Flammarion (p. 178-186).
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Cinquième tableau. I.


II

La lucarne du coucou évolua hors de son cadre, comme sous la poussée d’une chiquenaude, et l’oiseau se montra un instant, le temps d’exécuter une courbette courtoise en chantant l’heure qu’il était.

— Ho hou, ho hou.

À l’un des bouts de la table qu’il partageait avec Lahrier, le père Soupe faisait la sieste, renversé en son fauteuil, les bras ballants d’un égorgé et le nez pointé vers le ciel. Il avait l’inquiétant dormir, livide et rigide, des vieilles gens, en sorte que Lahrier eût pu le croire mort, n’eût été l’aigu ronflement chassé par l’huis béant de sa bouche. Au raclement qui lui parvint sans l’éveiller, d’une des chaînettes de l’horloge qu’entraînait le poids de son boudin, il s’affirma vivant. Une salutation d’homme qui éternue amena son menton en fessier sur les pans dénoués de sa cravate, révélant sa large tonsure, fille des ans, culottée ainsi que la peau d’âne d’un tambour hors de service, tandis qu’étranglé en ses sources, le ronflement se modifiait, traduit maintenant en rumeurs sourdes ; on n’eût su dire au juste quel grabuge de rats emprisonnés dans un tuyau d’écoulement et qui s’y battent, affolés, avec des morceaux de bouchon et des détritus de carottes.

— Bon Dieu, que cet homme m’agace ! soupira René Lahrier. Que cet homme m’embête, bon Dieu !

Le moment était arrivé où la société du père Soupe lui serait devenue intolérable. Il ne pouvait plus le voir en face, l’abreuvait de mauvais procédés ; affectant, par exemple, pour l’avoir contemplé un quart de minute, l’impérieuse obligation de mettre le mouchoir sur la bouche afin de réprimer des nausées. La veille encore il l’avait, sans qu’on sût pourquoi, accusé de sentir le beurre, ce qui avait humilié Soupe au-delà de toute expression et l’avait fait s’exclamer douloureusement ahuri :

— Le beurre !… Le beurre !… Voilà que je sens le beurre, à présent !…

Un instant, Lahrier fut rêveur. Il balançait, point fixé sur le mode de fumisterie dont il convenait qu’il régalât le sommeil de son collègue (un filet d’eau dans le cou, peut-être, ou mieux un appel strident d’une trompette de marchand de robinets qu’il avait achetée à la foire aux jambons quelques jours auparavant), quand soudain la vision lui passa par l’esprit, d’une mystification énorme, d’une blague géniale bien faite pour achever de liquéfier l’intellect déjà pas trop solide du père Soupe.

La belle trouvaille !

Il s’en récompensa d’un hochement de tête louangeur, et, pour ne point retarder plus longtemps son plaisir, il feignit d’être pris du rhume ; trois « hum ! » sonores tombèrent dans le silence, tels, derrière le rideau baissé, les trois coups de l’avertisseur donnant le signal de la farce.

Le vieux, qui n’avait pas bougé, souleva pesamment ses paupières et amena sur le tousseur les yeux trempés d’humidité d’une alose qui écoute jouer de l’accordéon. Le sommeil l’empêtrait encore qu’un ébahissement le secouait : Lahrier lui demandait, très gentil, si ce petit somme lui avait été profitable, et la nouveauté d’un tel procédé lui jetait au visage une potée d’eau fraîche. D’abord hébété, il se répandit vite en actions de grâces ; très heureux, tremblant d’émotion au supposé d’une réconciliation dont il avait désespéré. Et, lâché comme un jeune cheval, il se lança dans des éclaircissements :

— Très profitable, vous êtes bien aimable, merci. Ah ! c’est que mon sommeil, voyez-vous, c’est la moitié de ma santé ; j’ai toujours été comme ça. Je tiens ça de mon père, du reste. Nous sommes d’une famille où l’on dort beaucoup, et…

— Pardon, interrompit Lahrier jouant à merveille la surprise, pourquoi me racontez-vous tout ça ? Je m’en fous, moi.

