Mes souvenirs (Stern)/Première partie/XIV

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 209-222).




XIV


Les mariages à la française. 



Les perspectives sérieuses du mariage, voilà ce que je viens d’écrire. Sérieuses en apparence, bien frivoles en réalité, on en jugera. Je vais dire de quelle façon les choses se passaient.

On sait que, dans l’opinion française, un mariage d’inclination est réputé sottise ou folie, pis que cela, chose malséante et de petit monde. Le mariage, aux yeux des Français, c’est un arrangement, un calcul ; deux fortunes qui se joignent pour créer une fortune plus grande, deux crédits qui s’associent pour fournir un crédit plus grand. Les deux plus grandes fortunes et les deux plus grands crédits réunis, c’est lidéal.

On ne croit point à l’amour en France, on en rit ; on croit moins encore à la fidélité conjugale, on s’y soustrait gaiement ; aussi le divorce a-t-il toujours paru chez nous chose complètement inutile. Il serait trop long d’examiner pourquoi, en cette matière, les idées des Français diffèrent complètement du sentiment des Allemands, qui s’en indignent, et de celui des Anglais, qui nous ont sur ce point en grand mépris.

Je me borne à rappeler que, pour une demoiselle de la noblesse, il ne pouvait pas être question, au temps dont je parle, une seule minute, de consulter son cœur dans le choix du mari auquel elle allait remettre toute sa destinée. Le mariage qu’on appelait « de convenance » était seul admis en principe. On ne pouvait différer que dans l’espèce. La naissance, la fortune, la situation, les alliances, « les espérances », c’est-à-dire l’héritage présumé plus ou moins proche, selon l’âge des parents et des grands parents, telles étaient les convenances entre lesquelles il était permis d’hésiter et de choisir.

On ne mariait plus les jeunes filles sans leur aveu. On ne les contraignait pas ; les menaces de couvent, de suppression de dot ou d’héritage, n’étant plus de mise, c’était toujours de son plein gré que la demoiselle à marier donnait sa main. La fiction d’une préférence, d’un penchant soudain qui s’était déclaré chez elle, à première vue, s’accréditait même assez généralement, de vieille femme à vieille femme. La vieille femme, ou tout au moins la femme d’un âge très-mûr, jouait dans les affaires matrimoniales un rôle actif. La Parisienne surtout, d’un naturel officieux et ingénieux, trouvant un accroissement d’importance dans la réussite d’un beau mariage, en faisait volontiers son affaire. Elle obligeait deux familles. Elle se créait des relations intimes. Elle passait son temps ainsi, grande difficulté à cet âge intermédiaire où la femme du monde n’est plus propre à la galanterie et n’a pas encore pris son parti de tomber, comme on disait alors, dans la haute dévotion, qui supplée à tout.

« D’ordinaire, la dame obligeante attirait l’attention d’un jeune homme ou de sa mère sur une famille où se trouvait une demoiselle à marier. Elle jetait en avant quelques chiffres au hasard, un héritage prochain, la description d’un château, par surcroît la bonne éducation de la jeune fille au Sacré-Cœur, etc. Si l’on ne repoussait pas de prime-abord l’idée d’une alliance, elle s’en allait incontinent trouver la mère de la demoiselle. Là, mêmes ouvertures , mêmes chiffres mensongers, ou tout au moins gonflés : un château également, un frère poitrinaire ; y avait-il duché-pairie, ou seulement pairie, on glissait sur tout le reste.

La pairie, sous la Restauration, c’était le rêve, l’ambition, l’ardente rivalité des familles ; elles en étaient éblouies et ne regardaient plus à rien d’autre.

Après que l’entretien des dames avait amené les choses à un certain point de maturité, la négociation passait aux mains des hommes. Notaires et avoués, mis en présence, se communiquaient les papiers. On tâchait bien encore de jouer au fin, en mariage, comme en chevaux, l’honneur n’obligeant pas; cependant, dans les études tout prenait corps: chiffres réels, hypothèques, actes de naissance, contrats de vente ou d’achat, testaments, etc. Il n’y avait plus trop moyen de tricher. Désappointement réciproque ; hésitations, reculades ; rupture quelquefois ; mais les dames r’arrangeaient tout, elles se compromettaient entre elles, elles s’engageaient de parole. Quelque petit avantage, tenu en réserve par la prévoyance des parents d’un ou d’autre côté, mettait fin aux difficultés. Un projet de contrat s’ébauchait. C’est à ce moment d’ordinaire que se proposait l’entrevue.

