Flammarion (p. 43-53).
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Premier tableau. III.


III

….. Car en ces temps, proches des nôtres, florissait à la Direction des Dons et Legs le sous-chef Van der Hogen : personnage épique, s’il en fut, et dont nous ne saurions, sans risquer de manquer gravement à nos devoirs, ne point crayonner en ces pages la pittoresque silhouette.

Bourré de grec, bourré de latin, bourré d’anglais et d’allemand, ex-élève sorti de l’École des langues orientales, et absolument incapable, avec ça, de mettre sur leurs pieds vingt lignes de français, Théodore Van der Hogen évoquait l’idée d’une insatiable éponge de laquelle rien n’eût rejailli. Tour à tour, il avait parcouru comme sous-chef chacun des huit bureaux de la Direction, sans que jamais on eût pu obtenir de lui autre chose qu’une activité désordonnée et folle, un sens du non-sens et de la mise au pillage qui lui faisait retourner comme un gant et rendre inextricable, du jour au lendemain, un fonctionnement consacré par de longues années de routine. Il s’abattait sur un bureau à la façon d’une nuée de sauterelles, et tout de suite c’était la fin, le carnage, la dévastation : la coulée limpide du ruisselet que la chute d’un pavé brutal a converti en un lit de boue. Le seul fait de sa présence affranchissait tout un petit monde d’employés, superflus de cet instant même, et n’ayant plus qu’à se croiser les bras devant l’effondrement sinistre de ce qui avait été leur service.

À la fin, M. de La Hourmerie, cédant aux supplications de ses collègues, avait consenti à se l’adjoindre, et, comme on abandonne un objet inutile aux pattes meurtrières d’un gamin, il lui avait abandonné la gestion des AFFAIRES CLASSÉES.

Là, au sein même du dieu Papier, que Van der Hogen était bien !

Libre de nager, de patauger, de s’ébattre, en une pleine mer de documents officiels, de débats jurisprudentiels, de rapports administratifs accumulés les uns sur les autres depuis les premiers âges de la Direction, il passait d’exquises journées à galoper de son cabinet aux archives, où il s’éternisait inexplicablement et d’où il revenait blanc de poussière, pressant sur son plastron, de ses mains de charbonnier, des dossiers que visiblement il avait dû aller chercher à plat ventre sous les arêtes aiguës des toits, embroussaillées de toiles d’araignée. Il avait apporté une échelle double, du haut de laquelle, souriant et âpre, il fouillait les recoins de sa pièce, sondant de coups de poing le plafond et les murs, avec l’espérance que, peut-être, d’autres documents en jailliraient encore !… Sur sa tête à demi vénérable déjà, d’antiques cartons, arrachés violemment à l’étreinte de leurs alvéoles, s’ouvraient, lâchant des avalanches de paperasses qui se répandaient par le vide, pareilles à des vols d’albatros, pour se venir écrouler en monceaux sur le sol ; mais il ne s’en effarait pas, ravi plutôt, chez soi au cœur de ce pillage, et gardant du haut de son perchoir une face silencieusement rayonnante. Et quand enfin, autour de lui, c’était le triomphe du chaos, l’orgie auguste du pêle-mêle, l’enchevêtrement définitif et à tout jamais incurable, Van der Hogen prenait sa plume et documentait à son tour, lancé maintenant dans des flots d’encre. Entre deux murailles de dossiers équilibrés à chaque extrémité de sa table et que le passage de voitures agitaient de grelottements inquiétants, il couvrait de sa large écriture d’innombrables feuilles de papier qu’il envoyait par charretées au visa directorial et qu’on retrouvait aux lieux le lendemain matin : tartines extraordinaires, où se voyaient favorablement accueillies les revendications d’obscurs collatéraux enterrés depuis des années ; où des notaires envoyés à Toulon en 1818 pour faux en écritures authentiques étaient signalés au Parquet comme coupables d’infractions à des circulaires abrogées.

