Traduction par Maurice Paillon.
(p. 107-143).
CHAPITRE VI


LE GRÉPON


UN PIC INACCESSIBLE

LA PLUS DIFFICILE ESCALADE DES ALPES,
UNE COURSE FACILE POUR DAME.


Alors que j’étais sur le sommet des Charmez en 1880, le Grépon me frappa, comme rivalisant avec le Géant lui-même par la sauvage grandeur de ses murailles. Du point où j’étais, l’arête semblait absolument infranchissable ; de grandes tours, s’élevant de 30 à 40 mètres en un seul obélisque de granité lisse, semblaient lui enlever toute possibilité d’accès. Nous avions auparavant examiné avec une longue vue la muraille de la face des Nantillons ; nous avions vu qu’elle était presque, sinon tout à fait, perpendiculaire, et que sa formation, particulièrement défensive, se présentait, comme disent les guides allemands « abgeschnitten », en structure coupée. Certains néanmoins qu’il devait y avoir un passage quelque part, nous fûmes conduits par le procédé d’élimination à déduire que nous le trouverions sur la face de la Mer de Glace. Nous décidâmes en conséquence de faire notre premier assaut de ce côté.

Sur la route de la Verte en venant, Burgener et moi, du Glacier de la Charpoua, nous avions utilisé nos baltes à étudier soigneusement sa face Est. Nous y découvrîmes au sommet d’excellentes cheminées, plus bas des couloirs de neige commodes ; avec les yeux de la foi, mais avec quelque difficulté pourtant, nous discernions de bonnes fissures, arêtes ou traversées, réunissant l’un des systèmes à l’autre. Ayant ainsi déterminé un plan de route excellente, à supposer qu’on pût se fier aux yeux de la foi, nous décidâmes de le mettre à exécution. En conséquence, le 1er août 1881, nous voici rassemblés, à 1 h. mat., dans le salon de l’hôtel du Montenvers[1]. Burgener malheureusement se trouve indisposé et il faut lui donner quelques doses de chartreuse et de cognac avant qu’il puisse se mettre en route. Quelque peu retardés par cet incident, il est 2 h. mat. quand nous partons. Nous passons le reste de la nuit à nous débattre impitoyablement au milieu de clapiers sans fin et de crevasses obstruées par des moraines. Après avoir tourné le promontoire de Trélaporte, nous laissons la Mer de Glace et remontons quelques arêtes gazonnées. Nous les suivons en appuyant toujours à gauche, jusqu’à ce que nous arrivions au petit Glacier de Trélaporte. Dans notre inspection préalable, faite de la Verte, nous avions vu que, de ce glacier, trois couloirs mènent au haut de la montagne. Nos préférences s’étaient fixées sur celui du milieu, qui nous était apparu comme le plus convenable à tous points de vue.

Au moment d’atteindre sa base, une sérieuse objection se présente : c’est qu’il est entièrement et totalement impossible d’arriver jusqu’à lui. La rimaye n’offre pas le moindre pont, sa lèvre supérieure est plus haute de 6 ou 8 mètres que l’inférieure, et se trouve à plus de 30 mètres au-dessus d’une masse de débris sur laquelle la crevasse doit être franchie. De chaque côté les rochers sont lisses et tout à fait inaccessibles, en sorte que nous voici obligés d’abandonner le couloir de notre choix. Nous traversons donc à gauche pour voir si le suivant ne nous sera pas plus favorable. Nous trouvons que, si la lèvre supérieure de la rimaye nous laisse également sans espoir, par contre, la glace du couloir s’est tellement séparée du rocher qu’elle a laissé une sorte de cheminée, à pic il est vrai, mais par laquelle Burgener pense pouvoir forcer le passage. En conséquence, nous descendons Venetz dans la rimaye ; il la franchit sur un pont de débris de glace, et attaque la cheminée. Il n’avait pas encore escaladé plus de 3 mètres qu’il se trouva coincé et incapable de se mouvoir, pas plus en haut qu’en bas. Le pont de glace n’arrivait pas jusqu’au pied de la cheminée, mais il laissait béante une ouverture précisément bien placée pour recevoir Venetz dans sa chute et la position de celui-ci apparaissait extrêmement critique. Burgener, voyant la nécessité d’une action immédiate, saisit la corde de secours et, sans attendre d’y être attaché, il me laisse le descendre dans la rimaye. Il escalade promptement l’amas confus de blocs de glace tout branlants et se trouve bientôt à portée de prêter à Venetz l’aide nécessaire. Celui-ci, après une courte halte sur les épaules de Burgener, arrive à licher son piolet entre roc et glace, et, s’en servant comme d’une marche, à gagner une position tolérable sur un rocher en corniche. Je jette alors la fin de la corde dont s’était servi Venetz à Burgener qui, aussitôt attaché, monte sur la console de roc. Ce pendant, j’avais planté un de nos piolets dans la neige, alors, l’entourant d’une courte longueur de la corde de secours, je me laisse glisser jusqu’au pont de glace et le franchis pour arriver au pied de la cheminée où la corde m’attendait déjà. Le rocher du couloir était douloureusement froid et ce fut avec grande satisfaction que j’atteignis le replat de la console et que je pus rejoindre les guides ; nous tentâmes alors de ramener un peu de vie dans nos pauvres doigts.

Des rochers vraiment faciles nous permettent ensuite de faire de rapides progrès. Un ruisselet qui se sert aussi de ces rocs comme passage, bien qu’en sens inverse, nous soumet à une douche momentanée. Au bout d’un instant, nous trouvons que les plaisirs de la douche eux-mêmes peuvent rassasier et nous tournons à droite pour aboutir à la neige du couloir. Nous suivons celui-ci jusqu’à ce que ses parois deviennent tellement fermées de chaque côté que nous craignons de ne plus pouvoir en sortir si nous continuons à le remonter plus loin. Tournant à notre gauche, nous parvenons, après de grandes difficultés, à aborder la muraille et à l’escalader assez facilement pendant une centaine de mètres. Nous nous trouvâmes alors arrêtes de face par une dalle infranchissable ; elle bloquait ou plutôt terminait le couloir que nous venions de grimper, et nous fûmes forcés de nous échapper par la gauche en traversant le long du surplomb de son arête la plus basse. Nous nous maintenions principalement en agrippant entre les doigts et le pouce le bord inférieur de cette dalle, pendant que nos jambes s’appuyaient sur le roc en dessous, travail inutile pour lequel il eût mieux valu les laisser à la maison. Après avoir surmonté cette difficulté, nous nous portons par quelques mètres d’agréable grimpade au sommet de la grosse tour rouge que l’on aperçoit assez bien de la Mer de Glace.

Bien que nous eussions déjà marché huit heures, nous n’avions guère encore commencé l’escalade réelle ; d’un commun accord nous faisons halte pour voir si la tentative d’ascension que nous opérons semble être digne d’un effort ultérieur. Le col entre Grépon et Charmoz paraissait accessible, et il semblait encore possible de forcer sa route jusqu’à la brèche située entre le sommet et la tour que l’on nomme maintenant Pic Balfour. Mais chacun de ces points pouvait, nous le savions, être atteint plus facilement du Glacier des Nantillons. Notre but avait été d’ascensionner tout droit la face et d’éviter ainsi les difficultés de l’arête : ce qui, nous nous en apercevions maintenant, était presque, sinon tout à fait, hors de question. Burgener dit qu’il était tout disposé à aller plus loin, mais que cela comporterait nécessairement pour nous une nuit dans le rocher. Les provisions étaient trop insuffisantes pour nous le permettre ; aussi, après une heure de halte, l’opinion générale se prononçât-elle clairement en faveur de la descente.

Nous revenons par la route prise il la montée en y apportant une variante, quand nous atteignons le Glacier de Trélaporte. Au lieu de dévaler le glacier et les pentes qui conduisent à la moraine de la Mer de Glace, nous prenons à notre gauche, passant en col la grande dépression qui servit de station de repère au Professeur Tyndall[2] et réduisant ainsi la traversée du clapier que nous avions à franchir avant d’atteindre le Montenvers.

L’idée que la face de la Mer de Glace était la vraie ligne d’attaque, ne survécut pas à cette expédition. Une fois de plus nous nous décidons à tourner notre attention sur le côté des Nantillons, et, pour commencer, à tenter de suivre l’arête à partir du col Charmoz-Grépon. L’idée ne nous vint pas que la voie la plus facile pour le glacier des Nantillons serait de traverser depuis le Montenvers, le promontoire peu élevé du Petit Charmoz, route invariablement prise maintenant, et, dans notre ignorance, nous descendîmes à Chamonix comme préliminaire à notre escalade.

