Mes vacances au Congo/Chapitre VI

P. Piette (p. 40-49).


VI.

Physionomie générale de l’Afrique du Sud. — Immensité et nouveauté. — Mines, cultures, élevage — La « Colour bar ». — Johannesburg et Pretoria. — L’Institut des recherches médicales. — Un Malinois, un Namurois et un… Van Dyck
Pretoria, 21 août 1922.

Lorsque les deux Rhodésies seront incorporées dans l’"Union of South Africa " — et il semble bien que cette incorporation ne soit qu’une question de temps — ce « Dominion » aura l’étendue de notre Congo. L’immensité de ces territoires déconcerte notre mentalité européenne, et l’on conçoit que les proportions auxquelles s’encadre leur vie nouvelle doivent influer sur les ambitions, les desseins et les modalités d’existence des Sud-Africains. Tout est immense autour d’eux et devant eux.

« La nature, ainsi que l’a justement noté Lord Bryce, a construit l’Afrique et l’Amérique à larges traits. » Tandis qu’en Europe rien n’est fréquent, dans un territoire relativement restreint, comme le contraste de régions aussi différentes entre elles que


Une fête dans un des « compounds » du Rand.


Un aspect des chutes du Zambèze.


Les tremies des usines de la Lubumbashi.


Le passage de la Lufira.


Maison de planteur à la Luki.


La récolte du cacao au Mayumbe.


Un groupe de malades à Kangu.


Une classe de garçons à Kisantu.

l’Auvergne et la Provence, que la Manche et l’Andalousie, que l’Ardenne et le Condroz, ici — pendant des journées entières — le voyageur traverse des contrées à l’aspect uniforme.

De Cape-Town à Johannesburg, le trajet par les trains les plus rapides est de 45 heures. À part le début et la fin de ce trajet, l’œil ne découvre qu’une région monotone et presque désertique. Au « Karoo », qui est une plaine de sable et de pierres, succède le « Veld », qui — en cette saison du moins — n’est qu’une interminable brousse, où semblent égarés, de-ci de-là, quelques troupeaux de moutons ou d’autruches.

À l’est et à l’ouest, ce paysage est limité par des montagnes incultes, — les « kopjes » fameux. Sous ce ciel ardent il a la majesté impressionnante du silence et de la solitude. Et à la tombée du soir, lorsque ces montagnes sont tout à coup couronnées de roses par le soleil qui s’enfuit, il revêt une beauté imprévue et d’une douceur profonde. Ce phénomène n’est pas de longue durée, car les nuits africaines ne connaissent pas de crépuscule. En peu d’instants, le ciel se transforme en une voûte d’acier, où brillent la Croix du Sud et toutes ces constellations de l’hémisphère austral que les explorateurs de jadis, penchés à la proue de leurs caravelles, étaient surpris de voir se lever sur l’horizon de l’océan. Tout est immense ici, et tout y est nouveau. Dans ces plaines sans fin, sans forêts, sans fleuves (car on peut à peine appeler de ce nom la rivière d’Orange qui se traîne paresseusement vers l’Atlantique entre des rives incertaines et dont l’eau bourbeuse se perd dans les sables), l’imagination n’a point la ressource d’inscrire les souvenirs ou les légendes d’un passé lointain.

La traversée des solitudes d’Égypte fait surgir des âges reculés la vision des Pharaons et celle des Ptolémée. La Tunisie évoque les images d’Annibal et de Saint-Augustin. Ici, l’histoire est aussi inculte que la nature. Tout y semble neuf pour l’homme. Ce n’est que dans un passé tout proche de nous, et dont les témoins oculaires sinon les acteurs, ont à peine disparu, que la mémoire peut susciter les épisodes et les figures propres à animer ces mornes étendues.

Cette route que suit aujourd’hui le railway est une de celles où défila, pendant près de deux ans, lors du grand « trek » de 1835, l’interminable théorie des familles boers qui, pour échapper au régime nouveau introduit par la domination anglaise, s’en allèrent avec leurs chariots et leurs troupeaux, chercher des pâturages plus libres bien loin vers le Nord, au-delà de l’Orange et du Vaal. Ce fut un exode de près de dix mille personnes, auquel succéda la longue période des luttes poursuivies, dans ces territoires enfin choisis, contre la résistance des indigènes et l’hostilité du climat. Les tribus sauvages qui occupaient ces territoires transformés bientôt en république, furent décimées, et quelques-unes massacrées sans pitié. Tout le monde connaît ici les exploits des héros de cette épopée qui ne remonte pas à cent ans, — tel cet André Pretorius dont le nom a été donné à la capitale de l’Afrique sud africaine et qui, en 1838, avec 460 Boers montés, défit — paraît-il — une armée de 12,000 Zoulous.

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Étranges contre-coups de la politique !