L’entrevue de la demoiselle à marier avec son futur époux était le point délicat des préliminaires du mariage. Jusque-là, la jeune fille ignorait, ou du moins elle était censée ignorer tout ce qui s’était dit ou fait à son occasion. On avait cette délicatesse de la vouloir étrangère à toute discussion de chiffres. Mais dans l’entrevue la fiction cessait, le rideau se levait, la jeune fille entrait en scène. Elle était regardée, elle regardait, quelquefois même elle parlait, ou on lui parlait; on pouvait lui plaire ou lui déplaire : elle pouvait paraître agréable ou désagréable. Chose grave ! le secret n’était plus gardé ; l’opinion des salons intervenait, et, si le mariage manquait, il y avait compromission, il y avait presque affront de part ou d’autre. On imagine aisément de quelles précautions on entourait l’entrevue, comme on la voulait brève, comme on la feignait fortuite, comme on arrangeait tout pour qu’elle ne pût pas avoir d’issue négative.

J’ai dit que les demoiselles disposaient librement de leur main. On le leur disait bien haut, on le leur persuadait même assez souvent. On ne heurtait de front ni leur fierté, ni l’instinct du cœur féminin qui rêve le bonheur dans l’amour conjugal ; mais que d’art pour donner le change à l’inexpérience ! Quel abus de tous les meilleurs sentiments et des choses les plus saintes, de la piété filiale, de la volonté divine, que l’on faisait intervenir par la voix du confesseur, pour amener aux lèvres d’une enfant, qui ne sait rien d’elle-même ni de la vie, un oui dérisoire !

La jeune fille n’aime pas, elle le sent bien, mais elle aimera, sa mère le lui dit : une jeune fille bien née aime toujours l’homme qu’elle épouse ; tel est aussi l’avis du confesseur. Et puis les enfants viendront, le grand amour de la femme ; on les chérira ensemble, ensemble on se réjouira de leurs caresses, on leur donnera ensemble l’éducation chrétienne ! Quel lien ! quel avenir, quel intérêt sacré, toujours croissant, quelle bénédiction céleste ! Des intérêts qui sont le motif vrai du mariage, on en parle peu ou point à la jeune fille.

La jeunesse est idéaliste de sa nature, et, sinon par exception, peu sensible aux biens de la fortune[1]. Cependant un grand nom, un nom héroïque exerce son prestige sur les imaginations. La perspective des bienfaits qu’on peut répandre au moyen de grandes richesses ne s’offre pas sans quelque attrait aux cœurs généreux. Une famille aussi bonne que celle où l’on est née, une maison où règne la concorde, une belle-mère qui est invariablement la perle des belles-mères, enfin le doigt de Dieu visible en tout ceci, et qui, selon l’opinion de tous, a manifestement conduit toutes choses, c’en est assez, c’en est trop pour triompher d’hésitations inconscientes et d’appréhensions vagues qu’on ne saurait ni définir ni même comprendre.

À peine son consentement donné, la jeune fille est étourdie d’un tel concert de félicitations, éblouie de tels présents, ses heures sont à tel point entraînées dans un courant de futilités qui se précipitent, elle devient si entièrement la proie des faiseuses et des marchandes, on lui parle si constamment de dentelles et de diamants, d’équipages, de présentation à la cour et de visites de noce, qu’il n’y a plus pour elle aucun moyen de se recueillir, pas même au confessionnal, où toute réflexion, toute aspiration propre, si elle venait à naître, serait aussitôt réprimée par l’homme de Dieu. Pour le prêtre catholique, le mariage n’étant autre chose, selon la définition du catéchisme, qu’un sacrement destiné à donner des enfants « à l’église », l’amour n’étant qu’une « œuvre de chair », la personne du mari, cela se conçoit, n’est que de bien peu d’importance. On ne s’informe pas au confessionnal si le fiancé est aimable ; chose bizarre ! on s’inquiète même assez peu de ses croyances ou de ses mœurs. Il est désiré des parents, cela suffit. S’il est bon catholique, tant mieux ; s’il ne l’est, — « Clotilde a converti Clovis, » et tout est dit. Ce qui a droit de surprendre aussi dans les unions françaises, c’est le peu de souci qu’y prennent les familles, au point de vue de la race, de la pureté constitutive du sang auquel on s’allie. On prend à ce sujet des informations très-sommaires. Les médecins sont rarement ou très-légèrement consultés. « Il faut que jeunesse se passe », « on se range en se mariant », ce sont les réponses viriles aux scrupules qu’é- lève parfois la mère touchant ce qu’on appelle volontiers les fredaines du gendre qu’on lui propose. Que ces fredaines aient à jamais vicié son sang, flétri sa jeunesse, on le verra bien assez tût. Il n’est pas temps d’en parler. L’essentiel, c’est qu’au plus vite on s’assure par contrat et par sacrement une fortune considérable, une alliance profitable.

