Flammarion (p. 136-152).
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Quatrième tableau. I.


II

Ayant expédié le père Soupe, le jeune homme se mit en devoir d’expédier des choses plus sérieuses, mais ayant expédié d’une traite, au point d’en avoir le poignet ankylosé de courbatures, une demi-douzaine d’affaires qui étaient l’arrivée du jour, il perdit soudainement patience, à voir comme son amoureuse apportait de l’empressement à venir le retrouver.

— Quelle dinde !… Je parie qu’elle n’a pas osé venir.

Et sa belle ardeur de travail tranchée comme avec une faux, il jugea avoir bien gagné le droit à la récréation.

— Tiens !… Si j’allais jeter un coup d’œil à mon parc.

Son parc, c’était celui de Jenny l’Ouvrière : deux étroites caisses flanquant extérieurement les chambranles de la mansarde qui était son humble bureau, et dans lesquelles, sitôt les primes tiédeurs de mars, il semait le volubilis traditionnel et le classique haricot d’Espagne. Car il avait, ainsi que tout vrai Parisien, la passion ingénue et émue de la verdure.

Il enjamba la fenêtre.

La gouttière qui le reçut avait la largeur d’un chemin de ronde.

Penché sur l’une de ses caisses il commençait d’en effriter la terre, d’un doigt léger qui découvrait pour les recouvrir aussitôt les énormes haricots aux robes d’évêques tachetées d’ébène luisante, quand de l’intérieur du bureau, une voix jeune et qui riait le héla :

— Tiens ! tu es perché, bel oiseau ?

Lui regarda.

— Gabrielle !

Mon Dieu, oui, c’était Gabrielle ; et avec elle l’immense allégresse du renouveau nichée aux plis du damier blanc et noir qui moulait ses bras et sa taille. Une grappe de lilas la coiffait, et elle se moquait, le nez haut, disant :

— Descends donc, grand bêta ; tu vas te jeter à la rue.

Que de grâce, et que de jeunesse !

Lahrier en demeura ébloui, immobilisé un instant et bouchant le jour de son corps.

Un saut et il fut à elle.

— Ce chat !… En voilà une surprise !… Je ne t’attendais plus, ma foi !

Ses mains terreuses ramenées derrière son dos, crainte de tacher la belle robe, il baisa l’une après l’autre les joues que lui tendait son amie à travers le tissu léger de la voilette. Il sut alors que la jeune femme avait profité du hasard qui l’appelait sur la rive gauche pour aller jusqu’au Bon Marché où c’était jour de coupons.

— Et dame ! une fois là… Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ?

— Mais oui, mais oui.

Il ne lui en voulait plus, mais plus du tout, en vérité, tant il s’épanouissait de la tenir après avoir désespéré d’elle.

— Que tu es mignonne d’être venue !… Assieds-toi donc.

Et il lui avançait une chaise, qu’elle refusa.

S’asseoir !… De son activité turbulente de petit chien, elle emplissait le bureau, au contraire ; follement amusée, et galopant d’un mur à l’autre avec de brusques et admiratifs temps d’arrêt devant les rangées superposées de cartons verts, dont on l’entendait épeler à demi-voix les minces fiches indicatrices :

— Tarn-et-Garonne…, Meurthe-et-Moselle…, Ille-et-Vilaine…, Calvados…

La découverte imprévue du coucou la jeta à des transports de joie.

— Il y a une pendule ! cria-t-elle.

Lahrier souriait.

— Sans doute, fit-il. Oh ! nous ne manquons de rien, ici.

— C’est très gentil, déclara Gabrielle qui admirait de bonne foi. Et dis, Toto, à quoi ça sert-il, tout cela ?

Toto, qui se lavait les mains et dont les doigts, arrachés aux tiraillements de la serviette, apparaissaient un à un en roseurs délicates de cire, répondit :

— À rien du tout.

Cela fut si simplement dit, avec un tel accent de conviction tranquille, exempte de pose et de paradoxe, que la jeune femme éclata de rire.

— Tu es gosse !…

Il protesta :

— Gosse !… Tu te figures que je plaisante ?

