Traduction par Maurice Paillon.
(p. 164-182).
CHAPITRE VIII


L’AIGUILLE DU PLAN


Je fis la connaissance de l’Aiguille du Plan en compagnie de MM. Cécil Slingsby et Ellis Carr, pendant deux mémorables journées de 1892[1]. En cette occurrence un mauvais sort nous repoussa, battus, abattus et affamés ; et, comme nous revenions ennuyés à la maison, les énormes séracs, en équilibre au dessus du premier mur de glace, semblaient dans la lumière incertaine du crépuscule se rire de nous et montrer d’un doigt méprisant notre piteuse et triste apparition. Néanmoins, tout joués et meurtris que nous étions, Slingsby était fortement d’avis que « nous avions fait une belle ballade par monts et par vaux tout un jour durant », ou mieux deux jours durant, et il assurait avec le plus grand enthousiasme que c’était la plus belle escalade que nous avions jamais eu la chance de faire.

MONT BLANC ET AIGUILLE DU PLAN
Je puis encore en fermant les yeux revoir Carr, peinant comme un géant sur des pentes de glace sans fin, je sens encore le froid blanc qui nous fit frissonner lorsque la nuit chassa les dernières traînées hésitantes de la lumière du jour. Elles sonnent encore dans mes oreilles les chansons avec lesquelles il essayait de nous égayer et de nous tenir éveillés, alors que nous étions assis pressés les uns contre les autres sur une étroite corniche. Et, lorsqu’on dépit de tous efforts le sommeil approchait furtivement, le bras fort de Slingsby m’entourant et me soutenant sur mon perchoir — il y avait le néant entre mon dos et Chamonix, 2.400 mètres plus bas — m’apparaît encore comme une défense assurée contre le péril. Ce n’était pas là sans doute plaisir sans alliage ; pourtant, dans la suite des années, le souvenir de camarades sûrs qui, même dans une situation mauvaise,

«… toujours avec une plaisanterie accueillent
L’orage ou le soleil, et toujours opposent
Un cœur élevé et un front serein…»

est un profit durable qui enrichit votre vie et qui peut parfois vous aider à chasser l’ennui, dans ces longues nuitées où la platitude des pays d’en bas semble n’apporter que poussière et cendres.

Dans le vacillement du feu d’hiver je vois encore l’oscillation du piolet de Slingsby, alors que le jour suivant il taillait notre route, toujours plus bas vers les pâturages où sous les rayons du soleil tintaient les sonnailles des vaches et parmi les pierres bondissaient de joyeux ruisselets, toujours plus bas vers nos amis dont nos esprits inquiets attendaient anxieusement la joyeuse bienvenue. Je l’entends encore nous dire, pendant que nous escaladions un « mauvais morceau[2] » à la tête d’un long couloir, un mur de glace plus que perpendiculaire, le plus mauvais endroit que pourra de longtemps citer l’histoire alpine : « C’est certainement une magnifique escalade. » J’entends encore les cris fous et les gais jodels, le bruit des bouchons de champagne et le vacarme tumultueusement joyeux avec lequel nos amis nous reçurent à l’Hôtel du Montenvers. Mais ce sont là souvenirs auxquels je ne dois pas m’attarder. Une plume plus habile a retracé les détails variés de cette course, et, comme des éloges tout à fait immérités m’ont été adressés, ce serait une vraie folie de ma part de dissiper l’agréable légende dont Carr a entouré mes faits et gestes. Je passe donc sur douze mois de paresse, plus ou moins sans gloire, jusqu’au jour où Slingsby, Hastings, Collie et moi nous nous préparons à donner un nouvel assaut à l’Aiguille du Plan.

Le matin du 6 août 1893 nous envoyons jusqu’à notre gîte du Grépon deux porteurs chargés d’aller quérir la tente, les sacs de nuit et autres objets nous appartenant que nous avions laissés là après une ascension à ce pic. Nous leur ordonnons d’aller à leur descente jusqu’à l’extrême moraine gauche du Glacier de Blaitiere — c’est ainsi qu’on nomme tout à fait à tort[3] un glacier qui descend entièrement de l’Aiguille du Plan — et d’attendre là notre arrivée. Pendant ce temps, accompagnés d’une longue caravane d’amis, nous allons à l’aventure dans les bois situés plus haut que Blaitière Dessus, et nous y faisons un joyeux déjeuner à l’ombre de grands sapins ; nous nous amusons longtemps, à faire bouillir une soupe dans un récipient plat, et, au moment critique, nos deux talents réunis à Hastings et à moi n’arrivent qu’à précipiter dans le feu le précieux liquide. Hastings du moins récolta un véritable triomphe avec une friture de lard et Collie nous fit un excellent thé. Il me fallut cette influence excitante pour me faire retrouver mon état d’esprit habituel qu’avait temporairement troublé la perte désastreuse de la soupe.

