Mes souvenirs (Stern)/Première partie/XIII

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 193-207).




XIII


Mes seize ans. — Oppositions entre ma mère et moi. — Les lois du sang. — Ma dévotion. — M. Coëssin et sa secte. — L’abbé Gallard et les puits d’amour. — Mes romans évanouis.



Les cinq années qui vont s’écouler entre le jour où je sortis du couvent et le jour de mon mariage furent, sous les dehors les plus riants de plaisirs et de liberté, pleins d’ennui et de mélancolie.

À considérer ce qu’il y avait en moi et autour de moi de préparation à la vie heureuse, je devais paraître à tous les yeux la personne la plus enviable du monde. J’étais en toute première fleur de jeunesse et de beauté : j’avais seize ans. Grande, svelte, élancée, avec une noblesse naturelle dans tous mes mouvements, un teint d’un éclat de neige[1], de grands yeux bleus, limpides, une blonde chevelure qui ruisselait à longs flots, un regard, un sourire rêveurs[2], je semblais une princesse des légendes du Rhin ou des ballades de Schiller.

Ce qu’il y avait en moi de français : la précision dans les lignes du front, des sourcils, du nez, de la bouche, la démarche fière et légère, la facilité du rire et le pli moqueur aux lèvres, ne s’accentua que plus tard. En cette éclosion de mon printemps, en ce crépuscule du matin, tout restait vague encore et comme indéterminé. Apparition, illusion, fantôme aérien, j’appartenais aux songes plus qu’à la réalité.

Mon intelligence était comme mon corps jeune et candide. J’avais le désir de tout connaître, l’aptitude à tout comprendre. Mon éducation, très-brillante, était tenue pour achevée. Toute une année passée dans la classe supérieure d’un grand pensionnat, la couronne de science posée sur mon front par la main d’un prélat vénérable ne permettaient à cet égard aucun doute : je savais tout, absolument tout ce qu’une demoiselle de mon rang devait savoir. J’allais, du consentement général de l’opinion, sous les yeux d’une mère idolâtre, faire mon entrée dans le monde : aller au bal, au concert, à l’Opéra italien[3] ; danser, chanter, jouer du piano, plaire et m’amuser, du mieux que je pourrais, dans la plus noble et la plus élégante compagnie de France. Il n’y avait ni à délibérer sur ce point, ni à consulter mes goûts, ni à se régler sur mon caractère : tout le monde faisait ainsi ; nous ferions comme tout le monde; c’était alors, ce sera peut-être toujours le dernier mot de la sagesse française.

Ma mère, quoique très-allemande par certains côtés, protestante de naissance et d’éducation, ne réagissait aucunement contre cette sagesse toute française, et au fond, dans sa frivolité, toute catholique. Elle laissait faire l’usage et sans peine s’y conformait. Le tour de son esprit ne la portait pas à la critique des choses établies. Sa passion pour mon père l’avait jetée un jour dans la révolte, mais ce n’avait été là qu’une fougue passagère et elle était vite rentrée dans l’ordre et la règle.

Longtemps indifférente en matière de religion, ma mère, lorsqu’elle se fit catholique, obéit à un besoin de pratique et de strictes observances plutôt qu’à une conviction raisonnée de la supériorité du dogme. Elle ne connut pas le zèle des néophytes. Son bon sens, sa modération, sa simplicité d’âme la préservèrent, là comme ailleurs, de tous excès ; elle ne pratiqua ni les macérations, ni les mortifications, ni les jeûnes, ni aucune des rigueurs ostentatoires de la haute dévotion ; elle n’aima point à s’entourer de prêtres, et n’entra jamais dans les arrière-fonds de la sacristie. Dans un temps où la cour était dévote et la compagnie de Jésus souveraine, la suggestion ne lui vint pas, comme à tant d’autres, de faire servir à ses intérêts mondains sa conversion, moins encore de se faire, à son tour, convertisseuse. Elle demeura, après comme avant, incapable de calcul, exempte de préoccupations ambitieuses ou égoïstes, exempte même de cette légitime personnalité qui donne à la vie l’impulsion et le caractère.

