Mes paradis/Les Îles d’or/Mais avant celles-là dont le net souvenir


XXV


Mais avant celles-là, dont le net souvenir
Est trop solidement empreint, pour s’y ternir,
Aux pages du fidèle album qu’est ma mémoire,
Il en est d’autres, dont, comme une pâle moire,
Le dessin se confond aux veines du papier.
Il faut cligner des yeux et longtemps épier,
Pour que l’on en devine obscurément surgies
Dans un vague brouillard les vagues effigies.
Îles qu’on côtoyait de nuit probablement,
Près desquelles on a jeté l’ancre en dormant,
Ou dont les fleurs, présents de quelque enchanteresse,
Exhalaient si soudaine et si subtile ivresse
Qu’on oubliait d’abord tout, même où l’on était ;
Si bien que le matin, quand elle vous quittait,

L’enchanteresse, comme une étoile s’efface
Dans l’aurore, on n’avait qu’entr’aperçu sa face,
Et de ses fleurs et d’elle il ne restait plus rien.
Donc l’immatériel portrait aérien,
Si tant est qu’on en eût d’une image aussi brève,
S’évaporait, espoir d’espoir, rêve d’un rêve.
Puis, on était à l’âge où le temps complaisant
Ne montre qu’un visage encore, le présent.
On prend tous les oiseaux dont l’aile vous effleure ;
On arrache gaîment les duvets blancs de l’heure,
Pour l’unique plaisir de les faire neiger
Au vent qui les emporte en tourbillon léger.
Les duvets envolés, où vont-ils ? On l’ignore.
Même, on n’a nul besoin de le savoir. Encore
Une autre heure qui passe, et l’on plume toujours.
Comment vous retrouver, duvets des primes jours,
Blancs duvets que la mer mêle aux blanches écumes
Des ans que, sans vouloir les vivre, nous vécûmes ?
Ô ces impressions d’ombre à fleur de cerveau,
Trame en fils de la Vierge au fluide écheveau !
Puis-je en redéployer l’impalpable dentelle ?
Les mots ont de gros doigts qui tremblent devant elle.
Vont-ils pas la salir, la rompre, en y touchant ?
Rien qu’à former ce vœu, j’ai peur d’être méchant.
Ces instants, ces bonheurs aux vagues effigies,
N’est-ce pas criminel, d’incarner leurs magies ?

Souviens-toi, si tu peux : leur plus suave appas
Était fait de ceci, qu’on ne les sentait pas.
C’est agir en sorcier d’artifice équivoque,
Que de prêter un verbe à ces morts qu’on évoque,
Eux qui, lorsqu’ils naissaient sous la splendeur des cieux,
Avaient pour plus grand bien d’être silencieux.
N’importe ! J’essaierai de vous faire revivre,
Pâles figures des premiers feuillets du livre.
Ah ! combien vous m’aimiez, combien je vous aimais,
Je ne le savais pas, je le sais désormais.
Pardon, si mon désir d’après coup vous offense !
Mais je veux vous revoir, îles d’or de l’enfance ;
Vous voir, plutôt ; on est aveugle en y passant ;
Tout l’heureux qu’on y fut, c’est plus tard qu’on le sent.
Eh bien ! l’enfant d’alors, que l’homme ici l’exprime !
Et réapparaissez ! Si c’est folie ou crime
De le vouloir, tant pis ! Mais je le veux. Venez !
Ne craignez pas d’ailleurs vos restes profanés
Par ce viol de tombe où mon cœur se décide.
Je chercherai des mots en gaze translucide,
Ô fantômes chéris, et vous en vêtirai
Avec la main pieuse et le zèle sacré
D’un vieux prêtre naïf aux gestes symboliques
Qui s’incline à l’autel en baisant des reliques.