Après avoir dit adieu à nos amis, nous partons dans la direction de la Tapiaz, ramassant sur notre passage de gros fagots de branchages pour notre feu de bivouac. Slingsby et Collie nous conduisent alors à un délicieux petit berceau de gazon, évidemment quelque ancien lit lacustre, où, garantis contre tous les vents possibles, nous pourrons dresser notre tente et nous installer des plus confortablement. Nous découvrons bientôt les porteurs bien au dessus de nous sur la moraine, et en réponse a nos cris et à nos signaux, ils commencent à descendre vers nous. Le plus jeune de la caravane est laissé pour les apprêts du campement, et Slingsby et moi partons à la reconnaissance du pic. Nous rencontrons et contrepassons les porteurs, mais bientôt après nous sommes pris de la crainte terrible qu’ils ne manquent le petit berceau où nous sommes installés, en sorte que Slingsby se sacrifie, comme d’habitude, et retourne s’assurer que notre bagage ne s’égare pas. La route du Glacier des Pèlerins fut plus longue que je ne pensais, et lorsque j’y arrivai, la face de l’Aiguille du Plan se trouva voilée par un nuage. Il me parut pourtant qu’il y avait quelques chances de voir se briser cette barrière, et je me dirigeai sur un gros bloc situé sous les pentes inférieures de l’Aiguille du Midi. Je m’asseois enfin à mon aise et regarde les tourbillons et les bouffées de vent, toujours agitant ou emportant les replis tourmentés des vapeurs nuageuses. Ma patience est récompensée ; de temps à autre quelques parties des murailles se montrent, et il devient bientôt évident pour moi que l’on pourra certainement trouver une route conduisant au sommet, en prenant sensiblement à droite du pic, et en attaquant l’arête qui tombe du sommet au col [du Plan]. Ce n’était pourtant pas la route que nous désirions tenter. Notre premier objectif était le col de neige situé sur la gauche du pic et peut-être à 300 mètres au dessous de lui[4].

Ce col est fermé sur le côté de Chamonix par l’aiguille à laquelle vient culminer le grand promontoire Nord du Plan. C’est une brèche dont l’aspect sévère peut être remarqué de l’Homme de pierre situé sur l’arête du Petit Charmoz, juste au-dessus de Montenvers, ou bien encore du Chapeau ; toutefois, lorsqu’on le voit de ces points, il se trouve à droite du sommet. Une fois arrivés sur cette brèche, nous aurions à atteindre le petit et très incliné Glacier [Nord] du Plan[5], sur lequel nous avions, l’année