Le 3 août, j’étais impitoyablement jeté hors de mon lit à 1 h. 30 mal., et informé qu’il n’y avait pas un nuage, pas la moindre vapeur, qui pût servir de prétexte à ma paresse et à mon désir de sommeil, aussi, maudissant les guides, les montagnes et les départs de grand matin, je finis par passer mes vêtements pour descendre dans un salon froid et inconfortable. Là je trouve que ni le thé chaud pour Monsieur, ni le déjeuner pour les guides ne sont arrivés. Peut-être est-ce la juste récompense accordée par la Providence (ou par M. Couttet) à ceux qui amènent des guides suisses à Chamonix.

Au début, nous marchons très lentement, nos progrès se trouvant entravés par l’obscurité, que perce mal une bouteille-lanterne. Heureusement, avant que la perte de temps soit réellement devenue sérieuse, Venetz prend avantage d’un rocher poli et de quelques ronces entrelacées, pour tomber sens dessus dessous, on ne sait où, à moins que ce ne soit, d’après les remarques qui lui échappent, dans le quartier le moins désirable des Enfers. Lorsqu’il réapparait, la lanterne n’est plus ; ce qui nous rend capables de faire de plus rapides progrès ; enfin, après une marche fatigante, nous atteignons le Glacier des Nantillons.

Une idée qui ne nous souriait pas, c’était de refaire la traversée des pentes supérieures qui nous avaient conduits aux Charmoz. En conséquence, nous faisons halte et nous cherchons une méthode meilleure pour contourner la chute de séracs. Une langue de glacier, descendant en pente raide et située entre la muraille des Charmoz et le promontoire rocheux projeté par l’Aiguille de Blaitière, semble nous offrir une ligne d’ascension facile et assez sûre ; elle est adoptée à l’unanimité. Après ces préliminaires nécessaires au travail de la journée, nous nous dirigeons vers la fin de cette langue de glace. Nous prenons tout droit, et nous trouvons qu’elle est juste assez inclinée pour exiger la taille des marches sur tout le parcours. Le procédé était ennuyeux, et, ce qui chagrinait le plus Burgener, c’est qu’une caravane partie pour la Blaitière gagnait sur nous, pas à pas, dans des rochers faciles à notre droite[3].

Notre guide chef déploya toute sa force, et, par un effort herculéen, il parvint à atteindre le glacier supérieur en même temps que l’autre caravane. Elle était conduite par un guide de l’Oberland qui n’était pas peu lier de son choix judicieux. Nous prenons ensemble jusqu’au pied du couloir qui va au Col Charmoz-Grépon. Là nos directions divergent ; après des adieux mutuels et avec des souhaits de toutes sortes de bonheur et de succès les uns pour les autres, nous nous séparons, l’Oberlandais offrant d’abord à Burgener beaucoup de bons avis et finissant en lui recommandant très fort d’abandonner notre tentative, «car, » dit-il, « je l’ai essayée, et, quand j’ai échoué, personne au monde ne peut espérer y réussir ». Burgener est très impressionné par cette péroraison, et j’apprends par un torrent d’intraduisible patois que notre sort est jeté et que, dussions-nous passer le reste de nos jours dans la montagne (ou nous y tuer), il serait, à son avis, préférable d’y rester que de rentrer battus, pour s’exposer aux railleries et aux injures de ce sceptique.

Nous trouvons un rocher qui nous abrite des chutes de pierres, et nous faisons halte en vue d’un second déjeuner. Nous reprenons une fois de plus notre ascension et nous voyons que le couloir, bien qu’encore un peu exposé aux pierres, est assez facile jusqu’à 20 mètres du col ; c’est là seulement, après avoir traversé sur la droite et escaladé une grande dalle que nous trouvons notre première difficulté sérieuse et que nous jugeons nécessaire de

AIGUILLE DU GRÉPON ET COL CHARMOZ-GRÉPON
mettre la corde. Tous deux, Venetz et moi, nous faisons diverses tentatives, mais, dès que nous avons quitté le support fixe et sûr du piolet de Burgener, tout progrès plus haut devient impossible, et, bien que nous approchions à quelques décimètres des points où se trouvent des rocs brisés et très faciles, nous sommes obligés de revenir à chaque fois. Alors qu’il était encore douteux qu’une attaque plus déterminée pût vaincre notre ennemi, Venetz en homme avisé redescendit dans le couloir et escalada le col dans le but de voir s’il ne serait pas possible de découvrir une meilleure voie à suivre. Bientôt il nous appelle à lui, et, laissant Burgener prendre le sac et la corde, je contourne et escalade le col où je trouve Venetz perché à quelques 6 mètres de haut sur une énorme dalle. Cette dalle s’appuie comme un contrefort contre le gros rocher carré, qui ferme le col du côté du Grépon

par un mur perpendiculaire. Son pied accessible par une large et facile arête, est à environ 6 mètres plus bas que le col, pendant que son sommet mène au pied d’une courte cheminée, au faîte de laquelle se trouve un curieux trou dans l’arête baptisé par Burgener le « Kanones Loch[4] » « Trou du canon ». Cet endroit une fois atteint, nous pensons que le sommet sera accessible.

Aussitôt que Burgener nous a rejoints avec le sac et la corde, Venetz s’attache et part à son travail. À un ou deux endroits la marche est très difficile, la fissure étant en certaines parties trop large pour laisser prise et forçant le grimpeur à escalader une face de la dalle. Au point le plus difficile ma longue taille me permet d’atteindre d’un doigt une petite saillie ; comment Venetz, dont la taille est certainement moins haute d’une trentaine de centimètres, s’est-il arrangé pour monter, je n’ai jamais pu me l’expliquer. À l’étage au dessus, la fissure se rétrécit mais une pierre s’est précisément coincée à l’endroit utile ; plus haut, le côté droit de la fissure est formé de rocs brisés et c’est avec une facilité relative que nous parvenons à nous hisser sur le faîte. Ce faîte forme là un passage étroit, mais parfaitement aisé et horizontal, à la cheminée qui conduit au trou de l’arête. Nous trouvons ce trou ou portail gardé par un gros bloc de rocher tellement instable qu’un contact malencontreux amènerait une réplique sévère et que l’impertinent voyageur serait lancé sur le Glacier des Nantillons. Après avoir foncé au travers, nous steppons sur un petit plateau couvert de débris de rochers fendus par la glace.

Burgener nous propose, au milieu d’un silence révérencieux et approbateur, que des libations soient dûment répandues avec une bouteille de Champagne. Cette religieuse cérémonie ayant été régulièrement accomplie (c’est la forme occidentale des prières faites par les pieux bouddhistes quand ils atteignent la crête de quelque col thibétain), nous procédons à l’attaque d’une petite fente qui surplombe la Mer de Glace, et dont le sommet se trouve habilement protégé contre notre assaut par un rocher en saillie. Au-delà nous nous trouvons dans une sorte de crevasse de granité, et comme, aussi loin du moins que nous pouvons la voir, elle n’a pas de fond, nous avons à nous hisser de nos genoux d’un côté et de notre dos de l’autre. En cet endroit Burgener fit montre de la plus pénible anxiété, et son « Herr Gott ! geben Sie Acht ! » « Mon Dieu ! Faites attention ! » avait le ton d’une lamentation dans son ardente prière. Quand j’émergeai à la lumière son anxiété disparut. N’était-ce pas le sac qui était sur mes épaules, et dans le sac n’étaient-ce pas

PETIT PIC DU GRÉPON
les diverses demi-bouteilles de Champagne pour lesquelles il avait eu des craintes ?

Nous nous jetons maintenant hardiment sur la face des Nantillons, où une immense tranche de rocher s’est séparée de trente à quarante centimètres de la masse de la montagne offrant une lame aiguë comme un couteau, capable de vous mettre en pièces les doigts, les culottes et même l’épiderme en dessous, mais apportant par contre des prises fermes et sûres. Ce rocher nous conduit à une plate-forme spacieuse, d’où une escalade de quelques 6 mètres nous porte sur la pointe aiguë du sommet Nord. Burgener faisant abnégation de soi-même s’offre à descendre pour me rapporter une pierre avec laquelle je puisse briser la pointe extrême du pic ; mais l’agréable illusion que je m’étais faite d’occuper le confortable siège ainsi créé fut vite dissipée. Une quantité de morceaux de roc me fut hissée par Venetz et je commençai la construction d’un homme de pierre[5], je devrais peut-être, eu égard à son âge et à sa grandeur, dire un bébé de pierre. Un large mouchoir rouge sortit d’une poche, et le bébé fut décoré et drapé de ces atours de fête. Ces devoirs accomplis, nous regagnons, partie en escalade, partie en glissade, la grande plate-forme, et là nous nous adonnons à la joie de sentir que notre travail est fini, que notre sommet est vaincu et qu’il nous est permis de goûter aux jouissances d’un chaud soleil et d’une vue magnifique.