Au moment présent, ma mère, qui avait renoncé depuis longtemps à la fréquentation du temple luthérien, De paraissait pas très-intéressée aux. choses du ciel. Ne voulant pas toutefois me confier à la garde d’une femme de chambre, elle m’accompagnait dans les églises, assistant, sans en exprimer jamais le moindre ennui, aux offices, aux sermons, à tous les exercices pieux dont mon âme, avide d’émotions, s’était fait un besoin et une habitude. Mais, à la façon dont elle m’en parlait, je voyais bien qu’elle n’y entendait pas grand’chose et qu’elle venait là, comme elle eût été ailleurs, par bienséance maternelle, nullement pour son propre compte.

Ce fut un premier chagrin dans notre vie à deux, un premier refoulement de mon sentiment le plus vif. Bientôt, sur beaucoup d’autres points, en dépit de l’extrême tendresse de ma mère et de sa constante sollicitude pour moi qu’elle chérissait au-dessus de tout, la discordance que la nature avait mise entre nos tempéraments et nos esprits se fit sentir à moi cruellement.

On a vu de quel irrésistible attrait j’avais été portée vers mon père ; chez lui tout me semblait grâce et beauté. Le contraire m’arrivait, à ma douloureuse surprise, avec ma mère, qui ne me plaisait pas. Elle avait dû pourtant être jolie ; une miniature que possède mon frère, et qui fut faite lorsqu’elle pouvait avoir vingt ans, l’atteste. Elle gardait encore de magnifiques cheveux blonds, un bras d’une beauté rare, de petits pieds cambrés, fort peu allemands ; elle avait, quoique petite, la taille très-bien prise, et elle apportait beaucoup de soin dans son ajustement. La célèbre Victorine, habilleuse de mademoiselle Mars, faisait ses robes.

Cependant, sa présence, sans que j’eusse su dire pourquoi, ne m’était point agréable ; sa conversation ne tenait pas mes esprits en éveil. Bien qu’elle n’eût pour moi qu’indulgence et complaisance, l’idée ne me serait pas venue de lui ouvrir mon cœur. Je lui obéissais en toutes mes actions, — il est vrai qu’elle commandait peu — mais elle n’avait aucune prise sur mes pensées. Presque toujours ensemble, nous ne nous parlions jamais néanmoins de choses intimes.

Ma mère attachait à la ponctualité dans l’emploi des heures et à la surveillance du ménage une importance extrême. Elle administrait sa grande fortune, balançait ses dépenses et ses revenus avec une exactitude toute francfortoise. Plus tard j’ai apprécié ces qualités solides, cette capacité pour les affaires qui me manquait, mais alors j’en étais comme importunée. Je ne m’intéressais guère davantage aux propos qui s’échangeaient dans les visites que nous recevions ou rendions ; les disgrâces, les travers, les ridicules d’un chacun, dont on s’entretenait dans ces fréquentations avec une vivacité singulière, ne donnaient à mon imagination aucun aliment ; mon attention se détournait, je tombais dans une distraction complète, et l’ennui me sortait par tous les pores.

Je m’en faisais reproche. N’était-ce pas bien mal de ne pas me plaire dans la compagnie d’une personne à qui j’étais si chère et que tout me commandait d’aimer ? Ce trouble de ma conscience ne faisait qu’accroître mon déplaisir. Heureusement ma mère ne sentait pas ce qui manquait à nos rapports. Elle n’était que bonté, moi que douceur. Comment n’aurait-elle pas eu l’illusion d’une intimité parfaite ?

Quel mystère en effet que ces oppositions dénature, si fréquentes et si douloureuses, entre deux êtres de même chair et de même sang, dont l’un est sorti des flancs de l’autre, s’est nourri de sa substance, a grandi sous ses yeux, par ses soins, dans une même atmosphère ! Plus j’y ai réfléchi, moins j’ai pu comprendre une telle ironie de l’hérédité, qui met en présence, dans la relation la plus étroite que puissent créer l’instinct, le devoir et l’habitude, deux personnes en qui tout diffère et dont tous les penchants se contredisent. L’opinion frivole du monde, qui se paye d’apparence, n’admet pas ces anomalies ; mais quel est le moraliste, le philosophe, qui n’en a pas observé des exemples consternants ?