AIGUILLES DE BLAITIÈRE ET DU PLAN
précédente, fait un si infructueux travail. Mais du moins, au point que nous visions à l’heure actuelle, nous serions au dessus du grand mur de glace et des séracs menaçants, et à peu près certains de forcer notre route au sommet. L’itinéraire menant à ce col conduisait à une longue cheminée, qui formait une ligne de démarcation entre le grand promontoire Nord et la masse principale de la montagne. Malheureusement les vapeurs se collaient obstinément à ce couloir et, après deux heures d’attente, le brouillard ne se dissipant pas, une retraite immédiate s’imposait. Je revins au camp juste comme le crépuscule s’assombrissait des brumes de la nuit, pour y trouver un feu brillant et une soupe chaude, et un tableau plus étrange et plus pittoresque que celui qui d’ordinaire réjouit les yeux d’un habitué des cabanes modernes. Hastings et Collie avaient déterré un chalet ruiné et de ses débris avaient bâti une construction à la façon d’une tranchée, qui, habilement couverte par le plancher de la tente, ferait, disaient-ils, un splendide dortoir. Slingsby et moi, nous exprimâmes le désir, selon notre magnanimité habituelle, de nous contenter du logement inférieur de la tente. Nous pûmes conclure de remarques diverses, le lendemain matin — ne devrais-je pas dire la même nuit ? — que notre générosité n’avait pas été sans récompense. Nous partons à 1 h. 45 mat[6]. Le ciel est sans nuages, et les étoiles se montrent avec cette fixité qui est le signe le plus certain d’un temps parfait. Nous choisissons notre chemin le long des pentes, habilement conduits par Collie et Slingsby jusqu’à ce que nous ayons atteint l’ancienne moraine. Nous la suivons jusqu’à sa fin, et à 3 h. mat. nous traversons le glacier juste au dessus du point où il fait plus ou moins mine de se transformer en une chute de glace. Dans l’intention d’inspecter notre ligne présumée d’ascension nous nous portons à droite sur la partie libre du glacier ; nous nous asseyons alors pour attendre qu’une lumière suffisante nous montre si le couloir inconnu paraît devoir nous donner passage. Ce grand cirque de falaises, se dressant de près de 300 mètres au dessus du glacier, paraissait dans la lumière douteuse de l’aurore extrêmement formidable. Il y a en effet peu de glaciers dans les Alpes qui soient murés par des remparts si grands et si abrupts. Après nous être assis dix minutes dans une crevasse comblée, nous trouvons que la brise est tellement froide que sans perdre de temps nous remettons nos sacs et nous nous dirigeons vers la base du couloir. Le glacier se relève bientôt, mais la couche fine de neige qui tient à la glace suffit à nous donner l’appui ; elle se trouve tellement bien glacée que nous pouvons utiliser dans notre marche les ponts les plus légers et les plus absurdement fragiles. Mais plus haut ce fin revêtement de neige cesse. Slingsby, avec le flair d’un vieux grimpeur, prend à gauche, où, à l’ombre du grand promontoire, les traînées de neige sont encore intactes. Le reste de la caravane marche hardiment sur le glacier et se trouve bientôt obligé d’user du piolet. Patience et dur labeur nous amènent enfin sur des rochers à la droite de l’entrée du couloir, où Slingsby nous attend. Travaillant sur la droite dans des dalles polies par le glacier et maintenant verglassées, nous atteignons au delà une arête en pente sur le vide et encombrée de glace, par dessus laquelle un filet d’eau coule des falaises supérieures.

Nous nous blottissons avec quelque difficulté dans un recoin abrité et nous nous mettons à manger, à boire, … et nous nageons en plein bonheur. Après une halte de vingt minutes nous partons de nouveau (5 h. 25 mat.), prenant presque horizontalement une arête large et facile[7] qui nous offre un sentier véritable et des plus tentants. Nous faisons une courte traversée, et nous arrivons à une faille dans la muraille conduisant presque droit en haut. L’ascension en est facile et rapide ; elle est suivie d autres corniches et d’autres couloirs, à réjouir le cœur de gens qui, de l’autre côté de cette grande muraille, avaient été jadis forcés de gagner chaque pas par une taille de marches dans la glace la plus dure. Mais graduellement les corniches et les cheminées se réduisirent tellement en proportion que nous fumes contents de nous réfugier dans le grand couloir et d’avancer en nous servant de nos piolets. La neige s’était ramollie et recongelée si souvent qu’elle demandait presqu’autant d efforts pour tailler des marches que la glace même. Nous commençons à chercher tout autour les moyens d échapper à ce travail. De l’autre côté du couloir les rochers sont certainement praticables, nous faisons donc un effort décidé pour les atteindre. Au centre la neige avait été burinée par les chutes de pierres, de glace et d’eau en une forte rainure de glace aux flancs profondément découpés. Après maints efforts, je réussis à m’y introduire et à tailler des marches de l’autre côté ; mais là le mur de neige se trouve trop fort pour moi. Sa surface était aussi dure et aussi inattaquable que la glace et, cette surface ; une fois coupée, on trouvait une neige molle ne pouvant apporter aucune bonne prise pour les mains. Comme de plus cette rainure était certainement le canal importun par lequel la montagne jetait tous ses débris, il ne nous parut pas désirable que deux de nous y fussent à la fois, circonstance qui excluait la possibilité de se servir de l’aide d’une épaule et d’une bonne poussée. Nous décidons à la fin que les rocs opposés ne méritent pas cet effort, et j’escalade de nouveau la partie libre du couloir.

Notre espoir futur d’échapper à cette interminable taille de marches était placé dans une cheminée qui s’ouvrait dans notre couloir à environ 75 mètres au dessus. Mais en atteignant sa base nous la trouvons verglassée, à pic et conduisant à d’énormes dalles sans la moindre brisure. Un peu plus loin et plus haut nous découvrons, des rochers assez brisés, et nous avons même, avant de les atteindre, la joie de trouver des prises pour la main droite sur le mur de rocher, et des marches d’occasion entre ce mur et la pente (où la chaleur du roc avait amolli la neige à son contact), marches sur lesquelles il était possible de compter pour ancrer la caravane. Nous atteignons et nous attaquons des rochers plus brisés, mais nous sommes bientôt repoussés par une dalle nue de quelques 3m,50 de hauteur. La seule chance d’ascension qui nous est offerte nous est apportée par un piton de roc qui peut tout juste être atteint par les doigts, de la main gauche, mais qui se trouve si près d’être hors d’atteinte que l’on ne peut pas s’assurer de sa sécurité. Deux fois j’essaye de monter, et à chaque reprise mon courage m’abandonne ; mais, après une tentative infructueuse pour trouver une voie différente, je fais un dernier effort plus déterminé qui me permet de surmonter la difficulté et d’aborder sur des rochers faciles.