Cette nuit-là mes rêves furent troublés par les visions d’une grande tour carrée — la grande tour carrée qui de l’autre côté de l’arête sommitale, élevait ses épaules plus haut que les neiges du Col du Géant — et je sentais que, malgré l’assurance répétée par les guides de son infériorité au pic gravi par nous, je serais, tant que je ne l’aurais pas escaladée, abandonné des joies d’un esprit calme et d’une conscience sans remords. Après déjeuner, je me mis à la recherche de Burgener, mais il était invisible, une partie essentielle de son vêtement ayant reçu de si terribles dommages que les efforts prolongés du tailleur local furent nécessaires pour sa réapparition en public. En réponse à mes supplications réitérées, Venetz se mit au lit et Burgener apparut resplendissant dans les vêtements de celui-ci.

Il résulta de notre conversation que Burgener devait être à Martigny le surlendemain matin, en sorte que, pour lui donner le temps, après notre retour du Grépon, de faire en voiture la Tête-Noire, nous résolûmes d’aller le soir même aux chalets de Blaitière Dessous et ainsi de quitter le Montenvers d’assez bonne heure. Le tailleur accomplit dûment sa besogne et relâcha Venetz. Aux environs de 4 h. soir nous montions en fumant vers les chalets, en compagnie d’un porteur.

Nous sommes en partance le lendemain à 2 h. mat., et, suivant la route déjà décrite, nous atteignons la base du premier sommet. Passant à sa droite nous nous laissons couler le long d’un ressaut de cinq mètres et nous remontons en grimpant un rocher lisse jusqu’au tranchant de la grande coupure qui divise l’arête sommitale en deux égales sections. Après un examen minutieux et comme il ne nous apparaissait pas d’autre méthode de descente, nous fixons notre corde de secours, non sans y avoir fait deux ou trois nœuds aux intervalles voulus. Venetz descend le premier, et après une courte inspection il nous fait signe de le suivre. Burgener descend ensuite et je ferme la marche en compagnie du sac et d’un piolet. Je trouve d’abord les premiers 6 mètres très faciles, puis je commence à penser que la corde de l’Alpine Club est trop fine pour ce genre d’exercice ; enfin je note une curieuse et inexplicable augmentation de mon poids. Pour ajouter à ces embarras variés, mon piolet, qui était maintenu par une attache autour de mon poignet, se fiche dans une fissure et casse sa ficelle. Heureusement, d’un mouvement brusque j’arrive juste à le saisir de la main gauche. Cette aventure causa une forte émotion il Burgener, qui, incapable devoir ce qui arrivait, crut que non seulement le piolet mais son Monsieur allaient exécuter une rapide descente vers la Mer de Glace. Nous remettons nos esprits par la douce contemplation du contenu de certain flacon, puis nous allons à la poursuite de Venetz qui a emporté la seule corde restante. Une bienveillante lame de roc s’était séparée de la montagne sur le côté des Nantillons ; elle nous offrit un sentier en zigzags assez facile jusqu’au sommet de la tour, qui de ce côté ferme la grande fissure. Nous trouvons là, particulièrement bien développée, une des nombreuses perfections du Grépon. Sur la face de la Mer de glace, de 3 à 6 mètres au dessous de l’arête, un large passage, vraie route bonne pour les voitures, bicycles, ou autres agréments de ce genre, nous conduit droit à une cheminée bien visible par laquelle la dernière coupure est facilement gagnée ; nous évitons ainsi la nécessité de suivre l’arête et d’escalader ou de descendre ses nombreuses irrégularités. Il est vrai que cette promenade agréable ne pouvait être atteinte qu’en contournant un coin fâcheux, déclaré difficile par mon compagnon, et qu’elle se trouvait interrompue plus loin par un épaulement suffisant pour repousser au delà des limites de l’agréable notre centre de gravité au-dessus de la Mer de Glace ; mais, à part le passage de ces petites difficultés, il était possible de se promener bras dessus bras dessous le long d’une partie de la montagne que nous nous étions attendus à trouver aussi terrible que tout ce que nous avions déjà pu rencontrer. Nous atteignons le dernier ressaut, nous rejoignons Venetz et nous procédons à l’examen de la tour finale.

C’était certainement le plus formidable rocher sur lequel j’avais jamais porté les yeux. Contrairement au reste du pic, il était lisse au toucher ; et ses arêtes coupantes n’offraient de saillies et de prises d’aucunes sortes. Il est vrai que le bloc était fracturé du sommet à la base, mais la fissure, large de dix à douze centimètres, avait des arêtes aussi droites que si elles eussent été l’œuvre d’un maçon, et elle ne possédait pas une de ces irrégularités ou de ces recoins commodes que pareilles fissures présentent souvent. Il y manquait même cet ourlet de pierres folles, à moitié prêtes à partir, fixées avec une sécurité douteuse entre les parois opposées. Ajoutez à tout cela, sur le sommet, un énorme rocher surplombant qui demanderait évidemment un gros effort, précisément au moment où le grimpeur serait à bout de forces.

Dans ces circonstances, Burgener et moi essayons de jeter une corde par-dessus le sommet, pendant que Venetz se repose, en une attitude gracieuse, dans les joies apaisantes d’une pipe. Après maints efforts, au cours desquels Burgener et moi faillîmes plusieurs fois nous précipiter sur la Mer de Glace, mais pendant lesquels du reste nous ne réussîmes pas à lancer la corde, nous prîmes courage et nous décidâmes que le rocher devait être escaladé en nous en tenant aux moyens honorables d’un duel loyal. Pour ce faire nous éveillons Venetz avec un piolet (il était dans les délices d’une calme sieste), nous faisons le branle-bas de combat et nous nous apprêtons pour la dernière lutte, Notre opération du lancement de la corde avait été poursuivie du faîte d’une sorte de mur étroit, large d’environ soixante centimètres, et situé à peut-être un mètre quatre-vingts au dessus de la coupure. Burgener, posté sur ce mur, se tenait prêt à soutenir Venetz avec le piolet aussitôt qu’il serait à portée, pendant que ma modeste personne, placée dans la dépression, se disposait à l’assister dans la première partie de sa course. Aussitôt que Venetz, arrive hors de ma portée, Burgener penché sur l’ouverture presse la pointe du piolet contre la face du rocher, créant ainsi une série de marches d’une sécurité douteuse sur lesquelles Venetz peut se tenir et reprendre force avant chaque effort successif. À la fin il quitte toutes ces aides factices et ne dépend plus que de son habileté, splendide du reste. Centimètres par centimètres il force sa route, tout haletant, sa main errant sur le roc lisse dans cette recherche vague de prises inexistantes dont il est si pénible d’être témoin. Burgener et moi le suivons avec une anxiété intense et c’est avec un vrai soulagement que nous le voyons, avec les doigts d’une seule main, atteindre la ferme prise que lui offre l’arête quadrangulaire du sommet. Peu d’instants après il surpassait le roc surplombant, pendant que Burgener et moi poussions les rauques hurlements de la victoire[6]. Lorsque la corde descend pour moi, je fais une brillante tentative pour grimper sans son aide. Le succès couronne mes premiers efforts, puis vient un moment de suspension, et la suspension de métaphorique devient promptement réelle ; alors, gigottant comme une araignée, je suis hissé sur le sommet où j’entends, faites avec une calme tranquillité, diverses remarques sarcastiques au sujet de ceux qui placent leur confiance dans les souliers de tennis et méprisent la douce persuasion de la corde. Le sommet a des dimensions dignes d’un palais et il est pourvu de trois fauteuils de pierre. Le plus élevé fut de suite destiné au piolet par Burgener et les membres inférieurs de la caravane reçurent de lui l’ordre d’assurer par de solides fondations la sûreté de sa hampe. Ce rite solennel dûment accompli, nous nous couchons tout de notre long, tout en nous moquant agréablement du minuscule coup de canon de M. Couttet à Chamonix, auquel nous répondons par la détonation beaucoup plus exhilarante d’une bouteille de Champagne.

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Le récit déjà ancien que je viens de rapporter finit brusquement ici[7]. Pourtant, avant de quitter le sommet de l’un des rochers les plus abrupts des Alpes, on me permettra peut-être de demander à certains critiques, si l’amour de la grimpade en rocher est vraiment un péché si atroce et si avilissant que ceux qui le commettent ne sont plus digues d’être rangés au nombre des montagnards, mais doivent être relégués dans cette catégorie spéciale si décriée des « purs gymnastes ».