Il brochait ces âneries d’une main convaincue, s’interrompant de temps en temps pour brandir à travers l’espace des bâtons enflammés de cire rouge, abattre au hasard du papier des coups de timbre sec formidables, qui sonnaient comme, au creux d’une caisse, les coups de marteau d’un emballeur. Il regrimpait à son échelle, en redescendait aussitôt, s’en retournait ensuite aux archives pour, de là, rappliquer chez le bibliothécaire, une vieille bête que tuaient de chagrin, à petit feu, ses façons de charcuter le Dalloz, le recueil des avis du Conseil d’État et la collection de l’Officiel. Il bouleversait la Direction de son importance imbécile. Son inlassable activité était celle d’un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette. Mystérieux, solennel, profond, il détenait des secrets d’État, et il n’avait pas son semblable pour demander aux gens : « Comment vous portez-vous ? » de la même voix dont il leur eût jeté à l’oreille : « Vous ne voudriez pas acheter un joli jeu de cartes transparentes ? »

Son fort, pourtant, sa véritable spécialité, c’était s’immiscer sournoisement dans les choses qui ne le regardaient pas : la confiscation à son profit du travail de ses collègues. Ceci pour montrer ses talents, son chic unique à faire jaillir la lumière en démêlant en un clin d’œil des écheveaux d’affaires compliquées sur lesquelles employés et chefs avaient sué sang et eau, des mois. Et le fait est qu’il excellait, comparablement à pas un, dans le bel art des solutions promptes ; ainsi qu’il en appert clairement, au surplus, des faits que nous allons conter.


En janvier 189…, un sieur Quibolle (Grégoire-Victor) décédait à Vanne-en-Bresse (Ain), léguant au musée de cette ville une paire de jumelles marines et deux chandeliers Louis XIII. Deux ans plus tard, l’affaire n’avait pas fait un pas. Ballottée de cartons en cartons, elle flottait par les bureaux des Dons et Legs, tiraillée comme à deux chevaux entre les deux avis, radicalement contraires, de l’autorité ministérielle et de l’autorité préfectorale, concluant l’une au rejet du legs, l’autre à son acceptation. Le pis était que deux députés ennemis avaient pris la chose à leur compte et tiraient dessus, chacun dans un sens, avec menace de créer des complications au Cabinet si le litige n’était tranché inversement à l’avis de l’autre ; le tout au grand chagrin du conservateur légataire, inondant la Direction de rappels désespérés et hurlant après son bien comme un chien de garde après la lune. Saisi de la question, le Conseil d’État hésitait, discutait le point de savoir lequel, au juste, d’un legs proprement dit ou d’une charge d’hérédité non sujette à l’approbation du gouvernement, constituait la libéralité Quibolle, et le débat en était là, quand Van der Hogen intervint.

Une fois qu’il passait devant la porte ouverte du rédacteur Chavarax, il aperçut le bureau vide, et, sur la table, un dossier gigantesque, de la hauteur d’une cage à serins.

Le legs Quibolle !…

Sauter dessus, s’en emparer comme d’une proie et l’emporter en son repaire, fut pour lui l’affaire d’un instant. Accomplie à l’insu de tous, l’opération réussit à merveille, et une heure après — pas deux ; une ! — la question était tranchée. Entre les mains secouées de zèle du terrible Van der Hogen, une à une les pièces du dossier s’en étaient allées Dieu sait où, voir si le printemps s’avançait ; celles-ci lâchées sur la province à fin de compléments d’instruction, celles-là emmêlées par erreur à des pièces d’autres dossiers. D’où un micmac de paperasses à défier un cochon d’y retrouver ses petits et l’immobilisation définitive d’une affaire devenue insoluble.


M. de La Hourmerie, pris au dépourvu, n’en fut pas moins très remarquable, d’une audace tranquille qui stupéfia Lahrier.

— Monsieur, dit-il, l’affaire a été soumise il y a huit jours à l’examen du Conseil d’État. Mais peu importe ; veuillez vous asseoir, je vous prie. Vous veniez pour vos chandeliers ?