Pour ne pas échouer sur les énormes dalles dont cette face de la montagne est couverte, nous prenons à gauche une sorte de corniche dans le couloir ; un peu plus loin sur notre gauche se trouvait une rainure encore plus profonde, garnie de glace et évidemment le canal principal pour les chutes de pierres. Heureusement, les dalles formant notre corniche se trouvaient séparées de la grande muraille de rocher, terminant le couloir à notre droite, par une fissure étroite et presque continue, juste assez large pour y placer les doigts. Aidés par cette fissure nous progressons sans arrêts, mais un mauvais ressaut se présente fortuitement et reste impraticable jusqu’à ce que l’Hercule de la caravane ait hissé le premier par dessus l’obstacle. L’angle de pente de notre corniche croissait sans cesse, et la fréquence des mauvais ressauts croissait dans la même progression, pour ne plus nous offrir à la fin qu’un mur presque perpendiculaire. Comme cela coïncidait avec une diminution dans la largeur de notre chère fissure, diminution telle que les doigts ne pouvaient plus y entrer, nous fûmes amenés a nous arrêter.

Il devenait maintenant évident qu’il nous fallait entrer dans la partie la plus creuse du couloir et tailler notre route dans la glace, mais la traversée de notre corniche jusqu’à ce creux était un problème d’une grave difficulté. Une fois hors de notre bienheureuse fissure il n’y avait plus de prises sur lesquelles on pût compter. Hastings, avec beaucoup de sagesse, suggéra d’enfoncer un piton dans la fissure, aussi haut que possible, pour y passer la corde afin d’aider ainsi le premier en le garantissant de tout danger et en lui rendant possible une liberté de mouvement à laquelle il ne fallait pas penser autrement. En dépit d’une marche minuscule, Hastings, avec experte habileté et grande force, me hisse sur ses épaules, et, de ce terrain aérien, je plante fortement le piton dans la fissure avec mon piolet. Avant que la corde puisse être passée dans le piton, il est naturellement nécessaire que je me détache, chose qui présente beaucoup de difficultés, spécialement quand on ne peut consacrer qu’une main au travail. Ces opérations durèrent bien à peu près cinq minutes, et ce fut avec un soupir de satisfaction que Hastings me hissa doucement en bas du rocher et frictionna délicatement les parties de son corps froissées par mes clous de soulier.

Nous nous apercevons alors que la corde ne glissera pas sur le piton quand on la rappellera, en sorte que, une fois encore, il nous faut avoir recours à la pyramide vivante, pour attacher au piton, comme anneau, un morceau de la corde dans lequel celle-ci puisse ensuite glisser facilement. Après ces travaux ardus, la traversée de la dalle est effectuée avec une facilité inattendue ; mais il est bien possible que, en l’absence de la protection de la corde, la prise à saisir eût alors semblé terriblement petite. En atteignant le faîte de la cheminée il m’est heureusement possible de toucher juste du piolet le mur opposé ; cet appui me permet de faire avec le pied une mauvaise marche dans de la neige dure et tenant encore contre le rocher. De cette marche je réussis à me couper une entaille dans la glace même, et la traversée du couloir se trouve accomplie.