Gabrielle avoua qu’en effet elle l’en croyait bien capable, et tandis qu’il se récriait, se disculpait hautement du péché de malice, elle avait de petites moues entendues, le geste discret de ses doigts ramenait à de justes proportions les affirmations bruyantes de l’employé s’exténuant à répéter :

— À rien ! À rien du tout, je te jure !

L’idée de tant d’encre perdue, de tant de beau papier noirci en pure perte, dépassait sa compréhension ; ses instincts de petite bourgeoise bien ordonnée s’insurgeaient, et criaient en elle : « Ce n’est pas vrai ! »

Elle demanda :

— Enfin quoi ? Tu ne me feras pas croire qu’on vous paie uniquement pour que vous vous tourniez les pouces ?

— Plût à Dieu ! riposta le jeune homme qui greffa sur ce point de départ un pittoresque démontage du mécanisme administratif.

Il avait, quand il s’y mettait, la verve facile et féroce.

Cinq minutes, il ne tarit pas ; la présence de son amie éveillant en lui des coquetteries de jeune coq qui parade devant la poulette favorite. Sa recherche à se montrer spirituel l’amenait à l’être tout de bon, et une pointe de canaillerie faubourienne pimentait insensiblement l’amusement de ce qu’il disait.

— Tu vas voir, c’est très curieux. Les uns (ce sont les rédacteurs) rédigent des lettres qui ne signifient rien ; et les autres (ce sont les expéditionnaires) les recopient. Là-dessus arrivent les commis d’ordre, lesquels timbrent de bleu les pièces du dossier, enregistrent les expéditions, et envoient le tout à des gens qui n’en lisent pas le premier mot. Voilà. Le personnel des bureaux coûte plusieurs centaines de millions à l’État.

— C’est pour rien, fit Gabrielle.

Il appuya :

— Pour rien. Et ça a le précieux avantage d’enrayer la marche d’affaires qui iraient toutes seules sans cela.

Puis (Gabrielle, point convaincue, persistant à hocher la tête d’un air d’incrédulité, proclamant à la fois le rôle considérable des grandes administrations et la sélection des intelligences chargées de les représenter), il se récria, affecta un empressement démesuré à abonder dans ces vues :

— Comment donc !… Sélection ?… Je te crois !

Et pour bien établir qu’il ne se moquait point, il se lança dans des imitations, d’ailleurs exquises de finesse et d’observation maligne, du père Soupe, de Letondu, du sous-chef Van der Hogen et de M. de La Hourmerie, dont il singea jusqu’à la perfection la solennité pleine de tics. À la fin, aux rires fous de la jeune femme qui était là comme au spectacle, il imita le Directeur lui-même et donna la représentation d’une réception de jour de l’an.

Ce fut délicieux.

Les reins à la cheminée, la boutonnière parée d’un pain à cacheter rouge destiné à compléter l’illusion, il fut charmant de fausseté onctueuse, de je-m’en-foutisme ému, d’éloquence ronflante et banale.

— « Mes chers collègues…, laissez-moi dire : mes chers amis !… C’est toujours avec un nouveau plaisir, comme disait le roi Louis-Philippe, que je vois groupée autour de moi cette sélection d’intelligences… »

Coup d’œil à Gabrielle.

«… d’abnégations et de dévouements, en laquelle je résume et dépeins d’un seul mot le personnel de la Direction des Dons et Legs. Quel ingrat ne serais-je pas, en effet, si je ne lui rendais en ce jour l’éclatant hommage que je lui dois ? si je ne reconnaissais — hautement — la part de collaboration dont je lui suis redevable dans l’accomplissement de la tâche, si difficile et si délicate qu’a confiée le chef de l’État à ma modeste initiative ?… Mais affirmer, ainsi que je me plais à le faire, la supériorité de vos mérites, c’est affirmer du même coup vos droits à certaines exigences… Ces exigences, mes chers collègues, à Dieu ne plaise que je les blâme. »

— Bravo ! Bravo ! cria Gabrielle transportée d’admiration.

Lahrier ne sourcilla pas.

