Mes paradis/Les Îles d’or/Loin, plus loin, par delà les ultimes Thulés


LIV


Loin, plus loin, par delà les ultimes Thulés,
Sous le blême zénith éclairant les cieux mornes
Avec le candélabre aux sept cierges gelés,

Dans un air où la vie a ses suprêmes bornes,
Où plus rien d’animé ne vibre et ne s’entend,
Pas même un souvenir du vol muet des Nornes,

Sur une mer figée en un bloc résistant,
Voici l’île d’or pâle et le palais de glace
Dont l’Abstrait sans figure est l’unique habitant.

Laisse à la porte, avant que d’entrer dans la place,
Tout ce qui te rappelle un sentiment humain.
Considère le Temps comme leurre et fallace.


Car c’est ici le jour sans hier ni demain
Ou tu vas tâcher, toi, le fini, l’éphémère,
De tenir l’éternel dans le creux de ta main.

Oubliant que l’on eut une femme pour mère,
Il faut ici vouloir être un monstre, l’enfant
Qu’engendrerait le Sphinx en baisant la Chimère,

Monstre d’orgueil sublime, absurde et triomphant,
Qui s’arrache le cœur soi-même et les entrailles,
Se mange le cerveau dans son crâne qu’il fend,

Et sait qu’au blanc sommet de ces blanches murailles
Il sera prêtre et Dieu, devant et sur l’autel,
De son baptême ensemble et de ses funérailles.

Ô mon frère, qui tiens à l’espoir immortel,
Te sens-tu fort assez pour risquer qu’il y meure ?
Alors suis-moi, viens ! Moi, je me suis senti tel.

Quitte à me voir mourir et naître à la même heure
Pour laisser prendre en moi conscience au néant,
Je suis entré dans la glaciale demeure.


Je me suis fait, moi-même ainsi me recréant,
Le monstre au cœur muet, aux entrailles vidées,
Qui mange son cerveau dans son crâne béant,

Et qui n’est plus que deux prunelles décidées
À se geler d’horreur en ce palais du froid
Où l’Abstrait sans figure a pour corps les idées.

Dès l’entrée, aussitôt franchi le seuil étroit,
Toute couleur s’éteint, et, seule survivante,
Ce n’est qu’une blancheur dont la blancheur s’accroît.

Car de chaque blancheur se blanchit la suivante,
Et de toutes se tisse un linceul de reflets
Dans lequel on se sent mort et blanc d’épouvante.

Et cependant sois brave, ô frère, et dompte-les,
Ces affres de blancheur dont l’épreuve première
N’est rien près des blancheurs au faîte du palais.

Viens ! Ta vue y prendra la force coutumière
De contempler bientôt, face à face, à pleins yeux,
L’absolu blanc du faîte aveuglant de lumière.


Nous y voici, plus haut que le plus haut des cieux,
Hors du temps, hors de tout, dans l’extrême froidure
De la pensée, et c’est enfin délicieux.

Au fond du diamant de glace où l’on s’indure,
Il n’arrive plus rien du concret passager ;
Il ne s’y réfléchit que l’Abstrait seul qui dure.

On l’y voit, lorsque tout change, ne point changer ;
On y réduit le monde en équation claire
Et dont l’x apparaît facile à dégager ;

On tient le théorème ; on suit le corollaire ;
Et le Tout se révèle une sphère de Rien
Que trace au sein du vide un geste orbiculaire.

Quel vide ! Au prix de lui le vide aérien
Semble massif. Dans ces gouffres où je le lance,
Le Néant plane, spectre au vol nyctérien.

Ô ses ailes de glace, et d’ombre et de silence !
Comme on y dort bercé voluptueusement
Dans un hamac d’orgueil que soi-même on balance !


On y dort l’effroyable et suave moment
De percevoir dans la blancheur immarcescible
Que l’Abstrait contemplé comme le reste ment,

Que le monde est ensemble et sa flèche et sa cible,
Que c’est de l’infini cherchant dans du fini
Sa conscience au fond d’un coït non possible,

Et qu’il s’en désespère et qu’il en est puni,
Et qu’on est un des pleurs vivants par lesquels pleure
Son éternel Eli lamma sabacthani.

Mais ce pleur que l’on est, qui coule, pendant l’heure
Où dans le blanc palais de glace on va rêvant,
Ce pleur, il ne ment pas, lui, ce n’est pas un leurre.

Spectres, ce pleur, c’est moi, moi, qui suis un vivant.
Oh ! rien que pour sentir dans ce néant mon être,
Au palais de l’Abstrait je reviendrai souvent,

Me refaisant le monstre enflé de tout connaître,
Le fils de la Chimère et du Sphinx, le cerveau
Dévoré par lui-même et qui meurt à renaître,


Et parmi les brouillards en livide écheveau,
Pour monter jusqu’à toi, palais d’horreur polaire,
Île d’or blanc, je veux affronter de nouveau

L’Océan dont le froid a durci la colère
Et que le candélabre aux sept cierges gelés
Rend si pâle sous les pâleurs dont il l’éclaire,

Loin, plus loin, par delà les ultimes Thulés.