L’ascension de la cheminée de glace n’était pas tout à fait réjouissante ; il n’y avait pas possibilité d’échapper aux pierres et autres projectiles, s’ils désiraient tomber, et l’angle de la glace se relevait rapidement jusqu’à la perpendiculaire. Cette partie en pente excessive ne dépassait pas 3 mètres à 3m,50, et, une fois au dessus, une pente de 55 grades conduisait à des rochers supérieurs praticables. Mais avant que la corde suffisante pût m’être donnée pour me permettre de les atteindre, il fallait que le reste de la caravane avançât. Malheureusement, il était impossible de gagner sur le roc ferme quelques marches solides, bien abritées des chutes de pierres et aisément accessibles sur la droite, sans détacher des franges de glace masquant quelques dalles intermédiaires. Et le faire aurait mis en sérieux danger le reste de la caravane, qui était immédiatement en dessous, à 18 ou 20 mètres plus bas. Une glace de cette sorte est en effet très apte à partir en larges plaques, et, la falaise étant pour ainsi dire perpendiculaire, ces masses auraient glissé avec une force irrésistible sur Slingsby et Collie qui se trouvaient exactement dans la ligne de tir. Déjà, les petits fragments de glace, que pendant ma traversée je détachais de la pente solide au dessus d’eux, produisirent de nombreuses remarques, qui revêtirent même un caractère de reproches. De la discussion subséquente, il ressortit que, pour ceux qui étaient au dessous, ces fragments apparaissaient, l’un dans l’autre, plus larges qu’un sérac moyen tombant avec une vitesse considérablement plus forte que celle que les astronomes attribuent à la lumière ; pour ceux qui étaient au dessus, ils leur semblaient comparables aux grains de sable les plus fins, emportés dans les tourbillons d’une douce brise.

Aussitôt que Hastings est monté et qu’il s’est établi solidement dans la grosse marche, je recommence à tailler encore, mais bientôt je suis amené à cesser par une volée d’injures, parmi lesquelles il me semble découvrir le terme usité en tennis, pour définir les quarante à quarante de la fin[8]. Le reste de la caravane ayant atteint les pentes supérieures, la route fut vite taillée jusqu’aux rochers. Au dessus, la falaise se dressait en un précipice abrupt et menaçant, mais elle était hachée par une série de profondes fissures, et nous pensâmes que l’une ou l’autre nous fournirait très certainement une route praticable.

Nous choisissons pour notre premier effort, la plus profonde et la plus noire du groupe. À sa sortie, cette cheminée se trouve plus formidable que nous ne nous y attendions. Les parois sont trop éloignées pour employer la méthode du coincement, et la rareté des prises rend toute avance extrêmement difficile. Avec l’aide de la tête d’Hastings et de son piolet, il m’est possible d’atteindre une hauteur considérable dans l’intérieur même de la cheminée, mais tout progrès direct est barré ultérieurement par un roc en surplomb, et il me devient nécessaire de sortir et de traverser vers la muraille de gauche de la falaise jusqu’à une large marche qui me semble une base convenable pour de nouvelles opérations. La traversée est sans doute praticable si cette marche m’apporte une fissure ou une prise suffisante pour me permettre non pas seulement de me hisser jusqu’à elle, mais encore de l’escalader ; performance loin d’être toujours facile quand l’entablement sur lequel on arrive n’est seulement qu’une corniche étroite avec un mur lisse, à pic au dessus. Après un examen prolongé, je tente le passage et je découvre exactement à l’endroit voulu une excellente fissure, de dimensions convenables et rassurantes. À gauche, et sur une courte distance, des rocs faciles nous conduisent au dessus ; nous sommes alors forcés d’entrer dans une cheminée dont nous sommes du reste bientôt chassés par une série de grandes pierres imbriquées comme des ardoises et formant une sorte de toit protecteur. Il est nécessaire d’entreprendre l’escalade de ce toit en passant successivement en dehors, en haut, et par dessus ; pour reprendre l’énergie nécessaire, nous faisons halte et nous sommes régalés par Hastings avec de la confiture de gingembre, des biscuits, du chocolat, et autres gourmandises dont ses poches sont invariablement garnies.

Le passage de cette difficulté nous était apparu pire qu’il ne se trouva être réellement ; à part le désagrément mental apporté par l’appui sur des pierres d’une sécurité douteuse, et par l’escalade d’une très haute muraille dans une position à demi horizontale, à peu près comme une mouche contre un plafond, l’obstacle fut passé sans difficulté. Au dessus, l’accès du col paraît certain. Une simple et courte pente de glace se trouve entre nous et ce havre tant désiré. De l’autre côté, la vue est des plus imposantes. La muraille immédiatement en dessous surplombe réellement. Le grand clocher, dont il été souvent parlé comme fermant le col sur son côté Nord, s’élève en dalles lisses et à pic qui rappellent l’impitoyable, terrible et immense précipice du Petit Dru ; de l’autre côté, de grandes falaises de glace dominent, aussi sévères et aussi larges que le plus sévère et le plus large mur de rocher que grimpeur ait jamais vu ; ces murailles courent circulairement sur près de 200 grades, et forment un des cirques les plus sauvages que les Alpes puissent porter, et qui, avec ses séracs surplombants, ses vastes corniches et ses couloirs garnis de glace noire, rappelle les plus perdues des retraites du Caucase.

