Mes paradis/Les Îles d’or/Hors, hors de ton château, la Belle au bois dormant


LII


Hors, hors de ton château, la Belle au bois dormant,
Métaphysique !… Ô vieux château ! L’ameublement
Est en nuage et les murailles sont en rêve.
Et la vie, à n’y pas vivre, fuit. Longue ou brève,
On ne sait ; car parfois on croit que l’on y sent
Dans un éclair furtif l’éternité passant.
Mais quel silence, plein de visions abstraites
Qui s’effacent soudain sous les mains déjà prêtes
À les saisir, les mains en gestes éperdus
N’étreignant que le rien des fantômes fondus !
Et le réveil ! Seul, seul, dans le nu de ces chambres
Désertes ! Un froid noir vous glace. On a les membres
Paralysés, le cœur presque sans battement…
Hors, hors de ton château, la Belle au bois dormant !

Fuyons ! De l’air ! Du bruit ! Du mouvement ! La rue
Où la foule grouillante et hurlante se rue !
Dans cette vaste mer que je sois ballotté !
Je suis homme et veux prendre un bain d’humanité.
Ô délices ! Voici qu’aux flots drus de la houle,
Flot moi-même, je suis mêlé ; je vais ; je roule ;
Je plonge dans vos heurts tous mes muscles ravis,
Tourbillonnants remous de mes frères ; je vis.
Âcres sueurs des corps, souffles chauds des haleines,
Forts effluves des chairs que je palpe à mains pleines,
Odeurs de l’homme, en mes poumons inassouvis
Je veux vous boire jusqu’à l’ivresse : je vis.
À vivre en furieux votre fureur m’exhorte.
Je ne sais pas vers quoi nous allons de la sorte ;
Vous y courez, j’y cours ; flots par d’autres suivis,
Je suis des vôtres, moi votre frère ; je vis…
Hélas ! Dans le château de la Belle perverse
Je me suis trop soûlé du poison qu’elle verse !
Je ne puis m’en passer à présent, du poison.
J’ai besoin, quand j’agis, d’en savoir la raison.
Ah ! lequel d’entre vous, au milieu du vacarme,
Dressant quelque drapeau, me fournissant quelque arme,
Va m’indiquer le but où tend tout notre effort ?
Ah ! même le voulant, pourrait-il assez fort
Me le crier, parmi ce tumulte en tempête
Où le vent le plus fou soufflant dans sa trompette

Et le coup de canon du tonnerre éclatant
Ne font qu’un bruit perdu que personne n’entend ?
« Frères, frères, par grâce, un instant de silence !
« Si quelqu’un sait, qu’il puisse être écouté ! » Je lance
De toute ma vigueur au plus fort du fracas
Cet inutile appel dont pas un ne fait cas,
Car chacun est en train de clamer pour son compte
Et nul ne s’intéresse à ce qu’autrui raconte.
… Par gestes ! Je dirai par gestes. Essayons !
Mais au fond de quels yeux les nicher, ces rayons
Qui s’envolent, parleurs, de mes mains magnétiques ?
Tellement vite, à des galops si frénétiques,
Courent ces flots ! Si bref est le vague moment
Où je peux contempler ces fuyards fixement !
À peine mes doigts prompts ont jeté par l’espace
Leur geste à l’un qui vient, c’est un autre qui passe ;
Et je n’ai pas le temps d’échanger deux regards
Avec ces apparus disparaissant hagards.
Oh ! l’horrible soupçon qui soudain me pénètre !
Pendant que d’eux je cherche à me faire connaître,
Qui sait à mon endroit s’ils n’en font pas autant,
Et si ces gestes fous et ces bras qu’on me tend,
Tordus, passionnés, tragiques et rapides,
N’accusent pas aussi mes yeux d’être stupides ?
Ils ont l’air de vouloir me parler, oui, je vois,
Et désespérément leurs mains ont une voix.

Où nous allons, à quoi leurs vagues me charrient,
Pourquoi nul ne m’entend, voilà ce qu’ils me crient,
Et quelle angoisse mord leurs pauvres cœurs souffrants
De ne comprendre pas si moi je les comprends.
Et, trouvant leur angoisse à la mienne pareille,
Vers un soupçon plus triste encore j’appareille.
S’ils me ressemblent tant, c’est que peut-être aussi
Ne sont-ils rien devant mon regard obscurci
Que les reflets sans nombre où ma face livide
Sans fin se multiplie aux mirages du vide.
Mais non, non ! Si c’était cela, seul au milieu
De cet universel néant, je serais Dieu.
Et je ne suis pas Dieu ; car je souffre et je pleure.
Et je suis cependant. Et tu n’es pas un leurre
Non plus, ô vaste mer où je vais me heurtant
À tous ces flots humains qui me ressemblent tant.
Et c’est pourquoi je t’aime et j’aime que ta houle
Avec eux, moi, l’un d’eux, pêle-mêle me roule,
Me baise, m’enveloppe et me pénètre à fond.
On a là des instants où l’on croit qu’on s’y fond,
Où l’on sent, dans ce peu que l’on est de matière,
Toute l’humanité qui se résume entière,
Où cette certitude à l’esprit inquiet
S’impose, que l’homme est quelque chose qui est.
Tout verbe, à dire ça, semblerait indigeste.
Le cri n’en saurait rien exprimer, ni le geste.

Mais la sensation fulgurante, elle, a lui ;
On a pris de son moi conscience en autrui,
Et touché, sous le noir tout-coule épouvantable,
Cela qui paraît clair, essentiel et stable.
Or nul raisonnement là-contre ne prévaut.
Belle au bois dormant dont je fus le dévot,
Parmi les requiems de ta vaine musique
Tu ne l’enterreras jamais, Métaphysique,
Ce spasme inoublié par qui, fût-ce un moment,
Rien qu’un, et sans savoir ni pourquoi ni comment,
Me fut donné de boire à ma soif assouvie
La sensation nette et sûre de la vie.
Ah ! pour ce point réel dans tant d’inanité,
Je t’aime et te bénis, bon bain d’humanité.
Si rare qu’elle soit, cette minute vague
Sait me suffire pour qu’en tes flots je sois vague
Avec joie, avec rage, avec amour. Ô mer
Faite d’hommes, ton eau n’a point de goût amer ;
Les effluves puants dont elle est composée,
Me sont doux plus qu’aux fleurs n’est douce la rosée ;
Et, tel un dieu goûtant son nectar, à plein cœur
Je te hume, ô puissante, ô suave liqueur
Qu’avec un respect tendre et douloureux je nomme,
Sueur de l’homme, qui sens l’homme, le pauvre homme,
L’homme maudit par l’homme et par l’homme béni,
L’homme perdu sans guide au noir de l’infini,

Troupeau bêlant où l’un contre l’autre on se serre,
L’homme absurde, sublime et bas, fourbe et sincère,
L’homme, bavard dément parmi des sourds-muets,
L’infirme que je suis, mon frère, et que tu es !