— Oui monsieur, dit le conservateur. Et pour ma jumelle marine.

C’était vrai. À bout de patience, écœuré de vaines attentes, il s’était enfin décidé à faire son petit coup d’État en venant à Paris, lui-même, disputer aux lenteurs administratives son humble part du legs Quibolle. Et il conta que depuis vingt minutes il errait, triste chien perdu, par les tortueux dédales de la Direction. Bien sûr il ne se plaignait pas ; mais à ses étranges sourires, à ses mots qui ne trouvait pas, à ses phrases pudibondement interminées, on reconstituait les dessous de sa lamentable odyssée ; on pressentait sur quels extraordinaires locaux il avait dû pousser des portes ! combien de corridors enchevêtrés avaient vu et revu sa mélancolique silhouette, aux épaules voûtées un peu déjà, par l’âge.

Il se justifia, d’ailleurs !

— Je vous demande mille pardons, monsieur, de venir ainsi vous troubler au milieu de vos occupations, mais ma situation toute spéciale me fera excuser, je l’espère. Il faut vous dire qu’en me nommant à Vanne-en-Bresse, M. le ministre des Beaux-Arts ne m’a pas… — euh, comment dirais-je ?… — exceptionnellement favorisé. Mon Dieu, non. À beaucoup près, même. Le musée de Vanne-en-Bresse, en effet, n’est pas des plus… intéressants. Certes, dire qu’il n’y a rien à y voir serait de l’exagération ! En somme il possède plusieurs tableaux de maîtres (des copies, naturellement), une belle collection d’insectes et des bocaux de produits chimiques, ce qui est déjà quelque chose. Vous comprenez, pourtant, à quel point cette jumelle et cette paire de chandeliers — objets d’un haut intérêt — sont pour moi une bonne fortune…

Lahrier s’amusait follement. Il eût payé vingt francs de sa poche pour assister à la fin de l’entrevue, tant l’égayait et l’attendrissait à la fois la pauvre figure du conservateur. Roublard, ayant vu du coin de l’œil son congé qui se formulait sur la bouche à demi ouverte de son chef, il prit carrément la parole :

— L’affaire, dit-il, est si bien au Conseil d’État que c’est moi qui l’y ai envoyée !

Puis, sur la question faite d’une voix tremblante :

— Puis-je, du moins, espérer une solution prompte ?

— Incessante, déclara-t-il, j’oserai presque dire immédiate.

Qu’il fut payé de son aplomb ! Au mot « immédiate », l’œil du conservateur s’était enflammé comme une torche ; un indéfinissable sourire de cupidité satisfaite avait illuminé sa face.

Il bégaya :

— … Fort bien… Ah ! fort bien… parfaitement… Mon Dieu, que je suis aise de ce que vous me dites là…

Les mots ne se présentaient plus ; il était trop heureux, cet homme. Déjà il tenait son bien, il l’emportait ainsi qu’une proie. Et un rêve lui montrait sa vieillesse chargée de gloire ; des quatre extrémités du monde il voyait des populations affluer à son petit musée, se masser, muettes d’admiration, devant la jumelle marine et les deux chandeliers Louis XIII.

— En effet, fit alors M. de La Hourmerie que le joli toupet de l’expéditionnaire avait démonté un moment ; la section ne saurait tarder à se prononcer, et je n’attends que le retour du dossier pour soumettre à la signature du président de la République le décret d’autorisation. Si monsieur (et il souligna), qui est si exactement renseigné, veut bien faire dès à présent le nécessaire, nul doute que je sois en état de vous satisfaire rapidement.

Lahrier se dit :

— Cette fois, ça y est.

Il chercha un mot heureux, un de ces mots qui couvrent la honte des défaites. Ne trouvant rien, il salua et sortit, accompagné jusqu’à la porte de la voix doucement éplorée du citadin de Vanne-en-Bresse insinuant :

— J’aurai donc l’honneur de vous revoir, monsieur le chef de bureau. Je suis à Paris pour quelques jours, et si, naturellement, je pouvais repartir avec mes ampliations…