Mes paradis/Les Îles d’or/Ô Douleur, hydre bicéphale


LI


Ô Douleur, hydre bicéphale,
Mal physique où le corps des forts se tord dompté,
Affliction du cœur où lâchement s’affale
La plus ferme volonté,
Toi qui fis la loi même au héros du Stymphale,
Par Déjanire et par Nessus vengeurs d’Omphale,
Ô Douleur dont toute santé,
Du cœur le plus vaillant, du corps le mieux planté,
Doit quelque jour ouïr à son côté
Sonner lugubrement la marche triomphale,
À mon tour tu m’as souffleté
Du vent de ta double rafale,
Mal physique où le corps des forts se tord dompté,
Affliction du cœur où lâchement s’affale

La plus ferme volonté,
Ô Douleur, hydre bicéphale,
À mon tour avec toi je me suis colleté.

J’avais déjà senti l’atteinte
De ta vague haleine glissant
Sur mon front d’adolescent.
Si légère, alors, qu’à peine on la sent !
Tel un nuage furtif passant
Dans un ciel éblouissant.
Mais j’ignorais l’horrible teinte
Que prend le ciel noyé de ténèbres de sang,
Quand la pince du mal vous tenaille, grinçant,
Les yeux clos, l’âme presque éteinte ;
Et je ne savais pas non plus, pauvre innocent,
En quels gouffres d’affre on descend
Quand près d’un être cher, qu’on a vu trépassant,
On entend sangloter au petit jour naissant
Le glas qui tinte.

Je le sais désormais
Et quels crimes tu commets,
Ô Goule
Dont nos corps et nos cœurs sont les sinistres mets.
Le vin des pleurs que tu me réclamais,
J’en abreuvai ta soif assez pour t’en voir soûle.

Mon corps fut dans tes mains l’épave que la houle
Sur des crocs de rocs roule.
Et mon cœur fut semblable aux neiges des sommets
Dont l’avalanche blanche en tas boueux s’écroule,
Quand j’ai sur le front des morts que j’aimais,
Avant qu’au linceul on les roule,
Mis le dernier baiser qu’ils ne rendront jamais.

De mon corps que tu tortures,
De mes muscles raidis d’atroces contractures,
De mes flancs que vous happez,
Épreintes, dents de feu, strangulantes ceintures,
Je ne t’en veux pas, monstre qui pâtures
Sur notre chair aux nerfs crispés.
Venez donc, souffrances futures !
Frappez encor, frappez !
Vos coups forgent le fer des vaillantes natures.
Aux glaives du vouloir qui sont inoccupés
La rouille met ses mouchetures ;
Et pour tant de combats, homme, où tu t’aventures,
Du torrent des douleurs, du lac des courbatures,
Ces glaives sortent mieux trempés.

Puis quel suave délice,
Quand, vaincu, le monstre se rend !
Ne plus sentir à ses flancs ce cilice

Au crin déchirant !
Boire tout au fond du calice,
Après les noirs vitriols du supplice,
Ce vin sucré, léger, clair, mousseux, enivrant,
De la convalescence, où l’on rapprend
La douceur d’être un petit sans malice,
Qui se laisse bercer, au reste indifférent,
Âme lisse
Sur qui tout glisse
Sauf la sensation d’être là, respirant !
Première nuit qu’on dort ! Premier repas qu’on prend !
Par delà le rideau d’ombre qui se déplisse,
Revoir le ciel, le trouver grand,
Se dire qu’on va vivre encore en l’admirant !

Hélas ! il n’est point de tels baumes
Aux coups reçus en plein cœur,
Pour ceux-là qui n’ont pas ce divin remorqueur,
La foi, nef déployant les ailes d’or des psaumes
Qu’enfle l’espoir vainqueur
De retrouver les morts aux célestes royaumes
Et d’en faire avec eux, tous, retentir les dômes
Sans qu’il manque une voix au chœur.
Or, pour moi, vous gisez tout entiers, vains atomes,
Chers morts dont j’ai tenu les paumes dans mes paumes,
Et je ne crois qu’en mon souvenir évoqueur

Vous conservant comme dans les arômes
D’une incorruptible liqueur
Pour faire un peu revivre aux yeux de ma rancœur
Vos faces de fantômes.

Mais à l’heure où je vous perdis,
Oh ! la plus solennelle entre les solennelles !
Les mots silencieux que vos troubles prunelles
Mystérieusement ont dits
Aux miennes se fondant en elles,
Sont restés lumineux dans mes yeux agrandis
Comme les drapeaux brandis
Des charités fraternelles.

Car ils disaient, tristes éperdument :
« Tu connaîtras aussi le hideux dénouement.
« Tu seras ce que nous sommes,
« Un vague lumignon fumant
« Qui va s’éteindre comme on le vit s’allumant
« Sans savoir pourquoi ni comment.
« Conquiers de la gloire ou gagne des sommes,
« Il faudra tout quitter, quitter absolument,
« En t’endormant
« De ce dernier des sommes.
« Et tu n’auras plus rien au lugubre moment,
« Que ceci seulement,

« D’être aimé si tu fus aimant.
« De tous les actes, bien ou mal, que tu consommes,
« Voilà l’unique vrai, sûr, et le reste ment.
« Aime donc ardemment, bonnement, bêtement,
« Ta femme, tes petits, tes amis, et clément
« À tes frères, aimant les leurs pareillement,
« Aime les hommes, tous les hommes,
« Tous ces malades que nous sommes,
« Tous ces pauvres que nous sommes,
« Tous ces condamnés à mort que nous sommes ! »

Douleur, sainte douleur, oh ! toi, ne reviens plus.
Il suffit à mes destinées
Des deux leçons si durement données
Et qu’aux yeux de mon père et ma mère je lus.
J’ai compris comme tu voulus.
D’autres enseignements y seraient superflus.
À tes îles d’or noir, de cyprès couronnées,
Puissent mes séjours être révolus !
Douleur, je ne veux pas être un de tes élus.
Frappe, tant qu’il te plaît, mes membres résolus
De tes flèches forcenées.
Fais-leur la chasse à telles randonnées
Qu’ils en tombent perclus.
Mais épargne-moi les reflux
Par qui mes futures années

Sous un vent de deuil seraient ramenées
Vers tes îles d’or noir aux funèbres talus
Fleuris de solanées.
Douleur du cœur, Douleur aux mains empoisonnées,
Douleur dont les poisons sont aussi des saluts,
Je te bénis ; que te soient pardonnées
Ces épouvantables journées !
Oui, je vaux mieux après qu’avant je ne valus.
Mais puisque j’ai compris ainsi que tu voulus,
Mais puisque j’ai compris, Douleur, ne reviens plus !
Que de telles heures ne me soient plus
Aux tintements du glas sonnées !
Et puisque j’ai compris, Douleur, ne reviens plus,
Ne reviens plus, ne reviens plus !