Traduction par Maurice Paillon.
(p. 39-55).
CHAPITRE III


LE COL DU LION[1]


Un glorieux jour de la fin de juin 1880, en fait, une semaine ou deux avant les événements que nous venons de décrire, Burgener et moi venions de terminer la partie la plus sérieuse de notre travail de la journée, le passage du Col Tournanche ; nous passions notre temps à nous chauffer sur un rocher un peu au-dessus du plateau horizontal du Glacier de Tiefenmatten. Le calumet de la paix enguirlandait l’air de tins nuages et de rubans de fumée, au milieu des rocs qui nous dominaient, pendant que devant nous se dressait la plus grandiose muraille dont les Alpes puissent s’enorgueillir, l’immense face Ouest du Cervin. Graduellement mon attention se rive au Col du Lion et il entre dans mon esprit que jamais on ne pourra choisir une manière plus difficile, plus détournée et plus mauvaise pour aller de Zermatt au Breuil que d’user de ce col comme passage. Je communique aussitôt à Burgener cette idée brillante et — j’en avais alors la conviction profonde — originale, mais il ne répond pas tout de suite à l’enthousiasme qui m’est hâtivement venu. Au contraire, il me fait observer que de nombreux touristes et de nombreux guides ont été possédés du même désir et qu’après un examen plus serré ils en ont invariablement abandonné l’idée. Pourtant, pendant que nous faisions le procès d’une bouteille de Champagne, la première partie puis une autre portion du couloir furent déclarées praticables ; sur ces entrefaites Burgener ayant rendu une visite finale, et prolongée, à la gourde d’eau-de-vie — pour obvier aux mauvais effets que pouvait causer dans la machine humaine le trop pétillant champagne — Burgener décida que, le « Es geht gewiss » « ça ira certainement » prononcé, premièrement, il serait possible de pénétrer dans le couloir par le bas, et, secondement, il serait possible d’en sortir par le haut.

Il était vrai que le couloir présentait aux deux tiers de l’ascension une partie d’un aspect des plus rebutants, là où quelques rocs à pic coupaient le large ruban de la neige et laissaient de part et d’autre deux étroites cheminées garnies de glace noire à travers lesquelles le grimpeur aurait à forcer sa route. Mais il y avait encore une autre sérieuse objection, c’était que, si nous nous trouvions barrés près du col, il deviendrait très dangereux de reprendre nos traces, car le couloir était certainement balayé par d’importunes chutes de pierres aussitôt que le soleil atteignait les grandes faces rocheuses du Cervin ou de la Tête du Lion et fondait le verglas qui seul maintenait les débris en position. Cette dernière objection fut, pourtant, promptement abandonnée, car elle devenait en réalité une raison de plus pour ne pas battre en retraite. Une fois dans le couloir nous devions, quelques difficultés qu’il s’y trouvât, poursuivre jusqu’au sommet. En définitive, nous nous déterminons à descendre à Zermatt pour y faire les préparatifs nécessaires en vue d’un assaut pour le lendemain.

À notre arrivée, Burgener apprit que deux récentes additions à sa famille venaient de mourir, si bien que notre expédition allait en être retardée temporairement. Pendant ce temps je recueillis des informations très défavorables sur notre couloir.

M. Whymper, l’examinant du haut du col, le décrit en ces mots[2] : « D’un côté une muraille à pic surplombe le Glacier de Tiefenmatten… Jetez une bouteille sur le Tiefenmatten, aucun son ne vous revient avant une douzaine de secondes. »

« … Combien effrayant et vertigineux il est de jeter les yeux si bas, » dit le poète.

Puis, dans les « Heures d’exercices[3] », je rencontre le passage suivant : « De l’autre côté » du Col du Lion « une face escarpée tombe droit au Nord sur ce que nous savions être le Glacier de Zmutt. Les quelques espérances que j’avais eues de faire de cette brèche un passage du Breuil à Zermatt s’évanouirent immédiatement. »

Fort heureusement ma confiance en Burgener était à la hauteur de ces coups de boutoirs, et j’avais l’assurance qu’une fois partis pour cette expédition nous la mènerions à bonne fin.