— Eh ! Tonnerre de Dieu, jura le père Soupe hors de lui, si vous vous en foutez, pour parler votre langage, pourquoi donc me questionnez-vous ?

— Je ne vous questionne pas, dit le jeune homme.

— Comment, vous ne me questionnez pas ?

— Non, je ne vous questionne pas.

— Vous ne me questionnez pas ?… Par exemple, elle est violente !… Vous me demandez : « Ce petit somme vous a-t-il été profitable ? » et vous venez prétendre ensuite que vous ne m’avez pas questionné !…

Il en bavait, tant la chose lui paraissait exorbitante pourtant il eut le souffle coupé à voir l’autre secouer la tête et déclarer :

— Je n’ai pas dit un mot de ça.

Les deux employés se regardèrent. Lahrier demanda :

— Eh bien !… Quand vous resterez là une heure à faire des yeux en as de pique ?

— As de pique vous-même, malappris ! riposta Soupe, à qui donnait des énergies sa rage d’avoir été déçu dans ses espoirs de raccommodement. Vous m’avez dit : « Ce petit somme… »

— Je ne l’ai pas dit, encore une fois !

— Si, vous l’avez dit.

— Non !

— Si !

— Zut ! Vous m’embêtez à la fin ! Vraiment on n’a pas idée de ça ! Vouloir me persuader que j’ai dit une chose quand je n’ai même pas ouvert la bouche, et me ficher des démentis parce que je rétablis les faits !… Vous avez de la chance d’être une vieille bête, ce qui fait que je vous respecte ; sans ça, vous verriez un peu !… Je vous apprendrais les convenances, moi.

Devant ce torrent d’indignation, Soupe pensa : « J’ai été trop loin. »

— Mon Dieu, ne vous emportez pas, fit-il, la voix baissée de deux tons. C’est-y drôle qu’on ne puisse pas discuter avec vous sans que vous vous mettiez en colère.

— Je n’admets pas, dit Lahrier, qu’on m’insulte.

— Qui songe à vous insulter ?

— Et puis vous, pas plus que les autres.

— D’accord. Cependant…

— C’est bien simple, du reste : le premier qui me manquera d’égards, je le châtierai vertement, sans distinction d’âge ni de sexe.

Soupe avait un choix d’expressions qui trahissait ses divers états d’âme et constituait le thermomètre de son irritabilité. Une contrariété anodine lui arrachait des « Saperlipopette » non dépourvus d’une certaine badinerie ; il invoquait le « Tonnerre de Dieu » si l’on tentait de lasser sa patience, et, seulement dans les circonstances extrêmes, il proclamait que la mesure était comble d’un « Corne-diable » retentissant.

Cette fois :

— Saperlipopette ! laissez-moi donc placer un mot ! Vous aurez toujours raison si vous êtes tout seul à parler !… Voyons… je puis m’être trompé et avoir entendu une chose pour une autre. Qu’est-ce que vous m’avez dit au juste ?

Alors Lahrier :

— Encore !… encore !… Est-ce que ça va durer longtemps ? Je vous répète que je n’ai pas soufflé mot, que je n’ai pas ouvert la bouche… Si vous le faites exprès, il faut le dire.

À cette réplique, qui tranchait net la question, le père Soupe devint beau à voir.

Deux ou trois fois :

— Je ne suis pas fou, corne-diable !… je jouis de toutes mes facultés. D’où vient alors, si vous n’avez rien dit, que j’ai entendu quelque chose ?… Ah ! il y a là un mystère qui dépasse ma compréhension…

Ses yeux hagards erraient par le bureau ; et, tandis que Lahrier lâchait négligemment : « Une petite hallucination ; ça n’a aucune importance », lui hochait la tête, bouleversé, trouvant que ça en avait, au contraire, et beaucoup, marmottant que c’était mauvais signe et que ces choses-là ne valaient rien à son âge…


Voilà à quoi René Lahrier passait le temps, depuis qu’un dieu débonnaire lui avait créé des loisirs.