Ce que nous appelons lois du sang, c’est chose bien obscure encore, et, sans le silence des familles qui recouvre plus d’un secret terrible d’antipathies fatales ou d’affinités plus fatales encore, nous serions épouvantés de ce que la nature recèle, dans son sein indifférent, de contradictoire à la conscience humaine.

J’ai vu de près, j’ai connu par de tristes confidences plus d’un exemple de ces erreurs du sang. Ici du moins, grâce à l’inépuisable et un peu aveugle tendresse de ma mère, il n’y eut qu’une fatalité très-adoucie par la raison, par la volonté, par la gratitude.

Peu après ma sortie du couvent, nous allâmes en Touraine, et les alternatives régulières de nos saisons à Paris et à la campagne reprirent comme auparavant, avec cette différence néanmoins que j’étais plus qu’auparavant seule avec ma mère.

Ma grand’ mère Lenoir, quoique en excellents termes avec sa belle-fille, ne vint plus au Mortier après la mort de son fils. Elle alla se fixer à Château-Thierry auprès de la famille Tribert, liée de longue date avec la famille Lenoir. Ma sœur Auguste quitta Paris pour aller s’établir à Francfort. Mon frère, depuis qu’il était entré dans la diplomatie, désireux de faire son chemin et de contenter ses chefs, ne prenait que de rares congés ; l’oncle aussi ne faisait plus que de courtes apparitions en France, et comme ma mère n’avait aucunement l’esprit de tradition, comme elle ne me parlait jamais ni d’elle-même, ni de mon père, ni d’aucun de nos proches ou de nos ancêtres, il arriva que, dans un âge aussi tendre, portée comme je l’étais au respect, à la docilité hiérarchique, à la vénération, je ne connus guère de la famille que le nom, et que mon inexpérience ne trouva où s’appuyer ni sur qui se modeler dans ce premier essai de la vie. Abandonnée ainsi à moi-même et sans épanchement filial, ma pente naturelle à la rêverie s’accentua, et pendant un assez long temps cette rêverie empreinte de mysticisme alla vers le cloître.

Bien que ma chère madame Antonia, mon amie Fannyet même la pauvre Adelise eussent quitté l’hôtel Biron, j’y retournais fréquemment ; j’assistais dans la chapelle du Sacré-Cœur aux offices des fêtes de la Vierge et de la quinzaine de Pâques, y goûtant plus qu’à ma paroisse cette saveur de dévotion qui s’exhale en soupirs séraphiques du sein des jeunes cloîtrées. Nulle autre part le Miserere, le Parce Domine, chantés par des voix émues où tremblait l’amour divin, ne me pénétraient d’une si suave mélancolie.

Lorsque je montais à l’orgue et que je mêlais ma voix au chœur, j’éprouvais un ravissement auprès duquel mes plaisirs mondains me paraissaient insipides.

On s’étonnera peut-être que l’exaltation de ma piété ne me portât pas à souhaiter, à tenter la conversion de ma mère. Mais j’ai tout. lieu de croire que, dès cette époque, le sang protestant qui coulait dans mes veines mêlait à ma ferveur catholique des inconséquences et des contradictions qu’il n’eût pas fallu serrer de trop près. Je faisais au confessionnal des questions sur les dogmes auxquelles on ne me répondait que par des exhortations à la soumission d’esprit : je suis bien certaine, par exemple, de n’avoir jamais cru à l’éternité des peines de l’enfer ; et sans aucun doute aussi mon indifférence à l’endroit de la conversion de ma mère provenait de ce que l’article de foi qui la damnait ne m’était jamais entré dans la cervelle. Cette conversion, qui devait se faire quelques années après, sans ma participation, mais dont assurément les premiers germes furent déposés dès cette heure dans l’âme maternelle par la contagion de ma jeune ferveur[4], était alors, sans que je le susse, le point de mire des congrégations, le desideratum des sectaires et des missionnaires de toutes sortes.

L’un d’eux, qui a laissé quelques traces dans les annales catholiques de la Restauration, M. Coëssin, entreprit l’œuvre sainte et profitable, d’une manière qui vaut d’être rappelée ici.