Nous emportons d’assaut la courte muraille qui nous sépare du col, nous attaquons une fine crête de neige et nous envoyons un cri de bienvenue à l’Aiguille de Blaitière, aux Charmoz, au Grépon. Nous avions donc atteint les pentes supérieures du petit glacier sur lequel Carr, Slingsby et moi avions passé de si pénibles heures l’année précédente. Nous étions donc pourtant au dessus de ces séries de murailles de glace et nous pouvions réjouir nos yeux de ces gracieuses courbes que prennent les neiges en contournant le dessus des falaises. Immédiatement à l’opposé se trouvent les rochers nus que nous avions essayé d’escalader, et nous reconnaissons, avec un sentiment mélangé de peine, que, du dernier endroit où nous étions parvenus, l’arête aurait pu être atteinte, en deux ou trois heures au plus, et le sommet enfin vaincu. Notre position actuelle est pourtant plus favorable encore. Le petit glacier, coupé des rochers opposés par un épouvantable couloir de glace nue et où aucun vivant n’aurait l’idée de chercher et ne pourrait du reste tailler une route, nous conduit au dessus à des courbes de neige ciselées par le vent, qui, bien qu’elles exigent l’emploi du piolet, ne nous opposent aucun obstacle sérieux.

À 12 h. 5 soir, après une courte halte, nous repartons, non sans trouver que dix heures de dur travail commencent à se faire sentir et non sans que notre pas se réduise à une allure des plus modérées, bien qu’encore convenable. À moitié chemin, une grande crevasse nous barre la route. Sa lèvre en surplomb, 6 mètres au dessus de nos têtes, parait devoir nous forcer à redescendre beaucoup, sinon à nous arrêter tout à fait. L’idee de descendre se présente toujours comme extrêmement désagréable à des hommes fatigués, aussi tournons-nous à notre gauche pour voir si nous ne pouvons rien faire a l’endroit où le petit glacier se recourbe vers le grand couloir de glace. Heureusement, peu de mètres avant d atteindre la falaise glacée, la lèvre supérieure s’infléchit jusqu’à ne pas être à plus de 3m,50 au-dessus de la lèvre inférieure. Collie est dépêché dans le fond même de la crevasse où il s’ancre dans de la neige molle en vue de toutes éventualités. Hastings et Slingsby font bénévolement la base d’une pyramide, et je suis habilement hissé sur leurs épaules. Grâce à cet avantage, je puis tailler des marches minuscules dans la glace surplombante sous la lèvre de la crevasse, et, après maints efforts, j’arrive à me faire une bonne et sure marche dans la pente de glace au dessus. Grimper des épaules de Hastings à cette marche fut loin d’être facile, et Collie fut averti d’avoir à parer à tout. La lèvre surplombait tellement qu’un homme tombant aurait tout à fait manqué la crevasse, et, sans le frein de la corde, serait parti en une course folle sur des pentes rapides s’incurvant toujours vers le grand couloir de glace.

Juste au dessus de la lèvre, la glace était très rapide, et ce ne fut pas avant qu’on m’eût donné 20 mètres de corde, que je pus me tailler une marche assez bonne pour qu’elle me suffit à assurer la sécurité du suivant. Hastings est alors hissé par les efforts unis de Slingsby et de Collie ; à son arrivée à la grande marche, j’avance un peu plus loin, jusqu’à une crevasse remplie de neige dans laquelle je trouve un siège admirable et très agréable. Mais, comme c’était au delà de la portée de notre corde, je dus ajouter et bien fixer à la première, une seconde corde légère. Slingsby fut le suivant qui monta, et alors nous en vînmes aux prises avec le sérieux problème de l’ascension de Collie. Tant qu’un homme restait en dessous pour prêter son épaule, la lèvre de la crevasse pouvait être atteinte et l ascension effectuée de façon raisonnable, mais le dernier avait évidemment à être hissé à force de bras. Malheureusement nous étions si haut et si loin sur la pente, et le surplomb de la lèvre était si prononcé et si abrité de tous bruits que nous n’entendions pas ce que nous disait Collie. Tout ce que nous pouvions faire, c’était de le hisser tous à la fois. Nous sentîmes bientôt que tous nos efforts restaient sans effet ; la corde l’avait malheureusement porté en dehors des marches et l’avait amené sous la lèvre à une courte distance sur leur droite. Mais Collie se met à la hauteur des circonstances ; voyant que sa tête et ses épaules refusent de passer par-dessus la lèvre de la crevasse, il appuie les pieds contre la glace, et forçant en dehors contre la corde, il surpasse le surplomb dans une position plus ou moins horizontale. Cette manœuvre l’amène les pieds complètement en dessus sur la pente, ce qui, il n’y a pas besoin de le dire, étonne à la fois et amuse beaucoup les spectateurs. Il reprend bientôt une attitude plus normale et remonte la pente jusqu’à la petite crevasse. Comme le temps commençait à nous presser et que nous nous étions décordés, je repartis immédiatement et commençai à tailler les marches nécessaires pour arriver à l’arête. À une centaine de mètres plus loin la pente cédait un peu et ce travail laborieux ne devint plus nécessaire.