Il apparaîtra de suite complètement illogique de dénier le terme d’alpiniste à quiconque est habile dans l’art de trouver facilement sa route dans une contrée montagneuse. Dire qu’un homme, qui grimpe parce qu’il est passionné pour le travail de la montagne, n’est pas un alpiniste, pendant qu’un autre homme, qui grimpe parce que cela lui est nécessaire en vue de quelque recherche

SOMMET DU GRÉPON
scientifique à laquelle il est intéressé, est à son tour un alpiniste, est contaire aux premiers principes de la logique, et j’espère que cette idée ne se généralisera jamais. On est libre d’admettre que la science a une valeur sociale plus grande que le sport, mais cela n’altère en rien le fait que l’alpinisme est un sport, et son titre ne devra jamais être converti en géologie, botanique, topographie et autres mots finissant en « ie ». On nous reproche comme un crime que la technique de notre sport ait fait de rapides progrès, mais je répondrai qu’en réalité il n’y aurait pas là matière à reproches mais plutôt à félicitations. L’idéal des premiers grimpeurs était d’égaler l’habileté de leurs guides, et j’espère que ce sera longtemps encore l’idéal que nous aurons devant nous. Une terminologie qui suggérerait l’idée que plus un homme approche de ce but, plus il voit croître son talent de grimpeur et plus il est près de cesser d’être un alpiniste, se condamnerait d’elle-même, et doit être sans remords éliminée de la littérature alpine.

De nombreux montagnards seront très probablement d’accord avec moi que, dans la montagne, le charme du paysage se trouve il, chaque pas gagné sur le monde d’en haut. L’étrange succession des neiges, des rochers d’une arête dans leur grandiose nudité, de la crevasse large, bleues, aux franges de glace, des grandes dalles lisses aux pentes à pic vers l’espace qui apparaît sans fond, tout cela, en détail comme dans l’ensemble, n’est pas moins admirable que l’horizon sans fin du panorama des sommets. Les soi-disants montagnards ne saisissent pas ce fait pourtant essentiel. Pour eux le vrai chemin d’une montagne, c’est le chemin le plus facile, et toutes les autres routes sont de mauvaises routes. Ils vous diront, pour prendre exemple d’un pic connu, que si quelqu’un va au Cervin pour le plaisir de la vue, il ira par la route du Hörnli ; mais si, au contraire, il va par l’Arête de Zmutt, ils allégueront que ce sont seulement les difficultés de l’escalade qui l’attirent. Hé bien ! ce raisonnement est complètement faux. Parmi les visions de montagne dont la beauté reste dans mon esprit, aucune n’est plus belle que celle de la stupéfiante falaise et des rocs fantastiques de l’Arête de Zmutt. Dire que cette route, avec son décor toujours splendide, est au point de vue esthétique une route condamnable et dire que la vraie route est celle du Hörnli qui, en dépit de son noble panorama, est gâtée par de pitoyables éboulis et des pentes maculées de papiers, c’est faire preuve d’une incompréhension complète des vrais sentiments de la montagne.

Un soupçon traverse quelquefois mon esprit, c’est que ces soi-disants montagnards confondent les plaisirs, qui peuvent dériver de la photographie ou de la géologie et autres recherches, avec les joies purement esthétiques d’un noble paysage. Sans doute, le sommet d’une montagne est particulièrement bien adapté pour ce genre de travaux à demi scientifiques ; si donc le sommet est le seul point désiré, le chemin le plus facile est certainement la vraie route ; mais, à un point de vue purement esthétique, le Col du Lion, la Dent de l’Arête de Zmutt, ou le Corridor de Carrel, tout en apportant des panoramas aussi beaux, donnent en même temps la puissance dramatique des splendides premiers plans de cette arête dentelée, de ce précipice épouvantable, et de cette hauteur à demi voilée planant sur l’immensité. L’importance du premier plan ne saurait être trop vantée, et il est certain que plus une ascension est difficile plus hardi et réaliste sera ordinairement l’entourage immédiat du touriste. En d’autres mots, la valeur esthétique d’une ascension varie en raison directe de sa

AIGUILLE DE ROC AU GRÉPON
difficulté. Ceci nous conduit, nécessairement, à la conclusion que la route la plus difficile conduisant au pic le plus difficile est toujours ce que le grimpeur doit tenter, alors

que les pentes faciles et les abominables éboulis doivent être laissés en toute propriété aux savants, M. Janssen en tête. À ceux qui comme moi ont des vues non utilitaires sur la montagne, la grande arête du Grépon doit être recommandée en toute sûreté, car nulle part le grimpeur ne trouvera des tours plus audacieuses, des cheminées plus sauvages, ou de plus terribles précipices ; nulle part, de plus belles visions de lacs et de montagnes, de vallées embuées de vapeurs, et de glaces crevassées.

Diverses tentatives eurent lieu, en vue de refaire l’ascension du Grépon, mais la montagne défia toutes les attaques jusqu’au 2 septembre 1886, jour où M. Dunod parvint, après un mois d’efforts persistants, à forcer cette escalade par l’arête Sud[8]. Bien qu’il ait atteint deux fois le col Charmoz-Grépon, il est assez curieux que dans chacune de ces occasions il n’ait non seulement pas deviné l’existence de ma cheminée, à 6 mètres de laquelle il doit avoir passé quatre fois, mais qu’il n’ait pas non plus trouvé la variante de cette route qui conduit à quelques dalles sur le versant de la Mer de Glace. Cette dernière variante a été inventée par une caravane inconnue, dont l’existence est déduite seulement des nombreux coins de bois fixés dans la cheminée. Ces coins n’étaient certainement pas là lors de notre expédition en 1881, mais sept ans après ils furent trouvés, bien fixés et d’une grande utilité, par M. Morse, qui, avec Ulrich Aimer, atteignit le premier sommet par cette route. Malheureusement, faute de temps (il faisait l’ascension du Grépon à la descente de la traversée des Charmoz !), il lui fut impossible de compléter la course et il fut forcé de se contenter de l’escalade du sommet inférieur.

En 1892 l’ascension n’avait donc jamais été complètement répétée par ma route, et elle avait été effectuée deux fois seulement par l’arête Sud[-Ouest.] Dans chacune de ces deux : dernières courses F. Simond avait été le guide-chef. Au commencement du mois d’août de cette année-là, une caravane, composée de MM. Morse, Gibson, Pasteur et Wilson, fit sans guides l’ascension par cette même route Sud[-Ouest] et laissa, comme défi aux habitués du Montenvers, un piolet, avec une écharpe flottante attachée. Peu de jours après, Hastings, Collie, Pasteur et moi nous nous mîmes dans l’esprit de recouvrer l’objet abandonné. Nous décidâmes de monter par le Col Charmoz-Grépon et de descendre par l’arête Sud [-Ouest] ; comme le ressaut nommé C P[9], passait pour être absolument inaccessible du côté du Grépon — les caravanes antérieures avaient toujours laissé, dans leur ascension au sommet, une corde pendante au dessus de cet à pic pour les aider à se hisser à leur retour — nous engageâmes deux porteurs dans le but d’aller au C P et d’y fixer une corde ; nous les chargeâmes de provisions et de rafraîchissements, autant qu’ils purent en emporter, pensant ainsi ajouter à notre propre confort.

À 2 h. mat., le 18 août, Simond vient m’apprendre la désagréable nouvelle que le nom du Grépon a tellement effrayé les porteurs qu’ils ont subrepticement quitté leurs lits et fui à Chamonix. L’embarras devenait sérieux ; deux heures du matin n’est généralement pas une heure convenable pour engager des porteurs, et Simond était pertinemment sûr que le C P était infranchissable du côté du Grépon sans une corde préalablement fixée. Il devenait alors vraisemblable que si nous atteignions la brèche située avant le ressaut, nous serions obligés de revenir sur nos pas tout le long de l’arête. Après une longue conversation, Simond offre de nous prêter le berger attaché à l’établissement, et d’éveiller et d’entrer en pourparlers avec un guide borgne qui couchait à l’hôtel et qui avait accompagné M. Dunod dans quelques-unes de ses tentatives infructueuses.

Ce guide, Gaspard Simond[10] veut bien venir avec nous, et, avec le berger comme second, nous partons gaiement pour la « vallée des pierres ». Chacun des membres amateurs de la caravane avait la certitude absolue que la route que nous suivions le long des détestables pentes de cette arête toute en cairns[11], était bien moins bonne que la route qu’il avait prise une fois et qu’il avait l’intention de nous faire suivre ; pour moi je remarquai qu’aucune ne valait celle que nous suivîmes soigneusement sous la conduite du berger, et pour la première fois, nous atteignîmes le Glacier des Nantillons, sans avoir senti le besoin d’émettre un sérieux juron. Nous cachâmes nos lanternes sous une pierre et nous attaquâmes le glacier au moment où la lumière douce du matin silhouettait les rudes calcaires de Sixt.