Le lundi, 5 juillet, Burgener arriva comme il l’avait promis, mais il était fatigué de sa course en pleine chaleur, et peut-être bien aussi du festoiement des funérailles, qu’il me parut avoir suivi avec force et persistance. Nous décidâmes en conséquence de partir à dix heures du soir de Zermatt même, au lieu d’aller coucher au Stockje en vue de couper l’expédition du lendemain. Après la table d’hôte, je pensai qu’une courte sieste ne ferait pas mal, et, ayant averti le portier de l’hôtel de me réveiller à neuf heures et demie, je m’en allai dormir. Quand je fus éveillé par la lumière éblouissante d’une mauvaise bougie, j’eus la sensation d’être en retard et ma montre me fit aussitôt part de la pénible réalité : il était onze heures. J’avale la tasse de thé apportée par le portier et je me précipite dans le vestibule ; j’y trouve Burgener dans l’état d’esprit d’un homme ensommeillé qui, depuis une heure et demie, est assis sur une chaise carrée. Il me dit tout de suite que, suivant lui, il était trop tard et que je ferais aussi bien de retourner à ce lit tant chéri. Pourtant, lorsque je lui eus exprimé ma contrition sincère et que je lui eus expliqué que mon retard provenait d’une erreur du portier, il consentit il oublier ce grave délit.

Le sac est promptement ajusté et nous voici sur le point de partir lorsque chacun demande où se trouve la corde. Burgener affirme que c’est moi qui dois l’avoir, alors que je suis également certain que nous la lui avons laissée. Nous regardons avec diligence dans le rez-de-chaussée de l’hôtel ; on ne la trouve nulle part ; à la vérité, si l’on en croit Burgener, nous aurions à la chercher dans les régions beaucoup plus basses de la cave ou de l’enfer. À la fin, en désespoir de cause, nous opérons une sortie pour tâcher de mendier, louer, ou acheter une corde à l’un ou l’autre des guides de Zermatt. Bien que nous soyons arrivés à amener aux fenêtres les plus diverses les têtes les plus variées, indignées sous leur bonnet de nuit, nous ne parvenons pas à trouver la moindre corde ; il n’était pas probable en effet qu’un guide de Zermatt voulût venir en aide à un braconnier de la Vallée de Saas. Nous retournons, inconsolables, à l’hôtel, et le portier terrifié de notre langage énergique et de nos mines furieuses nous produit une corde qu’un Monsieur confiant lui avait laissée pour la nuit. Nos consciences sont à la hauteur de l’occasion, pas une crainte, pas un remords n’affecte leur sérénité : nous saisissons la corde et nous partons.

Sur ces entrefaites, il était presque 1 h. mat., nous nous mîmes à remonter la vallée aussi vite que possible. La nuit était très noire et lorsque nous arrivâmes sur le bas du glacier recouvert de pierres morainiques, ce ne fut pas sans difficulté que nous pûmes distinguer les crevasses. À chaque va-et-vient nécessité par une fissure plus large, il devenait nécessaire d’allumer une allumette-tison, et, dans les rares occasions où le vent ne la soufflait pas nous parvenions triomphalement à passer la difficulté. D’autres fois, quand le gaspillage des allumettes fut devenu excessif, nous mîmes à l’épreuve notre foi chrétienne et nous sautâmes avec l’assurance que nous prendrions pied quelque part. Traversant, et laissant là les moraines pour la glace pure, nous parvenons à voir un peu mieux et faisons des progrès relativement rapides qui nous conduisent au petit glacier venu de la direction de l’arête de neige du Cervin. À sa base se trouvaient une ou deux formidables crevasses, mes compagnons firent alors halte alléguant comme prétexte que nous aurions encore pendant la journée d’aussi bonnes occasions de mal finir et qu’il était totalement inutile de commencer par celles qui se trouvaient sous la main.