Sans la Révolution française, qui entraîna l’Angleterre dans la guerre contre la France, les Anglais n’auraient point occupé le Cap. Sans cette occupation, les Boers n’auraient point quitté le Sud pour le Far North. Sans le grand « trek », les tribus indigènes n’auraient point été réduites, anéanties ou pourchassées. « Le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court… » On connaît la suite… Pour qui essayerait de philosopher à la façon de Pascal, il y aurait ici matière à de fécondes méditations sur les péripéties de la vie des peuples. Ces méditations s’alimentent au spectacle des lieux fameux, tels que Modder River, Colenso, Paardeberg, où les Anglais et les Boers se heurtèrent en 1899 et 1900. Elles s’inspirent aussi du voisinage des grandes mines d’or et de diamants dont les hauts terrils blancs ou gris ajoutent à la chaîne des Kopjes des collines artificielles, dans les régions de Kimberley, de Johannesburg et de Prétoria. Découvertes à partir de 1809, ces mines ont transformé de fond en comble ces régions, y provoquant, en un formidable afflux, la ruée de tous les appétits et de toutes les convoitises. L’alchimie faisait de l’or, — ou tentait d’en faire, — avec les substances les moins nobles. Ici, la même métamorphose s’est produite. Et l’on ne peut contester que, de toutes les cupidités assurément égoïstes et brutales des premiers jours, d’admirables bienfaits n’aient surgi en même temps que d’énormes richesses. Ces lignes ferrées, dont beaucoup n’ont été construites que pour l’exploitation des mines, ont mis en valeur des territoires dormants. Aux alentours des sièges d’extraction, en même temps que grandissait l’agglomération des mineurs, bientôt accrue par l’organisation commerciale, le cercle des cultures s’est élargi, afin d’assurer la vie de ces cités nouvelles. Il s’est trouvé que ces immenses territoires, — en y faisant la part des régions désertiques, — possédaient à la fois les trois grandes sources naturelles du progrès matériel.

L’Afrique du Sud est, en même temps, un pays de richesses minérales, un pays d’agriculture et un pays d’élevage. Certes, pour recueillir le fruit de toutes ces chances, l’homme a dû s’ajouter à la nature. Il a dû combattre la malaria, les épidémies et les épizooties de toute espèce, la difficulté des communications. Tous les problèmes auxquels la Belgique fait face au Congo et notamment au Katanga, les colons du Sud-Afrique les ont connus ou les connaissent encore, et c’est pourquoi rien n’est plus utile pour nous que d’étudier les méthodes auxquelles on recourt ici, pour dépister et combattre les maladies de l’homme et du bétail, pour organiser les conditions du travail industriel et agricole, pour régler les relations entre blancs et indigènes.

Les luttes soutenues jadis par les Boers contre les tribus dont ils vinrent occuper les territoires ont assurément réagi, dans la suite, sur toute la politique sud-africaine à l’égard des « native ». Il ne semble point que cette politique pèche par un excès de sentimentalisme. La main-d’œuvre noire est indispensable, et personne ne se fait faute d’y recourir. Les mines d’or emploient jusqu’à 250,000 « native » — venus surtout des colonies portugaises de l’Est, du Bechuanaland ou de la côte occidentale, — afin d’assurer les travaux d’extraction. Recrutés par des agents au nombre de 400, ils sont engagés par des contrats d’une durée d’un an et logés et nourris pendant ce terme, dans les " compounds " — sortes de campements à peu près rudimentaires.

Dans les autres industries, pour les besoins de l’agriculture, pour les services du commerce et les besognes domestiques, il en va à peu près de même. Mais nulle part, le nègre n’est admis, quelles que soient ses aptitudes, à faire un travail " skilled " ou à exercer un métier qualifié. Ce genre de main-d’œuvre est réservé aux blancs. Ceux-ci sont très jaloux de ne point tolérer l’emploi du " black people " dans les professions rémunératrices, et le parti socialiste sud-africain est particulièrement attentif à assurer le respect de cette distinction entre les deux races. Et c’est sans doute à cette séparation profonde, peu conforme au dogme de l’égalité, que doit être attribué, pour une bonne part, l’échec de la grave insurrection bolcheviste qui éclata dans le « Rand » en mars dernier. En vain les meneurs de la révolte cherchèrent-ils à s’assurer, à ce moment, le concours des « native ». Ceux-ci, bien loin de suivre les excitateurs, entrèrent en conflit avec eux.

Ouvriers blancs et ouvriers noirs vivent ici d’une vie parallèle, les premiers à très gros salaires, les seconds à deux shillings par jour. Entre eux se dresse, avec sa rigueur inexorable, la " colour bar " qui sera sans doute — pour cette région du monde, — un des problèmes sociaux les plus compliqués à résoudre.

Ces ouvriers noirs sont de bons ouvriers, Je les ai vus travailler dans des exploitations à ciel ouvert de la « Premier Diamond’s Mines » qui ressemblent à un immense cratère de volcan. Je les ai vus travailler sous terre, dans les mines de " Deep City " qui s’enfoncent à plus de deux mille mètres. Ils y extraient, par les procédés les plus modernes, les blocs de granit aurifère qui sont ensuite concassés et broyés et dont les réactions chimiques, par le mercure et le cyanide, parviennent à dégager le métal pur. La récupération se fait avec une telle sollicitude qu’elle recueille plus de 90 p. c. de l’or qui se trouve mêlé à la pierre en grains imperceptibles.