Sauf à quelques jours de particulière dévotion qui me ramenaient au Sacré-Cœur, j’étais très-assidue aux offices de la paroisse — la Madeleine. — Nous avions, ma mère et moi, nos deux places réservées, à l’entrée de la chapelle de la Vierge. On me remarquait là comme ailleurs. Je ne tardai pas, de mon côté, à remarquer les allures singulières d’un groupe, voisin de nous, également assidu, et qui, sans que nous le connussions, paraissait nous connaître. Ce groupe se composait d’un homme déjà mûr et de quatre jeunes gens, dont l’un portait la soutane. Leur attitude était modeste, presque humble, et pourtant de personnes qui ne voudraient pas être confondues. À la grand’messe, le moment de la communion venu, tous ensemble ils se levaient ; les mains jointes, les yeux baissés, d’un air de componction, ils allaient à la sainte table ; généralement ils y étaient seuls, les communiants choisissant de préférence les heures plus matinales et les messes basses. Au retour de la sainte table, ils demeuraient tous cinq longtemps agenouillés, la tête inclinée sur le prie-dieu, le visage caché dans leurs mains, plongés dans une méditation profonde et poussant des soupirs à fendre les murs.

Insensiblement, sans nous parler, et comme il est permis entre voisins à l’église, le chef du groupe d’abord, puis l’un ou l’autre des jeunes adeptes, avaient trouvé moyen d’entrer en relation avec ma mère et moi. La corbeille du pain bénit qu’on se passe dans les rangs, la quête, l’importunité de la loueuse de chaises, l’entremise des bénitiers surtout, à la sortie, qui rapproche les doigts pieux, offraient à nos paroissiens bien usagés mille occasions discrètes de politesses.

Les yeux de M. Coëssin, car c’était lui, me regardaient jusqu’au fond de l’âme, et ses lèvres, sans articuler une parole, murmuraient à mon oreille je ne sais quoi d’indistinct, d’attirant et de caressant ; le jeune abbé de la Trèche, le saint Jean entre les disciples, adressait ses empressements et ses révérences à ma mère. Les disciples laïques, un chevalier de Bauterne, entre autres, dont l’air était plus galant et la façon plus mondaine, se risquaient, lorsque nous arrivions à vêpres en retard, jusqu’à me passer le paroissien ouvert et à m’y indiquer le verset.

Ce manége avait pour but de préparer une connaissance plus intime et de pouvoir, un jour ou l’autre, s’introduire chez nous. Une mère riche à convertir, une fille riche à épouser ou à marier n’étaient pas un mince appât pour la convoitise de nos dévots. Et, de fait, à quelque temps de là, un jour que je me trouvais seule à la maison, la femme de chambre vint m’avertir que M. l’abbé de la Trèche demandait à me parler. Je fis répondre que, ma mère étant sortie, je ne pouvais recevoir personne. Il insista et me fit passer sa carte avec un petit mot au crayon sur l’urgence de la communication qu’il avait à me faire. Mais j’étais prévenue par le curé de la Madeleine — l’abbé Gallard — qui n’aimait point cette petite église dans son église, qu’il y avait là sous jeu quelque intrigue, et je m’obstinai dans mon refus.

Notre prochain départ mit fin à l’incident. L’année d’après, sans que j’aie jamais su pourquoi, M. Coëssin et sa secte avaient disparu de l’Assomption. Peut-être l’abbé Gallard leur avait-il fait entendre qu’il les connaissait et les surveillait ; toujours est-il qu’en cette occasion, comme en plusieurs autres, il me prémunit contre les dangers de la vie dévote, auxquels mon extrême candeur m’exposait plus que personne.

Ce bon abbé Gallard, devenu mon confesseur, n’avait ni grand esprit ni grand talent, mais c’était un homme de grand bon sens, et tel qu’il le fallait à mon âme ardente pour la préserver de ses propres entraînements.

Bien que d’une assez humble origine et d’un âge moyen, il avait l’usage du monde et de l’expérience. Sa foi était sincère, mais sans enthousiasme ; ses mœurs étaient pures, mais sans ombre de rigidité. Admis dans l’intimité des familles, il y était bien vu de toutes les générations parce qu’il y portait l’esprit de paix. Aplanissant tout, conciliant tout, dissuadant toujours des mesures extrêmes, l’abbé Gallard pratiquait, en religion, cette doctrine de juste milieu qui devait bientôt triompher dans la politique.

