Georges Thone (p. 48-53).

SCÈNE VI.

Verdun.


C’est la nuit. Ce sera bientôt l’aube. Le bord de la rivière. Un arbre au pied d’une prairie qui baigne son pied dans le fleuve. Dans le fond à gauche, très au fond, dans le lointain, Verdun ; sur la droite, un village, Vacherauville. Quand le rideau s’ouvre, on ne voit que deux ombres courbées. Ce sont deux soldats, en bleu horizon, casque en tête, boueux. Le paysage sortira progressivement de la nuit.

LE PREMIER POILU.

Baisse-toi.

LE SECOND POILU.

Ça va ! ça va !

LE PREMIER POILU.

Je crois qu’on y est.

LE SECOND POILU.

Tu la vois ?

LE PREMIER POILU.

Non, mais je sens qu’elle est là… toute proche. Bouge pas. Tu entends… Écoute.

LE SECOND POILU.

Quoi ?

LE PREMIER POILU.

Le vent, dans les roseaux.

LE SECOND POILU.

Amène-toi… près de moi, derrière ce tronc d’arbre. Fais moins de bruit, nom de… Ce n’est pas le moment de se faire amocher.

LE PREMIER POILU.

Écoute… un merle !

LE SECOND POILU.

C’est un coriace, celui-là.

LE PREMIER POILU.

Un type d’ici, comme nous.

LE SECOND POILU.

C’est égal, si on m’avait dit, il y a deux ans, que je devrais venir la revoir, comme ça.

LE PREMIER POILU.

Par une nuit sans lune, en descendant du Poivre.

LE SECOND POILU.

La côte du Poivre !

LE PREMIER POILU.

Écoute, un hanneton.

LE SECOND POILU.

Idiot, c’est un taube : qu’est-ce qu’il va encore nous laisser tomber. Ah ! les crapules.

LE PREMIER POILU.

On dirait qu’il est au-dessus de Vacherauville.

LE SECOND POILU.

T’en fais pas, mon vieux pote, y a plus rien dans Vacherauville — plus rien — ni un homme ni un toit — plus rien. T’as des nouvelles de Louise ?

LE PREMIER POILU.

Elle va bien.

LE SECOND POILU.

Et les mômes ?

LE PREMIER POILU.

Toujours, avec mes vieux.

LE SECOND POILU.

C’est dans le Gard qu’y sont…

LE PREMIER POILU.

Oui, un chouet’ pays. Ah ! vivement une perme.

LE SECOND POILU.

Fait trop chaud, là-bas.

LE PREMIER POILU.

Eh ! bien, qu’est c’ qui t’faut, comme température.

LE SECOND POILU.

Non, mais vois-tu, mon vieux, si démoli qu’y soit, c’est c’pays-ci qu’il nous faut, c’est le nôtre — c’est ici qu’on reviendra — et c’est vers lui que nous tendions de tout notre corps. Tu te souviens… à Arras, à Ypres, au Vieil Armand, tu te souviens, on disait : si au moins, ou pouvait crever chez soi.

LE PREMIER POILU.

Ah ! pour ce qui est de crever… on y crève.
xxxRegarde.

Le jour commence à se lever. On aperçoit dans le brouillard, la Meuse. Dans le lointain, à gauche, Verdun avec une tour de l’église écroulée ; à droite, un village en ruines : Vacherauville.
(Atmosphère musicale.)
Quelques cris d’oiseaux, un coup de vent dans les roseaux et les branchages. Une canonnade.
LE SECOND POILU.

Verdun !

LE PREMIER POILU.

Vacherauville !


LE PREMIER POILU.

La Meuse.

LE SECOND POILU.

Nous v’là ici comme deux vieilles bêtes.

LE PREMIER POILU.

Ou comme deux enfants.

LE SECOND POILU.

Vois-tu Jérôme, j’avais besoin de la revoir. Tout à l’heure on reprendra sa place là-haut, au Poivre, avec les autres, mais il me fallait la revoir.

LE PREMIER POILU.

Ce n’est qu’un peu d’eau qui coule.

LE SECOND POILU.

C’est comme si je voyais passer ma vie devant moi.

LE PREMIER POILU.

Quand on était gamin et qu’on venait se baigner.

LE SECOND POILU.

Quand on s’arrêtait près d’elle, avec sa bonne amie.

LE PREMIER POILU, s’exaltant de plus en plus.

Ce qu’on sait maintenant c’est qu’on l’aime, c’est qu’elle est à nous, c’est qu’il ne faut pas la laisser prendre par ces cochons-là.

Le jour s’est complètement levé ; il n’y a plus de brouillard sur la Meuse. Roulement de canon… On entend le tac-tac-tac d’une mitrailleuse.
LE SECOND POILU.

Gueule pas si fort… tais-toi.

LE PREMIER POILU, toujours s’exaltant.

Vois-tu ?

LE SECOND POILU.

Tais-toi…

On entend siffler des balles qui miaulent. Le canon tonne de plus en plus. Avions dans le ciel. En haut la fusillade crépite sèchement, Le soleil illumine la Meuse.
LE PREMIER POILU.

Regarde… Regarde, des fleurs de chez nous… des fleurs de Meuse.

(Il se lève, s’avance.)
LE SECOND POILU, se soulevant.

Où vas-tu ? N’y va pas… n’y va…

Une mitrailleuse crépite… Le premier poilu s’écroule, une touffe fleurie au poing.
La fusillade crépite. Le canon tonne.
(À l’orchestre symphonie douloureuse.)
LE SECOND POILU.

Ah ! les vaches !

(Roulement de canon.)