À cet endroit, Gaspard se complut en réflexions vraiment déprimantes. Il nous raconta qu’il était allé récemment sur les Charmoz et que, par une divination tout à fait prophétique, il y avait passé son temps à examiner la fameuse dalle située sur notre route. Cette dalle, il avait pu s’en rendre compte, était garnie de verglas, et les plus ingénieuses défenses de neige, de rocher, et de glace avaient été habilement accumulées sur le sommet ; en résumé, c’était simplement courir à notre défaite que de continuer notre tentative. Il nous parut pourtant que ces défenses compliquées n’étaient qu’un simple produit de l’imagination du guide, et provenaient peut-être en bonne part du désir de n’avoir pas à porter au C P un sac un peu lourd. Nous poursuivons donc ; mais en atteignant le haut des rochers, connus sous le nom de « salle à manger », Gaspard nous donne de nouveaux détails ; cette même dalle était tombée, parait-il, s’écrasant sur le glacier plusieurs années auparavant, et laissant un mur nu, sans une brisure, qu’il serait inutile d’essayer d’ascensionner par aucun moyen. Nous fûmes réduits au silence par pareille accumulation de difficultés ; non seulement la dalle était infranchissable en raison de l’amoncellement de la glace, mais elle n’existait même plus. Cette argumentation nous remit en mémoire la célèbre et plaisante plaidoirie du pot cassé. «Nous ne l’avons jamais eu… 11 était cassé quand nous l’avons eu… Nous l’avons rendu entier ! »

Pasteur, par d’intéressantes déductions, arriva à une conclusion aussi obscure. « Il était, » dit-il, «extrêmement invraisemblable que j’eusse le bonheur de monter cette année au Grépon ; maintenant que j’y suis allé une première fois, il est absurde de supposer que j’irai une seconde fois. » Il nous suggéra de dire aux porteurs de faire halte au pied du couloir, jusqu’à ce que nous eussions atteint le col ; là, si nous trouvions qu’il nous fût impossible de donner l’assaut à l’arête du Grépon, nous le crierions aux guides qui pourraient alors déposer leur bagage et rentrer aussi vite qu’ils le désireraient. Cette idée fut acceptée par la caravane. D’autre part, un examen du pic à la lunette ne m’avait pas permis d’y retrouver mon ancienne route, pour une bonne raison, comme je m’en aperçus plus tard, c’est qu’elle n’est pas visible de cet endroit. Ceci, joint à l’impressionnante histoire qu’un énorme rocher se serait réellement détaché de cette partie de la montagne, me fait craindre que tout cela puisse n’être que trop vrai et que le pic soit pour toujours fermé de ce côté. Nous partons donc pour le couloir avec l’idée décevante et l’espoir modeste d’un retour par les Charmoz. En atteignant les environs du col, je cherche autour de moi mon ancien passage du « Kanones Loch », mais sans pouvoir le reconnaître, le col lui-même ne m’étant plus familier. Le vent furieux qui souffle et hurle à travers les rochers n’est pas fait pour aider au réveil de ma mémoire, et c’est seulement lorsque j’ai fait le tour d’un rocher du col, côté Charmoz, que je recouvre ma direction et que je reconnais la fissure que nous avons à remonter.

Il était possible que l’assurance que j’avais d’être obligé d’en tenter l’escalade me la montrât pire qu’elle n’est en réalité ; mais, pour le moment, je fus frappé de son à pic. À l’exception de deux ressauts où le roc se retirait légèrement (peut-être de soixante centimètres en tout), le reste était entièrement perpendiculaire. Il fallait toutefois en exclure une section préliminaire de 2 mètres à 2 mètres 50, qui bombait et surplombait de la plus désagréable façon. D’autre part, la fissure était distinctement plus désagrégée que je ne m’y attendais, et plus nous la regardions, meilleure nous la trouvions ; finalement, avec bon espoir de succès, je me mis à descendre un peu vers le pied de la fissure, à escalader les épaules d’Hastings et à venir aux prises avec le morceau le plus dur de grimpade de rocher que j’aie jamais attaqué. Pendant les premiers 6 mètres ou à peu près, le grimpeur est jusqu’à un certain point protégé par la corde, qui peut être passée autour d’un gros bloc près du col ; au dessus, la corde n’est plus pour lui qu’un simple ornement, alors qu’elle apporte à ses compagnons de plus ou moins agréables sensations toutes les fois qu’une glissade semble imminente. À moitié chemin se trouve une excellente marche sur laquelle on peut reprendre haleine. Quand je dis excellente, c’est relativement au reste de la fissure, non pas qu’elle soit bonne pour y déjeuner, ni même pour s’y balancer sans se tenir ; la première fois, en effet, que j’y étais grimpé, mes méditations à cet endroit furent brusquement interrompues par une glissade du pied sur le roc en pente, et je fus lancé dans l’air limpide. Assagi par ce souvenir, je me tiens avec les doigts autant que peut le permettre l’absence de toute saillie où les fixer, et dès lors, ayant repris haleine, je commence la seconde partie de l’ascension. Cette section fut, de l’avis général de la caravane, déclarée la plus dure. Il y a réellement très peu de prises pour les mains, et rien du tout pour les pieds ; le grimpeur avance surtout en se fiant dévotement à la Providence, à laquelle suppléent parfois, il est vrai, quelques pierres folles, coincées dans la fissure et plus ou moins douteuses ou branlantes. Au dessus, le besoin de la confiance en la Providence est remplacé, sur la droite, par une saillie excellente, mais où le grimpeur haletant et à bout de souffle trouve encore difficile de hisser son poids. Les saillies deviennent alors plus nombreuses ; finalement vos bras et votre tête arrivent à surplomber le côté Grépon de la grande dalle, pendant que vos jambes luttent encore avec les dernières difficultés de l’autre côté. Quand j’atteins cet endroit, la caravane fait éclater d’en bas de sauvages vivats qui éveillent en moi la crainte que les porteurs ne regardent ces cris comme le signal désiré et ne volent incontinent vers Chamonix. Pendant les intervalles où je peux reprendre mon souffle, je fais part de mes craintes à mes compagnons, et un silence de mort me montre instantanément la saine appréciation qu’ils ont du danger.

Pour empêcher le reste de la caravane de grimper avec une facilité par trop grande et ne pas exposer par là le Grépon au mépris, j’engage judicieusement chacun de ses membres à ne pas perdre de temps à m’envoyer par la corde les piolets et les sacs, mais à suspendre leur piolet à leur bras et à se distribuer les bagages. Mon succès fut complet et je trouvai là une aide des plus efficaces pour imprimer à mes compagnons le respect dû à la fameuse fissure.

Nous escaladons alors la cheminée, nous passons à travers le « Kanones Loch», et à mesure que nous avançons notre espoir dans la réussite finale devient de plus en plus grand ; mon ancienne route est suivie jusqu’au sommet de la grande brèche. Nous fixons là 30 mètres de corde et la caravane descend un par un. Je dévale le dernier, et, après avoir juste passé une partie de la falaise parfaitement lisse et à pic, en m’appuyant exclusivement sur la corde, je m’arrête un moment sur une petite saillie de rocher. Quand j’essaye de continuer la descente et que je tire sur la corde je la sens céder un peu et venir à moi. Un gros effort réussit à me remettre en équilibre sur la saillie incertaine où je m’étais arrêté ; mais pendant un instant je ressentis une impression suprêmement désagréable. La corde, avait dû se détacher complètement au dessus, et il me semblait d’autre part n’y avoir aucun moyen de descendre sans son aide le rocher jusqu’à la brèche. Pourtant, quand j’eus tiré à moi 3 mètres de la corde le reste ne voulut pas venir et résista même aux efforts combinés de mes camarades restés dans la brèche. Collie examina alors une ligne possible de descente pour moi, et c’est, habilement conduit par lui, tenant la corde dans ma main, simplement comme une aide en dernier ressort, que j’arrive à atteindre le soutien bienvenu d’Hastings et que je prends pied sur la brèche. Autant que nous pouvions l’apercevoir, la corde avait glissé du sommet de la tour sur la face des Nantillons et s’était accrochée à une saillie quelques 3 mètres en dessous. Nous ne pouvions pas, il est vrai, voir si la saillie était bonne ou non, mais ce sur quoi nous étions tous d’accord c’est que le premier qui sortirait de notre position présente aurait une tâche désagréable. Comme il était encore douteux que nous pussions escalader le pic final, et de ce fait atteindre la route C P, ce qui n’était pas un événement impossible, nous nous hâtâmes vers la résolution de la question.

Le pic final avait presque déjoué Burgener et Venetz,

TRAVERSÉE DU GRAND GENDARME AU GRÉPON
et nous espérions peu être capables de l’escalader, du moins par les moyens ordinaires. Nous étions en conséquence décidés à essayer de vaincre le sommet en jetant une corde par dessus. Il est vrai que Burgener et moi avions carrément manqué la manœuvre ; mais maintenant nous avions une corde légère, beaucoup mieux adaptée à ce but que la corde ordinaire de l'Alpine Club dont nous avions usé en 1881. Collie, dans notre route, le long de l’arête, choisit deux excellentes pierres avec lesquelles on pût charger la corde et lui donner ainsi quelques chances de résister au vent furieux qui régnait.