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Dans le district industriel, comparable à celui de Pittsburg ou de Manchester, qu’on appelle le « Rand », et qui fournit à lui seul 60 p. c. du revenu total de l’Union Sud-Africaine, la ville de Johannesburg est le centre vital. Ville fiévreuse et poussiéreuse, où les grands « buildings » à l’américaine voisinent avec les derniers survivants des magasins des premiers temps, c’est-à-dire d’il y a quelque trente ans. On y compte aujourd’hui 120.000 blancs et 7.000 automobiles y sont enregistrées par les taxateurs officiels.

De cette cité de l’or, une belle route bordée de mimosas mène à Prétoria, la capitale, qui est à une cinquantaine de kilomètres de distance. Elle longe, non loin de Prétoria, un champ d’aviation, où manœuvrent d’excellents appareils, dont quelques-uns ont joué un rôle singulièrement actif dans la répression de la rébellion du mois de mars dernier.

Entre Johannesburg et Prétoria, l’antithèse est frappante, — plus qu’entre Amsterdam et La Haye ou entre New-York et Washington.

D’une part, c’est la ville d’affaires, où tout est sacrifié au business, d’autre part, la ville officielle, infiniment plus calme et élégante. Depuis 1910, c’est à Prétoria qu’est installé le pouvoir exécutif de l’Union, tandis que le Parlement siège à Cape-Town et la Cour Suprême à Bloemfontein. Le palais du gouvernement, entouré d’immenses terrasses fleuries d’orangers et de bougainvilléas, domine un admirable panorama, dont les lignes ondulées et l’atmosphère légère ont quelque chose de florentin.

Les deux villes possèdent, l’une et l’autre, des institutions du plus vif intérêt. Il faut mettre hors de pair l’Institut des recherches médicales qui fonctionne à Johannesburg et où des savants de grand mérite étudient tout ce qui concerne les maladies humaines, et l’Institut vétérinaire, aux environs de Prétoria, où les méthodes expérimentales sont pratiquées avec un rare talent, sous la direction de sir Arnold Tyler. C’est de cet institut que sont envoyées, à la première demande, des consultations à tous les fermiers et éleveurs de l’Union. C’est là que sont préparés les sérums et les vaccins destinés à lutter contre toutes les maladies du bétail, dont plusieurs sont aujourd’hui définitivement terrassées.

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Pourquoi ne noterai-je pas aussi le plaisir que j’ai éprouvé à constater le bon renom qui entoure ici nos savants belges, avec lesquels les autorités scientifiques du Sud-Afrique souhaitent être de plus en plus en rapport ? Notre pays a, d’ailleurs, la bonne chance de posséder à Prétoria, en qualité de consul honoraire, un oculiste réputé, le docteur Heymans, arrivé ici de Malines il y a une trentaine d’années, afin de soigner le vieux président Kruger, dont il fut l’ami et le compagnon d’exil et qui mourut à Clarens, entre ses bras. Ce Belge d’origine a vu de près toute l’évolution politique et économique de ces régions et rien n’est plus intéressant que de l’entendre conter ses souvenirs.

Absorbé par de multiples devoirs scientifique et administratifs, il y ajoute une part active dans la direction d’une cité de lépreux, — où plus d’un millier de malheureux atteints de cette horrible maladie qui n’a pas encore pu être vaincue, sont relégués et hébergés en commun et en famille, et sont soignés avec un dévouement souvent récompensé, d’ailleurs, par des cas de guérison.

L’Union sud-africaine ne compte pas beaucoup de Belges, mais tous ceux que j’y ai vus ont conservé un ardent amour du pays natal. Tel M. Verheyden, un artiste décorateur, namurois d’origine, établi de longue date à Kimberley, et qui s’y est prodigué pendant les années tragiques pour l’organisation du " Relief Fund ".

C’est une joie bien spéciale et douce que celle de rencontrer au loin, parfois en quelque coin perdu du globe, des compatriotes heureux eux-mêmes de parler du pays où est demeuré quelque chose de leur cœur. Et certes, la conscience que ces Belges du dehors ont prise de la valeur de leur pays a singulièrement accru, depuis la guerre, cette fierté nationale qui, chez quelques-uns d’entre-eux. aurait risqué de s’assoupir.

N’est-ce pas aussi un Belge exilé, — et qui contribue, à sa façon, à faire rayonner à la pointe australe de l’Afrique un des meilleurs aspects de notre vieux pays, — que cet admirable tableau de Van Dyck, que j’avais la surprise de rencontrer au petit musée de Cape-Town ? Il représente Jean Oxenstern, un jeune seigneur suédois, de mine hautaine et méditative, traité à la manière des figures de Charles Ier de notre grand portraitiste. C’est le joyau artistique, — en fait d’œuvres anciennes, — de ces régions sud-africaines qui semblent toutes neuves. Et il ne nous est pas indifférent que l’effort d’art de ce peuple jeune et ardent ait pour guide un des plus glorieux ancêtres de notre école.