Impassible, il reprit :

— « Voilà cinq ans que je préside aux destinées de cette maison ; cinq ans que je vous fais espérer, pour des époques toujours prochaines et toujours ajournées, hélas ! les augmentations de salaires que vous ne sauriez revendiquer avec trop de légitimité. Cette fois encore — et pour me décider à cette pénible confession, il faut toute la confiance que j’ai en votre esprit de désintéressement — je vous accueille les mains vides… J’avais sollicité de la Chambre une augmentation de crédit portant sur le chapitre Ier : vingt mille francs qui m’eussent mis à même d’apaiser dans quelque mesure les justes mécontentements du plus grand nombre d’entre vous ; malheureusement la commission du Budget a conclu au rejet de la proposition. En sorte, mes chers camarades, que j’en dois appeler, une fois de plus, — la dernière ! — à cette patiente et à cette longanimité dont vous avez déjà donné tant de preuves. Au reste, les temps sont proches !… Un avenir est à nos portes… d’autant plus fécond en surprises, que vous aurez su l’attendre plus longtemps… »


La fenêtre était restée ouverte : un cadre vermoulu de mansarde emprisonnant un jaillissement d’innombrables cheminées. Au loin, par-delà les maisons qui s’enfuyaient à l’infini, le Panthéon et la Sorbonne élevaient leurs dômes disparates : l’un plus lourd, gonflé au-dessus de l’horizon comme la calotte d’un formidable aérostat maintenu immobile sur ses ancres, l’autre plus frivole, fanfreluche de clochetons, et pareil au casque hérissé d’une idole hindoue. À l’une des tours de Saint-Sulpice, un rayon de soleil égaré allumait un miroir d’alouette. Trois heures sonnèrent. La splendeur de l’avril battait son plein au-dessus de Paris.

Gabrielle, le dos au jour, s’était renversée dans sa chaise, la pointe vernie et finement piquée de son soulier avancée un tout petit peu, hors de la jupe. Appareillée à sa toilette, son ombrelle lui barrait les genoux : un rien du tout de foulard quadrillé, dont une satinette mauve cravatait le manche interminable avec des airs de gros papillon au repos. Et l’étonnement de Lahrier était de la trouver si blonde !… mais si blonde, vraiment ; si blonde !… Jamais il n’eût supposé avoir une maîtresse aussi blonde ! Sa nuque était devenue de miel, dans le flot de beau temps qui la baignait. Il fut ravi de sa découverte et il se dit que le printemps est, à Paris, plein de clémence ; qu’il ne fleurit pas seulement aux maigres branches des platanes et aux bourgeons empoissés des tilleuls, mais aussi aux cheveux des jeunes femmes, et à leurs joues, et à leurs lèvres, et à leurs bouts de nez, qu’écrase imperceptiblement le nuage des voilettes blanches.

— Non, vrai, Gabrielle, déclara-t-il tout à coup, c’est épatant ce que tu es chic, aujourd’hui.

— Est-ce que tu n’es pas un peu fou ? demanda Gabrielle qui riait, ne l’ayant jamais vu si tendre.

Elle lui avait abandonné ses mains, qu’il baisait avec une belle fougue. C’était deux toutes petites pattes, aux ongles légèrement saillis sous la peau tendue des gants. Ceux-ci, blonds aussi, se brisaient aux poignets, en un double bracelet de petites couleurs engourdies, puis empiétaient sur les manches, à mi-bras, gonflés de chair robuste et jeune. René Lahrier, très éveillé, baisa et mordilla longuement l’un après l’autre les petits doigts, point trop indignés, de son amie. Cependant, un moment vint où il dut aller un peu loin, car la jeune femme, soudain, fut debout, et, avec cette sévérité qui à la fois rappelle à l’ordre et se tient à quatre pour garder son sérieux :

— Non, pardon ! ne t’emporte pas !… Un peu de calme, s’il te plaît.

Mais lui objecta : « Gabrielle !… » si doucement, si gentiment, qu’elle dut désarmer, vaincue, conquise à l’infini de câlinerie puérile dont ce simple mot débordait. Ils se baisèrent aux lèvres, sans bruit, entre leurs mains qui s’étaient jointes, paume à paume et les ongles hauts.