Avec pas mal de désagrément pour lui-même et de graves dommages pour les poches de son habit, il convoya ces armes meurtrières, à travers des difficultés variées, jusqu’au pied même de l’escalade finale.

Nos préparatifs pour l’assaut préliminaire par les moyens ordinaires et légitimes étaient commencés, quand Pasteur s’exclama joyeusement que nous avions déjà rejoint la route C P, et que nous pouvions faire l’ascension par une voie parfaitement simple et assez facile. La fissure par laquelle Venetz avait grimpé n’est pas la seule qui conduise au sommet. Sur la droite, ou plutôt sur la face des Nantillons, se trouve une seconde coupure, abrupte dans le bas, où un ami peut facilement vous prêter l’appui de son épaule, mais complètement praticable au dessus. M. Dunod, dans son ascension par la route C P, atteignit la base de cette fissure et naturellement l’utilisa pour son escalade. Nous, en 1881, nous étions arrivés au pied de l’autre coupure, et Burgener avait repoussé l’autre voie d accès avec un méprisant « Es ist schwerer als dieses » « Elle est plus difficile que celle-ci ». Il avait tort. Pasteur me prête son épaule, et en quelques minutes nous entourons tous le piolet et son écharpe flottante. Le vent hurle le long de l’arête avec une telle furie que nous ne pouvons que nous blottir sous des pierres et que bientôt nous nous déterminons à descendre vers des quartiers plus chauds. Nous dégringolons du sommet et une fois arrivés sous le vent nous déjeunons en nous réjouissant de notre victoire. Pasteur, qui précédemment s’était trouvé sur ce côté de la montagne, prend maintenant la tête. Il engage une corde de secours dans un piton laissé par M. Dunod, et tous nous glissons rapidement jusqu’à une large corniche. Quand je dis tous, je dois pourtant en excepter Hastings, qui malheureusement insère son pied dans une fissure tentatrice, d’où aucun effort ne semblait devoir le retirer. Toutes les mains pèsent sur la corde mais c’est en pure perte, et il est à, craindre — à part qu’il n’y a pas de vautour — qu’il ne devienne un rival de Prométhée. Quelqu’un lui conseille à la fin de quitter son brodequin. L’idée est saluée de nos approbations et tous nous donnons immédiatement notre avis en criant et hurlant. C’est pourtant un problème assez complexe que de délacer et d’enlever un brodequin qui vous gêne, lorsqu’on est supporté sur une dalle abrupte, pour ne pas dire perpendiculaire, d’un seul pied engagé dans une crevasse à quelques trente centimètres-au dessous. La tâche n’en est pas moins accomplie ; mais alors une seconde difficulté se dresse : qu’en fera-t-on de ce brodequin ? On découvre heureusement une poche assez large pour contenir l’objet, et nous voici bientôt en sécurité sur l’arête.

Une courte ascension par une cheminée aisée nous conduit à la brèche entre le pic Balfour et le sommet. À partir de là des corniches faciles nous amènent plus bas à la fissure C P. Nos porteurs nous accueillent avec des cris et nous descendent une corde pour nous aider. Nous pourrions cependant, c’est certain, nous servir d’un pont de rocher, peut-être pas très facile d’accès, pour nous conduire à tourner l’obstacle sans aide étrangère. Mais puisque nous avons les porteurs sous la main, nous pensons qu’ils doivent conserver le privilège de nous hisser à eux. Heureusement arrivés dans les environs du sac, « nous nous couchons auprès de notre nectar », le temps nécessaire pour que le dit nectar soit consommé. Nous dévalons ensuite jusqu’au rocher du déjeuner, nous descendons le glacier inférieur, et sommes finalement de retour au Montenvers aux environs de 5 h. soir. De bons amis, qui nous avaient aperçus sur notre retour, nous souhaitent la bienvenue avec la large et vaste théière, — l’orgueil et la joie du Montenvers, — et sous son influence stimulante, les rochers deviennent plus abrupts et plus terribles, au point qu’il semble incroyable que de simples mortels aient pu faire face à des périls et à des difficultés si épouvantables.

Une année après [1893] j’étais de nouveau au Montenvers ; j’y étais en train de penser que, en montagne comme dans toutes les autres affaires de la vie, « l’homme propose mais la femme dispose », et que la conséquence de cet aphorisme serait qu’un assaut acharné à l’Aiguille du Plan, dans nos projets depuis plus d’une semaine, devrait céder la place à une autre ascension du Grépon.

Les horreurs de la « vallée de pierres » à la nuit noire furent en vain évoquées dans leur plus hideuse forme. La dernière concession accordée aux membres âgés de la caravane fut la permission d’aller coucher haut dans les rochers, au-dessus de la chute inférieure du Glacier des Nantillons. Je sais que les jeunes grimpeurs méprisent ces gites et regardent, comme excellente préparation à une difficile ascension, une nuit passée à plonger, la tête la première, dans des trous d’une affreuse profondeur. J’étais jadis de cet avis, mais les années sont venues donner chez moi de la force aux arguments en faveur du campement préparatoire ; et maintenant une tente-abri, un matelas de peau de mouton et un sac en édredon ont pour moi une attraction irrésistible en comparaison du départ matinal, des pierres interminables, et des tortures de la lanterne pliante, cet instrument qui vous verse « non pas de la lumière mais seulement des ténèbres visibles ».

Comme toute chose dans les Alpes, une nuit passée dehors est en elle-même un grand plaisir. En aucun autre cas on ne peut jouir d’aussi magnifiques couchers de soleil, de pareilles « formes enchantées de vapeur errantes », d’aussi exquis effets de lumière mourante se jouant dans les découpures fantastiques des séracs chancelants. Voir la nuit sortir en rampant de son repaire dans la vallée, et s’emparer arête par arête des monts les plus bas jusqu’à ce que le grand dôme éclatant du Mont Blanc plane seul au-dessus des ténèbres assemblées, c’est là une jouissance interdite aux habitués des hôtels et dont on ne rêve jamais au milieu du bruit de la table d’hôte.

Peu d’endroits peuvent rivaliser avec l’arête étroite de rocher, ayant en face un précipice et derrière une pente abrupte de glace, où notre petite tente était dressée, et peu de couchers de soleil ont fait apparaître de plus magnifiques contrastes et de plus tendres harmonies que celui qui annonça la nuit du 4 août 1893.

Notre caravane se composait de Miss Bristow, M. Hastings et moi. Chaudement enveloppés dans nos sacs de nuit, nous restâmes assis buvant notre thé à petites gorgées jusqu’à ce que les étoiles les plus petites et les plus paresseuses fussent complètement éveillées. Ce fut seulement quand la brise froide du soir eut tari tous les ruisselets et que le grondement du torrent, 1.500 mètres en dessous, brisa seul le silence solennel de la nuit, que nous nous insinuâmes sous l’abri de notre tente. Hastings tendit alors les cordes, arrangea ingénieusement le fourneau de campement et les diverses provisions en vue du déjeuner et cela à des places commodément accessibles de la tente. Il rampe alors à sa place, nous fermons la porte et nous nous disposons sur nos matelas et dans nos sacs luxueux.

Le lendemain, vers 5 h. mat., un repas somptueux était prêt. Depuis le petit pain jusqu’au lard grillé, depuis la confiture jusqu’au thé et au lait frais, le sac d’Hastings avait suffi à tout et nous fîmes un festin véritablement royal jusqu’à 6 h. mat., moment où arriva le reste de la caravane, Slingsby, Collie et Brodie. Une deuxième édition du déjeuner est promptement servie et pendant qu’on lui rend des honneurs bien dus, Miss Bristow et moi nous partons sur la pente de glace pour tailler le nombre de marches nécessaires. Nous avançons très lentement, mais l’excellence des efforts culinaires d’Hastings retarde tellement nos compagnons qu’ils ne nous rejoignent sur les rochers au pied du couloir, qu’au bout de dix minutes de halte et même plus. Slingsby se décorde et vient avec nous, pendant que le reste de la caravane tourne vers la droite pour tenter l’ascension par l’arête Sud[-Ouest], plus communément connue sous le nom de route C P. Leur objectif était d’effectuer l’escalade, si c’était possible, sans avoir recours au jet de la corde, opération que les caravanes précédentes avaient trouvée nécessaire sur ce côté du pic. En cas d’insuccès, ils accepteraient notre secours aussitôt que nous aurions atteint le pied du pic final et que nous serions en position de leur donner aide. Comme la seule difficulté de la route C P est une portion de 9 mètres environ, immédiatement en dessous de la plateforme située sous le sommet, il était certain que nous pourrions le faire sans nous donner beaucoup de peine. Cinq jours consécutifs de mauvais temps avaient suffi pour garnir le couloir de glace et de neige folle. Nous étions en plus l’un et l’autre surchargés de bagages — une chambre treize-dix-huit et 18 mètres de corde de secours, en plus la nourriture, etc., — le tout suffisant pour rendre le sac des plus obèses et des plus inconfortables. Je me distinguai en outre en gagnant trop sur la droite du couloir, et pour éviter de descendre nous dûmes faire une traversée qui comporta une escalade d’un mérite complètement égal à tout ce que nous eûmes à faire ensuite.