Cet agréable curé aimait à dîner en ville, et ses opulentes paroissiennes lui en offraient souvent l’occasion. De visage et de cœur ouverts, d’humeur bienveillante, de propos gai, il attirait à soi les enfants de la maison.

Je ne sais comment, il s’était fait, dans ce petit monde une renommée pour sa manière de creuser les oranges en puits d’amour ; c’était, paraît-il, quelque chose d’inimitable et de tout à fait délicieux. Rien n’était comique, le dessert venu, comme d’entendre, d’un bout de la table à l’autre, une voix partie d’un groupe de jeunes filles lui crier sans aucun embarras, devant vingt personnes : « Monsieur le curé, faites-nous donc un puits d’amour ! »

Quoi qu’il en soit, je dois à cet excellent homme d’avoir échappé au zèle des accapareurs de conscience et de ne m’étre point abandonnée à une fausse vocation.

Tempérée du côté des choses du ciel, mon imagination manquait d’aliment. J’ai parlé de mes premiers rêves romanesques. Depuis longtemps, comme on peut croire, le petit amoureux de quatorze ans, blond, blanc et rose, qui me dérobait un gant, et à qui j’avais en retour juré fidélité éternelle, était oublié. Pendant que de petite fille je me faisais belle demoiselle, il devenait un assez lourdaud campagnard. C’est à peine si je le reconnus quand il me vint gauchement prier à danser, dans un bal du voisinage ; et son air provincial effaça tout aussitôt l’image gracieuse qui m’était restée de lui.

À défaut de romans, de rêves d’amour, les perspectives sérieuses du mariage s’ouvrirent devant moi.

  1. Cet éclat s’est gardé très-tard. À vingt années de distance mon petit page disait, comme on l’a vu, que mademoiselle Marie était blanche comme du sucre, et Rossini, dans un bal où je me trouvais, à Milan, avec la belle, mais un peu noire comtesse Somaïloff, s’écriait en passant devant nous avec quelques jeunes gens : « Voyez, messieurs les Italiens, la différence qu’il y a entre le cuir de Russie et le satin français ! » Ce qui dominait dans l’impression que l’on paraissait recevoir de moi à première vue se traduisait invariablement par des exclamations où s’exprimait la sensation de lumière. Je crains bien qu’on ne m’accuse ici de fatuité. Il me semble, quant à moi, que je ne suis pas trop blâmable de garder, comme toutes les vieilles femmes, quelque complaisance pour le souvenir de la beauté passée. C’est le sentiment le plus naturel et le plus inoffensif du monde.
  2. Avec les années ce regard et ce sourire parurent, selon l’expression d’une persoune de mes amies, comme une douloureuse interrogation au destin.
  3. Dans un très-grand nombre de familles du faubourg Saint-Germain, on ne conduisait pas les jeunes filles au spectacle ; mais on faisait exception, de l’avis même du confesseur, pour le théâtre italien ; et cela, par deux considérations assez bizarres : les chanteurs italiens n’étaient point excommuniés, et l’on ne comprenait pas les paroles du libretto !
  4. J’ai bien souvent médité sur cette suite irrégulière et irrationnelle des choses qui amène ce qu’on appelle le progrès de l’esprit humain. Je nais protestante ; tout enfant on me fait catholique sans mon aveu et par pure convenance mondaine. Dana ma jeunesse, sans le vouloir, sans le savoir, je convertis ma mère protestante à la foi catholique, que mon âge mûr cesse de professer pour embrasser la religion sans dogmes et sans culte du poète qui bénit mon enfance. Qu’y a-t-il eu là de nécessaire, de contingent ? à quel moment, à quel point de cet entrecroisement de hasards et d’aventures, ma volonté eût-elle pu intervenir, et de quoi suis-je responsable ?

    De l’émigration qui amène mon père à Francfort et lui fait épouser ma mère ? De la règle des unions mixtes qui me fait protestante ? De la sagesse mondaine de ma grand’mère qui me fait catholique ? De la pente naturelle et héréditaire de mon esprit qui me ramène au libre examen ? Quelle psychologie, quelle physiologie assez subtiles pour démêler un tel embrouillement de causes et d’effets ?