Et ainsi se consomment ces tristes mariages sans amour et sans vertu, ces marchés cyniques auxquels la noblesse française a donné le nom de mariages de convenance, ces unions indissolubles où nulle sym- pathie ni de l’âme, ni de l’esprit, ni des sens, n’est consultée, et auxquelles, si l’on y regardait de près, il ne faudrait peut-être pas attribuer une médiocre part dans l’appauvrissement des anciennes races et dans la décadence des mœurs. Les familles travaillent elles-mêmes à leur ruine. Elles introduisent la mort aux sources de la vie ! — Mais quittons ces réflexions trop graves et revenons aux apprêts des noces.

Nous en étions restés à l’entrevue. Elle se faisait, selon la saison où la circonstance, à l’église ou à la promenade, au salon[2] ou dans une soirée intime. Ce dernier mode étant le plus embarrassant et le plus compromettant, la mère de la jeune fille ne l’acceptait pas volontiers. L’échange de quelques regards dans une allée des Tuileries ou des Champs-Elysées, la rencontre devant un même tableau au salon carré du Louvre, un salut sur les marches de l’Assomption ou de Saint-Thomas-d’Aquin, semblaient assez.

Puis on brusquait les choses. Il ne faut pas qu’un projet de mariage, une fois ébruité, traîne en longueur ; on aura bien le temps, on aura toute la vie pour se connaître : c’étaient les axiomes reçus. En effet, si par hasard on eût découvert, de part ou d’autre, un vice quelconque sur lequel il n’y eût pas moyen de fermer les yeux; si le fâcheux caractère du futur époux éclatait dans ses visites quotidiennes; si sa maîtresse congédiée, reprenant par surprise l’ascendant de l’habitude , s’opposait à la célébration du mariage et menaçait d’un éclat; si l’on découvrait que la demoiselle a une fausse dent, de faux cheveux ; si l’on apprenait qu’elle a eu quelque petite intrigue, qu’elle a écrit quelques lettres imprudentes , quel embarras ! quel scandale !!

D’ailleurs ce temps des préliminaires est si fastidieux ! ces perpétuels essayages de robes, ces choix de cachemires et de dentelles, ces stations interminables dans les boutiques… la pauvre mère est sur les dents. Et ces assiduités de commande, ces dîners de famille où tout le monde se compose, ces félicitations menteuses, ces confidences plus menteuses encore ; et les sentences banales et les assurances de bonheur auxquelles personne ne croit, et jusqu’à cet insipide bouquet qu’apporte chaque matin le laquais du futur époux ! il tarde à tout le monde d’en finir. Un mois, c’est tout ce qu’on peut supporter d’une existence aussi contrainte. C’est le temps strictement nécessaire pour composer, pour faire exécuter la corbeille et le trousseau. Le jour de la signature du contrat, on commence à respirer. Les parents de la demoiselle donnent une grande soirée, dont l’intérêt majeur consiste dans l’exhibition des présents.

La corbeille en satin blanc, qui renfermait jadis les joyaux de la mariée, n’est plus de mode. On l’a remplacée par un meuble de fantaisie élégant et utile. Ce meuble est tout chargé de pierreries : colliers, bracelets, agrafes , perles, diamants substitués. Des couronnes, des bouquets de fleurs artificielles en marquent le centre. De longues écharpes en dentelles, de riches tissus brochés d’or et d’argent, des châles de l’Inde, des plumes d’autruche, des fourrures de martre ou d’hermine retombent autour ; c’est un somptueux autel à la vanité conjugale. Le trousseau, moins éclatant, est de la part des femmes l’objet d’un examen plus sérieux. Les robes, les peignoirs brodés garnis de dentelles sont suspendus dans un bel ordre par des rubans roses ou bleus le long des murs ; au-devant et au-dessous, ornés de pompons, les mouchoirs, les jupes de fine batiste, les bas, les bonnets du matin et jusqu’aux chemises de jour et de nuit, disposés avec art, s’étalent douzaine par douzaine. C’est là que s’exerce la critique des matrones. Il y a trop de ceci, trop peu de cela. On a eu tort de prendre chez telle marchande de modes ; on aurait dû aller chez telle autre, chez mademoiselle Minette, chez Herbault, etc.

Les demoiselles à marier écoutent et regardent : c’est un enseignement dont il faut tirer profit.