Une forte corniche surmontait l’arête, en surplomb au dessus des terribles falaises qui dominent le petit Glacier d’Envers de Blaitière. Me maintenant sensiblement sur sa droite je poursuis ma route solitaire jusqu’au pied de la tour finale. Celle-ci est presque complètement détachée de l’arête principale et se trouve en fait le point culminant de l’arête secondaire qui en part à angle droit. La fin Sud-Est de cette arête secondaire se redresse à la Dent du Requin. En conséquence, la route que nous suivons du Nord-Est nous amène au même, ou presque même point, que celui que M. Eccles avait atteint en faisant la première ascension par l’arête [Sud-]Sud-Ouest[9]. Dans les deux cas on tourne droit au Sud-Est et quelques cheminées de rocher, quelques rochers abrupts conduisent au sommet le plus élevé (2 h. soir).

Nous nous chauffons longuement sur les rochers, et ce n’est pas avant 3 h. 30 soir que nous prenons la descente. Les pentes rapides conduisant vers le Glacier du Requin[10] demandent de l’attention, car la neige se trouve molle et fondante, en état d’avalanche. Hastings nous fait passer la rimaye et juste comme nous discutons la meilleure façon de traverser les séracs voici qu’un chamois apparaît. Il dévale les pentes avec une insouciance désordonnée prenant ensuite à gauche, à travers les falaises de la Dent du Requin. Nous sommes comme de coutume victimes de la tradition et nous pensons ne pouvoir mieux faire que de suivre ses traces. Mais nous avons bientôt à prendre les rochers et à escalader en montée puis en descente des pentes d’éboulis, crevées de courtes plaques de rocs abrupts. Finalement nous forçons notre route vers le glacier en traversant un long sérac remarquablement pourri, simple lame de 25 mètres de longueur, dans un tel état de vieillesse et de décrépitude que nous nous attendons à chaque instant à voir tomber tout cet édifice. Il nous sert pourtant dans notre projet et une courte glissade nous amène sur les traces que nous avions suivies dans notre route au Requin une quinzaine auparavant. Bien qu’il soit déjà 5 h. soir, telle est l’endurance que deux semaines de travaux alpins ont mise dans nos muscles que nous espérons encore atteindre le Montenvers. À notre retour du Requin nous avions pris dix heures pour regagner ce « home » des grimpeurs fidèles, dix heures sur lesquelles nous n’avions pas fait plus d’une heure de haltes volontaires. En l’occasion présente, sensiblement moins de quatre heures nous suffisent pour atteindre cette retraite bienvenue, et à 8 h. 50 soir quatre voyageurs affamés demandent instamment à M. Simond de leur fournir un dîner expéditif et substantiel. Nos prières reçoivent, il n’est pas besoin de le dire, la plus cordiale attention et de nombreux amis se joignent à notre caravane. À une heure matinale, un alpiniste, en tenue de combat, et tout prêt à accomplir des prouesses, tomba au milieu de notre festin. Il s’attendait à trouver la lumière douteuse d’une petite chandelle et la triste solitude d’une salle déserte, et voici qu’à son grand étonnement il rencontre une large assemblée, illuminée de nombreuses lampes, et, éparpillés tout autour, des anges, je veux dire des garçons, voltigeant à droite et à gauche. Sur le moment il fut complètement ahuri, et crut qu’il avait dormi un jour entier, juste pour arriver à temps à la table d’hôte. Finalement nous lui expliquâmes la chose en lui faisant remarquer avec plus ou moins de justesse que nous dînions pour la veille alors que lui déjeunait pour le lendemain.