Nous trouvons une table de pierre et, sortant nos provisions, nous nous mettons à déjeuner. Puis nous nous racontons de vieilles histoires d’escalades jusqu’à ce que la lumière encore faible de l’Orient soit devenue un rayon ardent qui illumine le haut des montagnes d’une irradiation étrange et supra-terrestre, rendue doublement brillante par la sombre nuit qui s’attarde en dessous dans la vallée profonde. Nous avions repris notre ascension, lorsque tout à coup, d’un commun accord, nous nous reposâmes sur nos piolets pour regarder chacun le « vieux clocher » devant nous. Le soleil levant venait juste de toucher son sommet et la neigeuse Arête de Zmutt flambait d’une lumière rutilante. Nous suivons les rayons rouges du soleil qui descendent en rampant jusqu’à ce qu’ils aient atteint le large glacier en dessous, alors Burgener plante son piolet dans la neige et nous accolons la pente : le jour avait commencé.

Nous prenons franchement à droite pour arriver à une sorte de col qui mène de ce petit glacier sur le large bassin du Glacier de Tiefenmatten. Ce dernier se trouve un peu au-dessous de nous ; mais, en traversant le long des pentes de neige amassée contre le Cervin, cela nous permet d’éviter de perdre beaucoup de hauteur ; graduellement le glacier s’élève ainsi à notre niveau. Tout en restant près des terribles falaises de notre gauche, nous atteignons la rimaye, et pouvons enfin examiner la première partie du problème que nous avons à résoudre. Il était certain que la lèvre supérieure de la crevasse était inaccessible à un assaut direct. Cela aurait-il même été possible, que deux grosses masses de rocher auraient barré la pente à environ cent mètres au dessus, masses que surmontait la glace en une énorme bosse vert-sale qui formait un obstacle absolument imprenable. À la droite de ces masses rocheuses, mais séparée par une étroite pente, se trouvait une troisième masse, surmontée elle aussi d’un toit de glace en saillie. Il nous apparut comme tout à fait évident que la seule route pour arriver au couloir était de remonter la pente entre la seconde et là troisième bosse. Heureusement un gros sérac était bonnement venu former pont sur la rimaye, non pas à la vérité exactement au-dessous de notre direction, mais pas trop loin sur la droite. Nous nous mettons à la corde, et, Burgener m’ayant fait passer le pont de glace, je commence à entailler la pente en me portant franchement à gauche. Mais, comme l’angle de la pente croît sans cesse, Burgener prend la tête, avant que nous ayons atteint la base de la masse de rocher vers laquelle nous tendons. Le passage en travers sous la masse en question fut formidable. La jambe droite, qui était près de la pente, ne pouvant plus passer entre la jambe gauche et la glace, un très désagréable changement de pied devenait dès lors nécessaire à chaque marche. Cela ne dura pas longtemps heureusement et nous pûmes atteindre la pente de glace entre la seconde et la troisième protubérance du rocher. Nous tournons alors franchement, bien que nous portant un peu sur la gauche, puis nous grimpons lentement la pente nue, luisante, jusqu’à la large expansion du couloir au-dessus des rochers et de leurs toits de glace surplombants. À notre gauche, sous l’ombre des murailles décharnées du Cervin, de larges plaques ou de longues bandes de neige adhéraient encore à la glace. La neige n’y était pas d’une grande épaisseur, n’excédant nulle part 12 à 15 centimètres, par contre elle était légèrement fixée par le gel à la couche inférieure. Nous montons rapidement sur des marches superficielles coupées dans ce placage peu solide. La neige avait glissé par places et il nous fallait entailler des plaques de glace vive ; mais au fur et à mesure que nous avancions, la neige devenait de plus en plus continue et notre, courage se relevait rapidement. Il était pourtant évident que cette fine croûte neigeuse ne nous apportait aide qu’au prix d’abandonner délibérément toute possibilité de retraite. Aussitôt que le soleil toucherait cette pente et dès qu’elle ne serait plus glacée, toute tentative de s’appuyer sur cette neige n’aurait qu’un résultat, celui de déterminer une vertigineuse glissade, un long saut par dessus les protubérances de rochers et une chute finale dans la rimaye. Ces considérations nous firent avancer au plus vite tout en gardant aux marches la plus petite taille compatible avec la sûreté du pied. De temps en temps nous nous arrêtions un moment pour regarder là-haut l’arête garnie de soleil, qui nous dominait d’une terrible hauteur, et le long de laquelle les voiles délicats et les banderolles de vapeurs s’enroulaient. Pourrions-nous jamais l’atteindre ? Les farouches murailles du Cervin et de la Tête du Lion nous rejetteraient dans le couloir, et là, beaucoup au dessus, des rochers noirs surplombaient, coupant la neige et paraissant barrer tout passage au delà. Il nous semblait presque impossible de monter là-haut, et il y avait plus qu’une pointe d’anxiété dans ces mots de Burgener : « Wir müssen, Herr Mommerie, sonst sind wir beide caput. » « Faut arriver, Monsieur Mommeri, sans quoi nous sommes tous deux fichus. »