En atteignant le point où la route du Grépon se sépare du sommet Sud des Charmoz, nous trouvâmes le couloir en très mauvaise condition. Non seulement les rochers étaient aussi pourris que de coutume, mais ils étaient décorés d’une torsade et d’un vrai jabot de glace friable, les interstices étaient garnis de la neige la plus folle et la plus poudreuse. Il était donc impossible de dire ce qui était solide et ce qui ne l’était pas, en sorte qu’il valait mieux suivre l’hypothèse que rien ne tenait. Après quelque temps le procédé de ratisser la neige et de tâter la solidité des pierres nous gela les doigts si douloureusement que Slingsby et moi fûmes d’accord qu’il était préférable de traverser directement vers la brèche la plus basse qui sépare les Charmoz du Grépon. Il nous fut assez facile de suivre une grande dalle de rocher, mais l’ascension d’une cheminée verticale, peut-être de 5 mètres de haut, demanda des efforts prolongés et pénibles. Je dois ajouter que mes compagnons paraissaient tout escalader sans la moindre difficulté ; Slingsby même avait joint au sien propre, mon piolet, que j’avais laissé s’ennuyer seul dans une fissure.

La face de la Mer de Glace était en plein soleil ; il y faisait une chaleur délicieuse après l’ombre des rochers glacés de la face Ouest. Nous traversons des arêtes faciles, dans un gâchis de neige fondante, jusqu’à un rocher à large sommet, d’où se projette très loin une cheminée à pic plongeant sur le Glacier de Trélaporte. Sur le sommet de ce rocher nous sortons nos provisions et faisons notre première longue halte. Nous donnons une excuse à notre paresse, car il se fait tard, en disant que la « fissure » ne peut être escaladée avant que le jour soit assez avancé et que l’ombre soit moins froide. Notre corniche avait un caractère des plus sensationnels. La muraille en dessous surplombait, et les petits ruisseaux de neige fondue tombaient de l’arête par devant nous, en un éparpillement de pluie éclairé par le soleil. En dessous la muraille fléchissait de nouveau, en sorte que les pierres délogées par nous tombaient pendant 120 à 150 mètres avant de toucher les farouches parois du couloir. Mon siège se trouvait à l’extrême bout du roc en saillie et quelque peu dépourvu de prises. Je dois reconnaître que ce précipice épouvantable produisait par moments un tel effet sur mon cerveau, que la stabilité elle-même de notre perchoir me paraissait douteuse, et qu’il me semblait presque sentir le rocher partir en un terrible plongeon dans l’espace.

Au bout de trois quarts d’heure nous refaisons le sac et nous nous dispersons à travers la montagne à la recherche d’une place convenable pour l’appareil de photographie. Une petite arête, à peine assez large pour s’y glisser, conduit à la tour dont le sommet aplati forme la paroi Charmoz de la fente, qui, de la Mer de Glace, ressemble à un trou dans l’arête. Ce n’est pas en fait un trou, car la clef de voûte en est tombée, laissant en réalité une brèche étroite. La chambre fut apportée à cet endroit, et Miss Bristow suivit promptement, méprisant la corde offerte. Sur ce perchoir aérien nous procédons alors à mettre l’appareil photographique en place, et la dame de la caravane, entourée de trois côtés parle vide, bloquée en avant par la chambre, s’apprête à saisir le moment où un infortuné grimpeur sera dans l’attitude la moins élégante pour l’y fixer à jamais. On peut en voir le résultat à la page ci-contre.

Slingsby et moi revenons au col ; je me mets à la corde, je descends le couloir et traverse dans la direction du rocher connu sous le nom de « Take off » « l’Enlevée ». Ma première tentative ne réussit pas, eu égard en partie au froid, qui, au moment où nous entrions dans l’ombre, était encore excessif, et aussi grâce au fait que la première bonne prise, 3 mètres environ au dessus de la base, était garnie de glace plus ou moins masquée par de la neige gelée. Quand j’eus débarrassé cette prise, mes doigts étaient tellement glacés et tellement près d’avoir la crampe que je fus heureux de pouvoir revenir sain et sauf en bas.

Comme je n’avais aucune envie de répéter une seconde fois cet exercice, Slingsby quitta la place où il se tenait accroché et descendit jusqu’à « l’Enlevée[12] ». Ses épaules me permirent de monter sans toucher les prises

FISSURE MUMMERY
verglassées et d’atteindre, au dessus, la partie perpendiculaire, mais heureusement sèche, de la fissure. En arrivant à mi-chemin, sur le rebord qui fait corniche, je m’aperçois qu’une bonne quantité de neige s’y est amassée et s’est congelée sur les deux pierres coincées, plus ou moins nécessaires pour l’escalade. Il n’y a pas besoin de dire que l’enlèvement de cette neige glacée devient matière à grave difficulté, et que je peux seulement l’effectuer en me servant de mon coude comme piolet, douloureux procédé bien fait pour se blesser. Enfin, après maints efforts et tout haletant, j’atteins le sommet du rocher. Miss Bristow contourne alors la tour de la photographie

et ascensionne la fissure. Une fois qu’elle est arrivée, je ne fais pas attention qu’elle est attachée à deux cordes, et, en la décordant négligemment, je laisse glisser l’un des bouts, pensant que l’autre était passé autour de ma taille. Malheureusement c’était la corde qui la rattachait à Slingsby, et mon manque de précaution le coupait d’avec nous. En conséquence, les piolets, la chambre et les autres bagages ne pouvaient plus être hissés directement du col, mais avaient à être rapportés jusqu’à « l’Enlevée », où je pouvais seulement jeter ma corde.

Ces rochers sont, en mettant les choses au mieux, peu faciles et, pour un homme lourdement chargé, à peine praticables. Slingsby se montra adéquat à la difficulté, et se mit à apporter, de belle façon, jusqu’à l’arête en dessous de la fissure, les bagages empilés, y compris mon habit. Quand toute la masse eût été bien attachée et que j’eus à l’enlever, je fus vivement impressionné de son poids. La partie suivante de l’ascension est ordinairement facile ; je prends donc le sac et me dispose à l’attaque, mais en atteignant la petite cheminée qui conduit au «Trou, du Canon », je la trouve plâtrée de glace. Les parois sont si resserrées et la cheminée elle-même tellement à pic qu’il est presque impossible de jouer du piolet utilement et que je me trouve obligé de quitter le sac. Libre de cet embarras, je puis alors surmonter l’obstacle, et, franchissant le trou, j’émerge enfin devant un magnifique soleil. Le sac et les autres bagages sont hissés et le reste de la caravane suit. Les arêtes verglassées et les prises de la cheminée, pour ne rien dire de la corde couverte de neige constamment en main, avaient amené nos doigts à un tel degré de froid, que nous souffrions atrocement. Nous nous asseyons sur les rocs chaudement ensoleillés, et là nous nous tournons et retournons dans les attitudes les plus variées, qui nous paraissent les plus propres il nous permettre de souffrir en silence. La sensation, que donne le froid, d’avoir les doigts fendus jusqu’au bout par un couteau ébréché fait graduellement place à une douce chaleur, et, comme nous n’aurons plus rien à faire avec le verglas et autres abominations semblables qui rendent les gants un luxe impossible, nous les mettons et avançons en pleine béatitude. Nous étions satisfaits d’une chose : notre indolence et notre paresse étaient justifiées ; eussions-nous tenté de grimper cette partie de la montagne à une heure plus matinale que le froid nous eut ramenés en bas.