— Chéri !

— Chérie !

Les mots ne furent pas, ou furent si peu ! La confusion de deux souffles, rien de plus…

Devant l’avidité gloutonne de la bouche qui pressait la sienne, Gabrielle, pourtant, avait fui. Le buste en arrière maintenant, les cuisses coupées à l’arête vive de la table dont la dureté la blessait à travers l’empesé de ses jupes, elle tâchait à se dérober, charmée et affreusement inquiète, sans force pour ravir ses dents au baiser de ce gentil garçon qu’elle sentait, si vivant contre elle, la respirer comme une fleur, et défaillante à l’idée que quelqu’un pouvait entrer.

— Mais oui je t’aime !… mais oui je t’aime, tu le sais bien.

Et aussitôt :

— Prends garde, mon Dieu !… Prends bien garde ! Par-dessus l’épaule du jeune homme, ses yeux mi-clos allaient aux lointains de la pièce, en fixaient anxieusement la porte, avec la crainte évidente de la voir brusquement s’ouvrir…

Et elle s’ouvrit, et le chef de bureau apparut, M. de La Hourmerie lui-même, dont avait fait dresser l’oreille une discrète allusion de Chavarax à l’esprit de noble indépendance de son camarade Lahrier : « Un charmant être, adoré des femmes, et incapable de sacrifier à la stupidité de certains règlements les saines traditions de la galanterie française. » Et allez donc ! Tout Chavarax tenait dans ce mot ; toute la subtilité assassine de ce gros garçon aux yeux pâles, dont encadrait la face un collier de duvet mou, évoquant, sans qu’on sût précisément pourquoi, une idée de vague obscénité. Là était sa spécialité : le fraternel coup de main donné à un ami et qui est le coup de pied destiné à lui casser les tibias, l’air délicat de vous passer à la fois la main dans le dos et le croc-en-jambe.

De l’un il disait :

— Chaudavoine ? Bien intelligent, ce gaillard-là, et étonnant pour tourner le vers. Sa chanson sur le Directeur, qu’il a composée l’autre jour, est un chef-d’œuvre de moquerie fine et de drôlerie malicieuse.

De l’autre :

— Ce n’est pas la faute à de l’Ampérière si son père doit tout à l’Empire. Et on vient lui reprocher, à lui, de faire de l’opposition ? Est-ce bête !… Ce n’est pas de l’opposition ça, c’est de la reconnaissance.

D’un troisième :

— Mousseret est animé d’un zèle non douteux et son intelligence hors ligne le désigne pour un poste élevé. Il est fâcheux que sa pauvre santé le tienne absent de son travail les trois quarts du temps… au moins.

De celui-ci :

— Hernecourt a derrière lui dix ans de services méconnus. Si on lui eût rendu justice avec plus d’impartialité, il n’en serait pas venu à chercher dans l’alcool la consolation de ses déboires.

De celui-là :

— Bêtise n’est pas vice. Ce n’est pas une raison parce que Tabourieux est hors d’état de faire jamais autre chose pour le laisser expéditionnaire jusqu’à la fin de ses jours.

Et ainsi de suite.

Simplement, sans se soucier de la main charitable qui ne manquerait pas de les ramasser, il semait ces perles sur sa route, le long des murs percés d’invisibles oreilles. Qu’elles dussent arriver à destination à peu près aussi sûrement qu’une lettre jetée à la poste, il n’eût eu garde de se le demander, car il répugnait, de bonne foi, aux besognes sales, et tenait à l’étrange compromis de conscience qui laissait en paix ses scrupules. Depuis son arrivée à la Direction il avait procédé ainsi et s’en était trouvé au mieux.

Édifié d’un coup d’œil, M. de La Hourmerie ne se répandit pas en lamentations stériles. L’égal en laconisme éloquent de son garçon de bureau Ovide, il dit simplement : « À merveille ! » ramena discrètement la porte, et, d’une traite, fut chez le Directeur.