En attendant, le contact occasionnel de ses doigts avec la pente de glace — chose inévitable quand on entaille des pentes rapides — commençait à faire souffrir sévèrement mon compagnon. Comme ce travail devait être évidemment très long, il fut jugé préférable que les doigts les moins précieux fussent sacrifiés à ce procédé de marche. En conséquence, je pris alors la tête. Parfois encore la neige redevenait mince et de lourds coups de piolets étaient nécessaires pour couper la glace ; mais pourtant à mesure que nous avancions le travail devenait moindre et à la fin une simple entaille du piolet suivie d’un bon coup de botte ferrée suffisait pour faire une marche convenable. Nous avançons enfin, rapidement et facilement, vers le pied des rochers dont il a été parlé plus haut et qui constituent une des plus sérieuses difficultés du passage. Ces rochers, comme nous l’avions remarqué dans notre reconnaissance préliminaire de la montagne, étaient flanqués de chaque côté par d’étroits couloirs verglassés. Celui qui se trouvait à notre droite paraissait le plus facile, mais, malheureusement, le soleil chauffait déjà la Tête du Lion, et allait libérer de leurs liens glacés, qui seuls les retenaient à leurs places, les glaçons et les pierres : le résultat en serait une grêle incessante de débris qui descendraient le couloir en bourdonnant et en sifflant. Nous étions dès lors forcés de prendre la cheminée située du côté du Cervin et qui se trouvait encore à l’abri de la mousqueterie de la montagne. Burgener prend de nouveau la tête et le voici bientôt en face d’un travail peu ordinaire. La glace était nue et aussi dure que glace bien gelée peut l’être ; et de plus la pente en était extrêmement forte. Elle était même si mauvaise au dessus, qu’il s’arrêta et qu’il examina anxieusement les rochers du Cervin pour voir si nous ne pouvions pas nous échapper par là. Il était évident que nous y rencontrerions des difficultés prolongées, et finalement le problème du couloir restait entier. Une fois encore il se tourne maussadement vers le mur de glace, et, marches par marches, il nous taille une route. Le promontoire rocheux à notre droite, repoussant toujours les pentes vers le dehors, nous oblige à aller à gauche dans une sorte d’enfoncement semi-circulaire de la muraille. Soudain la taille des marches cesse. « Der Teufel », le Diable est apostrophé en termes à glacer l’âme et la moitié des saints du calendrier romain sont chargés à fond dans les plus vigoureux termes que la langue allemande puisse posséder, avec les plus sanglants reproches pour leur négligence criminelle envers le plus évident de leurs devoirs. Le piolet de Burgener venait de se briser !

