il n’écrira plus jamais, il ne sait plus ; son talent agonise… et c’est une anémie aussi qui vient de l’étreindre, l’anémie de son cerveau déjà trop exploité et qui s’insurge. L’œuvre qu’il voulait faire sera éternellement dans les limbes, avec tous les projets avortés, toutes les utopies mortes, et l’infortuné va disparaître avant son heure, avant l’âge, sans avoir donné sa mesure, dans l’amertume de la vocation non suivie, de l’idéal irréalisé.


III


Oh ! la misère de cette diminution consciente de soi-même, chez le travailleur intellectuel…, qui saura la décrire de façon assez précise pour que les autres, ceux qui ne dépendent point d’un privilège aussi fragile, en comprennent les tortures ?

Qui dira l’inquiétude constante chez ces ouvriers du Rêve, sachant trop qu’en dépit des arides études faites et de l’habileté acquise, ils trouveront quelque jour, fatalement, l’outil indocile, la source de leur imagination tarie, et qui redoutent chaque matin, au réveil, que ce jour-là soit arrivé ?

Bien souvent, en allant à sa table, Jean Dovey avait connu cette fugitive angoisse qui met de la sueur froide au front de l’écrivain tandis que, mal disposé ou d’inspiration moins vive que de coutume, il songe brusquement que la flamme qui éclairait son talent s’est éteinte et qu’il se pourrait bien qu’il eût perdu le don de créer ; mais l’accident n’avait qu’une durée passagère et, avec un peu d’énergie, le romancier en avait vite raison.

Ce jour-là, qui était le premier jour d’effort sérieux après dix-huit mois de repos, d’absolue inaction, il fut immédiatement certain que toute tentative serait vaine et, à son trouble violent, à cette agitation anxieuse et révoltée qui, tout d’abord, lui conseillait la lutte, succéda, sans transition, une terrible accalmie. Il s’était levé ; la plume lui était tombée des doigts et il demeurait immobile devant le feu, tout droit, très grand, et très mince dans son veston d’appartement, pâle comme un spectre, hagard, anéanti :

— Pourtant, murmurait-il tout bas, la voix changée, pourtant, j’ai eu du talent, moi !… j’ai su écrire et j’ai signé des livres qui avaient du mérite. Ils sont là…

Et il ouvrit sa bibliothèque, avec la pensée, familière à tout artiste momentanément en peine de production, de revoir ses vieilles œuvres afin d’y puiser, en même temps que l’assurance en sa valeur, quelque rappel d’idées non encore parfaitement définies et propres à un nouveau service. Mais il eut tôt fait de constater que ce pillage de soi-même ne lui serait d’aucun secours : d’autres avaient pu trouver du charme à ses romans…, lui, les jugeait pitoyables et c’est avec un sanglot atroce qu’il les rejeta, l’un après l’autre, loin de lui, dès qu’il les eut feuilletés. Il n’y avait rien au fond de tout cela ; Jean Dovey cessant d’écrire ne laisserait derrière lui que le néant.

Cette conviction le cingla d’un suprême coup de fouet ; l’orgueil fit ce que n’avait pu faire la volonté et, poussé vers sa table par une force impérieuse, on eût pu le voir, soudain, profondément absorbé, amoncelant les feuillets avec ardeur autour de lui, comme quelqu’un que talonne une tâche irrémissible ou une inspiration abondante. Toutefois, au contraire de ses habitudes d’expansion et d’aimable confiance à l’égard de siens, il les tint éloignés de son cabinet et ne leur parla de son œuvre qu’avec des réticences, une sorte de discrétion soupçonneuse, laissant entendre, seulement, qu’elle serait forte et qu’elle porterait haut la gloire de son nom. À peine descendait-il pour ses repas et il avait renoncé, même, à sa promenade hygiénique, pour donner tout son temps à sa besogne.

Des jours, bien des jours passèrent dans ce labeur opiniâtre et mystérieux, et quand Jean Dovey consentit à soumettre à d’autres son manuscrit, on comprit qu’il était fou, car la trace d’aucune écriture n’apparaissait sur le papier et, à l’exception de la première, où figurait le titre, toutes les pages de son livre étaient blanches.

Marguerite Vande Wiele.

Décembre, 1886.