À partir de ce point, le soleil brillait sur l’arête, et nos esprits vibrèrent à leur plus haut diapason. Miss Bristow montra aux représentants de l’Alpine Club comment on doit escalader les rocs à pic ; elle employa, en opérations photographiques, les haltes que les plus vieux de la cordée passaient à recouvrer leur soufle. Après avoir atteint le pied de la tour finale, nous glissons une corde à la partie C P de la caravane. Le sommeil, le tabac, l’amour du farniente avaient si bien agi que l’ascension du mauvais pas n’avait pas même été tentée par elle. Nous escaladons alors le point culminant. Nous lançons des cris pour nos amis qui, nous le pensons du moins, nous regardent de la Mer de Glace ; nous félicitons la première femme qui soit jamais montée sur cette tour farouche ; puis nous écoutons une voix tentatrice qui murmure que du thé chaud et des gâteaux, de la confiture et des petits pains, des biscuits et des fruits attendent les fidèles dans la brèche du Pic Balfour. Arrivés là, nous festoyons somptueusement, et, après avoir serré le réchaud et autres bagages dans les sacs, nous descendons rapidement les faciles arêtes qui conduisent au C P. Nous sommes finalement chassés de la montagne par le vent, la pluie et la grêle.

Il a été souvent noté que toutes les montagnes paraissent condamnées à passer par ces trois états : -Un pic inaccessible ; — La plus difficile escalade des Alpes ; — Une course facile pour dame.

Je dois avouer que le Grépon n’a pas encore atteint cet état final, et les dernières en-têtes de pages doivent être regardées plutôt comme une prophétie que comme une constatation de l’état actuel. En réalité, eu égard à la grande accumulation de la glace et de la neige sur cette montagne, l’ascension décrite ci dessus sera toujours rangée par moi parmi les plus dures que j’aie jamais faites. Néanmoins, sa principale défense, la sensation de crainte qu’elle inspirait dernièrement encore aux guides, s’est évanouie, et quelques-uns d’entre eux ont pris leur courage à deux mains et ont atteint le sommet. La saison dernière une autre femme, bien connue dans le monde des grimpeurs, a fait la montagne en col en sens inverse, et l’ascension promet avant peu de devenir populaire.



  1. Une note technique relative à cette belle première ascension fut publiée dans l’Alpine Journal de novembre 1881, vol. X, p. 357, et le récit de l’expédition, de la plume de Mummery, parut dans le même périodique, vol. XVI, p. 166-74. L’escalade du sommet Nord (3,478 m.) eut lieu le 3 août 1881 et celle du sommet Sud, point culminant (3,482 m.) le 5 août 1881. De nombreuses tentatives avaient été faites auparavant pour atteindre ce difficile sommet. Parmi celles-ci, nous dit le Rév. W. A. B. Coolidge (Alpine Journal, X, p. 399), le plus grand nombre avait eu lieu par l’arête Sud-Ouest, au cours desquelles une hauteur très élevée (le point où les lettres C P sont peintes) [Voyez la note, page 126] fut atteinte par MM. Stephen ( ?), Dent, Maund, et d’autres membres de l’Alpine Club.
    La première tentative directe depuis la Mer de Glace fut faite, croit-on, par M. Wallroth en 1873, mais les résultats acquis par cet explorateur et par ceux qui le suivirent dans cette direction montrèrent la grande improbabilité d’un succès par cette face. Au début du présent chapitre, A. F. Mummery décrit précisément une tentative faite le 1er août 1881 sur ce côté du Grépon.
    En 1878, MM. J.-W. Hartley et W.-E. Davidson atteignirent les premiers, par la route suivie depuis par Mummery dans son ascension, un point situé à moitié chemin environ entre la dépression qui sépare les deux divisions de l’arête et le sommet Nord ; plus tard, en 1880, MM. F.-C. Hartley, J. Ecoles, et W.-E. Davidson arrivèrent à un point légèrement plus haut sur l’arête Nord-Ouest, probablement 10 à 12 mètres plus bas que le sommet Nord atteint par Mummery le 3 août 1881.
    Quelques jours avant les premières ascensions de A. F. Mummery, le 19 juillet 1881, M. Balfour parvint par la route C P à ce que l’on a appelé depuis le Pic Balfour, précédant dans l’arête Sud-Ouest la fameuse brèche qui arrêta si longtemps les tentatives faites par cette route.
    En 1885, après trois tentatives, M. II. Dunod parvint à escalader, le 2 septembre, l’Aiguille du Grépon par l’arête Sud-Ouest. Il en a donné le récit dans l’Annuaire du Club Alpin Français, 1885, p. 88-100 ; la légende de la planche de la page 94 doit être corrigée comme suit ––––1. Ascension des Grands Charmoz par M. Mummery, 15 juillet 1880. ++++ 2. Ascension du sommet Nord du Grépon par M. Mummery, le 3 août 1881. + + + + Ascension du sommet Sud du Grépon par M. Mummery, le 3 août 1881. 4. Point atteint par M. G.-W. Balfour, le 19 juillet 1881 et point atteint par M. Dunod, le 25 août 1885. 5. Point atteint par M. Dunod, le 11 août 1885. On trouvera encore dans l’Annuaire du Club Alpin Français, 1897, p. 15-107, un très attachant récit « Le Grépon et ses difficultés » par notre regretté ami, A. Brault.
    Consulter en outre la carte esquisse de la page 85 — M. P.
  2. Dans ses observations sur la marche de la Merde Glace, en 1857. Voy. Peaks, Passes and Glaciers, vol. I, chap. II, et The Glaciers of the Alps, par John Tyndall ; London 1860 ; édition française, Paris, 1814. — M. P.
  3. C’est le vrai chemin et c’est, je crois, celui que maintenant prennent invariablement les caravanes en route pour les pentes supérieures du Glacier des Nantillons.
  4. Je ne suis pas responsable des fautes de la grammaire de la Vallée de Saas.
  5. Dans la vallée de Chamonix, les cairns employés comme repères, signaux, etc., sont toujours appelés des « hommes de pierre ». — M. P.
  6. M. Dunod apprit, paraît-il, à Chamonix que j’avais emporté pour cette ascension trois échelles de trois mètres chacune (Annuaire du Club Alpin Français, XII, 1885, p. 99) ; il est inutile de dire que c’était un mythe de Chamonix. Cela, du reste, le conduisit à s’encombrer de trois échelles de trois mètres soixante chacune.
  7. Des parties de ce chapitre furent écrites il y a quelques années pour l’Alpine Club, et bien que les paragraphes suivants ne conviennent peut-être pas au grand public, de vieux souvenirs m’ont empêché de les couper.
  8. Plus exactement l’arête Sud-Ouest. — M. P.
  9. Un ancien explorateur ayant remonté l’arête Sud[-Ouest] jusqu’à ce point, et n’ayant pas jugé agréables les passages supérieurs, peignit ses initiales sur le roc, et cet endroit est maintenant toujours désigné par ces deux lettres C P. — A.-F. M.
    Bien avant la première ascension du Grépon, Pierre Charlet était venu jusqu’à ce ressaut. Il avait planté un drapeau et tracé ses initiales. Voici comment M. Dunod décrit ce passage : « Le rocher, coupé brusquement…, offre une large échancrure, au-delà de laquelle se trouve une paroi presque verticale, et ne présentant d’autre appui pour les mains qu’une petite fissure qu’il faut suivre pendant 4 ou 5 mètres. Dans ces conditions, la corde ne peut aider en rien les bras à supporter le poids du corps… Il faut donc exécuter ce passage à la force des bras, et uniquement à la force des bras. (Ann. C.A.F., 1885, p. 94-5). » Voyez en outre l’article de M. Balfour (Alpine Journal, X, p. 397 et la note de la page 108. — M. P.
  10. Peu de jours après le même guide perdit sa route sur le Dôme du Goûter dans une tourmente de neige. La conséquence de cette erreur fut que son touriste, M. Nettleship, y perdit la vie ; les guides, grâce à l’épaisseur des vêtements de Chamonix, survécurent au froid et échappèrent à la mort.
  11. Sur cette longue arête, qui va du Montenvers jusqu’à l’Aiguille de l’M, on rencontre : l’Homme des Charmoz (2.199 m.), pyramide établie par J. D. Forhes en 1842, pour sa triangulation de la Mer de Glace (Voy. le chapitre VI, p. 95, qui se rapporte à ce travail, dans Travels through the Alps, par Forbes, dans l’admirable édition publiée par le Rév. W. A. B. Coolidge, London, 1900) ; un peu à l’Ouest, le Nouveau Signal (2.205 m.), de MM. Vallot ; plus haut, une très petite pyramide indiquant le meilleur passage pour atteindre le Glacier des Nantillons ; puis le Signal Supérieur (2,471 m.) de MM. Vallot, et ensuite la Croix de Fer, souvenir d’un accident. — M. P.
  12. L’Enlevée se trouve à environ deux mètres cinquante au dessous du pied de l’illustration. Le point où mes mains sont cramponnées est à mi-chemin de la fissure, à l’endroit où l’on peut se reposer, et la partie la plus difficile de l’ascension est à quelques dizaines de centimètres du sommet de la gravure. La corde est tenue du col et n’indique pas du tout la ligue d’ascension. Celle-ci est dans l’axe de la fissure.