  1. Les 14 et 15 août. Le 14, Mummery, après une escalade ardue de rochers, entreprit d’entailler une colossale muraille de glace. La nuit du 14 au 15, de 8 h. 30 soir à 4 h. mat., fut passée sur une petite plaque de roc, plus ou moins solide, la corde entourant, de peur d’une chute pendant leur sommeil, nos trois grimpeurs, assis l’un contre l’autre. De 2 h. à 4 h. le froid devint plus intense et fut aggravé par le vent du matin. Malgré des provisions sommaires, la caravane reprit l’attaque et Mummery recommença il tailler malgré le froid mais, la lutte se prolongeant, les grimpeurs furent obligés de battre en retraite après une des plus énergiques expéditions qu’on eût jamais faites. On pourra en lire l’attachant récit : « Two Days on a Ice Slope», par M. Ellis Carr, dans l’Alpine Journal, XVI, 422-46 (avec croquis d’itinérairel). — M. P.
  2. À la tête de ce couloir environ 5 mètres surplombent réellement. En fait, la glace formée par les chutes d’eau des pentes supérieures s’est congelée en une sorte de corniche bombée. Cette formation en surplomb a heureusement forcé l’eau à se glacer avec plus ou moins de fissures et de trous, en sorte que, de ci et de là de bonnes prises peuvent être trouvées, en enfonçant la main dans ces cavités.
  3. Voyez la note 2 de la p. 168 et la note 2 de la p. 181. — M. P.
  4. Le col que nous avions pour point de mire est celui qui se trouve à gauche de la grande tour rocheuse et qui est situé a environ 31 millimètres [à la gauche] du côté droit de l’illustration ci-contre. Le point culminant de l’Aiguille du Plan est caché par la grande tour, qui se trouve à 45 millimètres [sur la gauche] de ce même côté droit. Il est très sensiblement plus haut que l’Aiguille de Blaitière [située sur la gauche de la photographie et dont l’arête descend à droite parallèlement et plus bas que l’arête N.-N.-O. de l’Aiguille du Plan], mais il semble plus bas par suite de la perspective. La photographie de M. Holmes est prise de l’arête du Petit Charmoz.
  5. Le glacier que les cartes appellent Glacier de Blaitière, pris entre l’arête Nord-Ouest de l’Aiguille de Blaitière et l’arête Nord-Ouest de l’Aiguille du Plan, se trouve divisé dans sa partie supérieure en deux glaciers, séparés par une arête de rocher aiguë, l’un découlant de l’Aiguille de Blaitière, l’autre plus important venant d’un contrefort de l’Aiguille du Plan. C’est ce dernier glacier suspendu auquel il est fait allusion et que Mummery appelle Glacier du Plan. (Voy. la note 2 de la page 181). Cette dénomination crée une confusion regrettable avec le Glacier du Plan situé sur la face Sud-Est de l’Aiguille du Plan, par lequel passe la route ordinaire d’ascension à cette aiguille. Afin de ne pas troubler le travail de cartographie et de littérature alpines déjà fait, il serait peut-être convenable, tout en maintenant à ce glacier un nom distinct puisqu’il a une identité propre, de ne pas lui garder le nom de Glacier du Plan, mais de lui donner un nom, rappelant la mémorable tentative dont il fut témoin, tel que le nom de Glacier du Bivouac. Voy. en outre la note de la page 164. — M. P.
  6. Le 7 août 1893 : une note technique assez détaillée, relative à cette première ascension par la face Sud et au remarquable passage en col de cette belle aiguille, a été publiée dans l’Alpine Journal de novembre 1893, XVI, p. 513-14. Une première tentative avait été faite sur le versant Nord-Ouest, le 8 août 1880, par M. J. Baumann, accompagné d’É. Rey et de À Maurer ; M. Baumann en a fait le récit, sous le titre « An Advanture on the Aiguille du Plan », dans l’Alpine Journal, X, p. 443-52. — M. P.
  7. Ornée de Ranunculus glacialis et de Silene acaulis, dit la note technique de l’Alpine Journal, XVI, p. 513. — M. P.
  8. Le mot auquel il est fait allusion ici est le terme « deuce » que l’on emploie au tennis, lorsqu’on arrive à égalité à quarante, comme on emploie « love » quand une équipe n’a rien encore, etc. Le mot « deuce » a un double sens, et devient alors une sorte de juron. — M. P.
  9. Cette première ascension fut faite, avec M. et A. Payot, « assez tôt dans le mois de juillet 1871 », mais la description n’en parut que longtemps après, en 1881, dans l’Alpine Journal, X, p. 451-2, intercalée dans le récit de M. J. Baumann (Voyez la note page 169). Elle fut faite également en juillet 1871, par M. Tideman avec D. Ballay (Voyez l’Écho des Alpes p. 172-73). — M. P.
  10. Le Glacier du Plan de la carte de Kurz. Ce glacier ne descend pas, en etfet, de la Dent du Requin, mais bien de l’Aiguille du Plan elle-même qui se trouve, comme on vient de le voir, sur cette face même. — M. P.