Cinq ou six jours après la signature du contrat, avaient lieu, dans la même matinée, le mariage à la mairie et le mariage à l’église. La noblesse ne s’était pas encore accoutumée à prendre au sérieux le mariage civil. La jeune fille surtout ne se croyait engagée que par le oui dit à l’autel. On riait de l’écharpe de monsieur le maire, du petit discours d’office qu’il prononçait. La gravité ne paraissait sur les physionomies qu’en entrant à l’église. La contenance de la demoiselle était réglée à l’avance. Il fallait qu’elle fût émue, point trop, on ne lui voulait pas les yeux rouges, ni les joues trop pâles. Quant aux parents, il était d’usage que le père fût grave ; la mère, sans manquer aux convenances, pouvait, en conduisant sa fille à l’autel, paraître radieuse ou désolée. Il lui était permis de pleurer ou de triompher. Après la messe, elle ramenait sa fille chez elle. Le départ, à la façon anglaise, des nouveaux époux, le voyage de la lune de miel n’était pas encore en usage. Il eût paru de la dernière inconvenance.

On ne s’inquiétait pas plus dans la bonne société française de la pudeur de la jeune fille qu’on ne s’était inquiété de son amour. Moins encore songeait-on au recueillement que voudrait l’âme pieuse qui vient de contracter devant Dieu un engagement solennel.

La journée de la mariée appartenait aux curieux. ses pensées à tout le monde. Il fallait qu’elle subît, pendant tout un jour, les regards, les sourires, les équivoques, les mille quolibets qu’inspire à la gouaillerie française le divertissement du mariage. Il fallait qu’elle reçût tout en plein, à la soirée de ses noces, ce premier enseignement de frivolité, d’incrédulité, d’indécence et de raillerie qui, de génération en génération, perpétue chez nous la dérision du mariage ; il fallait qu’à minuit elle disparût avec son mari et sa mère, au milieu des chuchotements, des sourires goguenards. On ne voudra pas croire un jour que dans cette société si polie une pareille grossièreté de mœurs ait pu s’établir !…

Le lendemain matin, la coutume était que le marié et la mariée allassent ensemble à leur paroisse entendre la messe qu’on appelait « d’actions de grâces ». Huit jours après commençait la série des visites de noce, précédées ou suivies, selon que la cour se trouvait ou non à Paris, de la présentation au roi.

Pendant toute la première année de son mariage, la jeune femme n’allait pas dans le monde sans son mari, sa mère ou sa belle-mère. Mais ensuite, et du moment surtout qu’elle avait eu un enfant, elle entrait à cet égard dans une liberté parfaite, recevant, allant et venant, à sa guise, et sans offenser l’usage. Dans la société aristocratique de Paris, le mari, en tant que mari, ne comptait guère. Au delà d’un terme très-court, s’occuper de sa femme eût été une inadvertance. La trouver aimable, l’aimer, eût passé pour ridicule. Se laisser voir assidûment à ses côtés, soit chez elle, soit dans les salons, c’était se donner un brevet de niais ou de fâcheux. Dans ce temps-là, un mari ne montrait de savoir-vivre qu’en disparaissant le plus possible de la compagnie de sa femme et de sa propre maison. Au bout d’assez peu de temps on voyait avec plaisir qu’il prît habitude ailleurs. Les cercles et les clubs n’étant point encore importés chez nous, tout « galant homme », sous peine de ne savoir que faire de ses soirées, devait se constituer le familier d’un salon. La pensée d’une soirée passée chez soi, en tête-à-tête, ne venait jamais à des époux parisiens ; accueillir à son foyer des amis communs n’était pas estimé chose agréable, ou seulement possible.

D’autre part, les maîtresses de maison n’aimaient point à recevoir ensemble mari et femme ; cela glaçait, disait-on, les entretiens. Le bel esprit, le désir de plaire, la coquetterie, la verve, la provocation piquante, tout ce qui fait l’animation et la grâce des conversations parisiennes, s’éteignait dans le commerce insipide de l’habitude conjugale ; il fallait, pour en retrouver le don, aller chacun de son côté dans un salon différent où rien ne rappelait la chaîne du devoir. C’était là un arrangement, une convention qui s’établissait très-vite, tacitement, entre les époux et que tout favorisait. On comprend, sans que j’y insiste, les conséquences d’une séparation si facile. Le monde y gagnait en agrément, le bel esprit s’en trouvait bien, la galanterie encore mieux. Le ménage et la famille n’y gagnaient pas. Mais, dans les mariages français, ce qu’on semble le moins prévoir, c’est précisément le ménage et la famille.

  1. Ceci fera sourire les jeunes filles d’aujourd’hui. (Note écrite en 1869.)
  2. On appelait ainsi l’exposition des beaux-arts dans les galeries du Louvre.