Mes paradis/Les Îles d’or/On a passé le jour en tracas, en manœuvres


XLVI


On a passé le jour en tracas, en manœuvres,
Lutté, gagné son pain, avalé des couleuvres,
Mâché, remâché des crapauds ;
Et pour s’en consoler voilà qu’on a l’envie
D’aller dans un théâtre où c’est encor la vie
Et tous ses sales oripeaux.

Et l’on vient, et dans un recoin de loge basse,
Où c’est noir, poussiéreux, où ça pue, on s’entasse.
Migraine au front, les yeux éteints.
Dans la salle, à l’étal flambant des clartés crues,
Un grotesque troupeau de brutes et de grues.
Sur la scène, des cabotins.


Et tout à coup, c’est dans un pays de merveille,
Dans les pleurs, dans le rire ailé, qu’on se réveille,
Les yeux ravis, le cœur battant,
Hors de soi, hors d’ici, hors de la vie immonde,
En pleins rêves, en pleine extase, et tout le monde
Autour de vous en fait autant.

Et cette salle et vous, au souffle du génie,
D’un accord unanime, ardent, on communie,
Tous, sots, malins, bons et pervers,
Dans le sanglot tragique où crie une âme humaine
Dans le comique franc qu’un mot de verve amène,
Ou dans le ciel pur des beaux vers.

Et l’homme au menton bleu, méprisé tout à l’heure,
Sa femme au teint de fard, c’est elle ou lui qui pleure,
Qui chante, qui souffre, qui rit,
Et souvent de vrais pleurs ruissellent sur leurs joues,
Et parfois l’instrument dont le poète joue
Vit le drame par l’autre écrit.

Il en est dont le jeu, seul, par lui-même, crée.
Le génie à leur front mit sa flamme sacrée,
Et quand on entend ces élus,

Le plus solide orgueil devient la feuille morte
Qu’un ouragan fougueux dans la tourmente emporte,
Folle, et qui ne s’appartient plus.

Ô rouge enthousiasme, ô douceur d’être en proie,
De se fondre, pâmé, dans ce poing qui vous broie,
D’y céder sans rébellion,
Et de s’en revenir la nuit, sous les étoiles,
En sentant fermenter et monter dans ses moelles
Comme une moelle de lion !