À la moitié d’un couloir de glace de six cents mètres de haut, entre nous et l’impuissance absolue, un seul piolet demeure. Je me détache, je lie soigneusement mon piolet à la corde et l’envoie ainsi à Burgener. Mais la corde refusa de revenir à ma portée et j’eus le plaisir de continuer l’ascension des vingt-cinq mètres restant sans son aide morale et, ce qui était pire, sans le moindre piolet. Quand j’eus rejoint Burgener, l’arme brisée me fut remise. Nous étions maintenant au niveau supérieur de la protubérance rocheuse et nous pouvions voir que, sur sa pointe la plus élevée, venait s’appuyer un long ruban de neige venu d’en haut. Une fois sur cette neige il semblait que nos progrès pourraient être comparativement aisés, bien que, comme le montra Burgener par le simple expédient d’y jeter un morceau de glace, elle fut de cette mauvaise et détestable qualité que les guides appellent « pulvcrischen » « la neige poudreuse ». Comme d’autre part elle était au plus fort angle de pente compatible avec sa stabilité, il était évident que nous aurions à placer en la Providence plus de confiance qu’on ne croit nécessaire de le faire en ces temps de peu de foi. Pourtant la réelle difficulté était encore d’arriver à cette bande de neige. J’ai déjà expliqué que la protubérance rocheuse nous avait forcés de nous diriger sur une sorte de trou demi-circulaire, sans issue. Quelques pieds au dessus, la glace que nous avions entaillée se terminait en s’amincissant contre les surplombs rocheux, alors que la traversée jusqu’à la neige exigeait le passage d’un mur presque perpendiculaire et profondément verglassé. Cette traversée de trois mètres ou plus semblait presque impossible. Et, une fois dans sa vie, Burgener proposa de battre en retraite. Nous aurions tous deux, incontinent, redescendu le couloir, courant le risque des chutes de pierres, affrontant même les horreurs de cette hideuse pente de glace et de sa fine couche de neige déjà amollie par les chauds rayons d’un soleil de midi, n’eût été la croyance absolue, confirmée par certaines assertions antérieures de mon brave compagnon, qu’effectuer cette retraite était impossible et nous conduirait à une perte certaine. Pénétré de cette idée, je pensai que la meilleure chose était de faire appel à notre courage, de repousser avec indignation l’idée de la retraite, de crier « vorwarts » « en avant », en renforçant mes paroles d’allusions aux pouvoirs surnaturels, dans la mesure où ma connaissance limitée du patois de Saas pourrait les rendre effectives. J’appelai encore à mon aide d’autres esprits, tirés des « vastes profondeurs » de ma gourde, et l’attaque commença.

La glace est trop mince ; elle ne nous permettra pas de faire des marches assez larges pour nous laisser changer de pied. Burgener adopte alors l’expédient d’entailler une corniche continue le long de laquelle on pourra s’évader, grâce à un supplément de prises entaillées au dessus pour les mains. Cette manœuvre comportait un énorme travail. Une main devait être rivée à la prise supérieure pendant que l’autre maniait le piolet. Avant que Burgener eût accompli la moitié de sa traversée, il fut obligé de revenir sur ses pas pour se reposer et pour ramener, avec la chaleur, le sentiment dans sa main gauche glacée par la crispation constante des doigts sur la glace. Une courte halte et il retourne à l’attaque, mais après cinq minutes, il est obligé de revenir de nouveau, et, avec un air de mélancolie, il me montre son poignet droit enflé par l’effort de la taille des marches d’une seule main. Heureusement notre corniche est presque complétée ; il avance une fois encore, et peut atteindre enfin de son piolet le ruban de neige. L’inconsistance de cette neige, neige folle jusqu’au milieu même, ne pouvait nous donner aucun appui, aussi le dur travail dut-il recommencer jusqu’à ce que Burgener pût poser son pied sur la masse traîtresse. Très soigneusement il essaya de la tasser et alors, lentement, il y porta son poids. Il n’est pas besoin de dire que je suivais attentivement comment la neige se comporterait. Si elle glissait en bloc, comme elle semblait avoir tendance à le faire, rien ne pouvait nous empêcher de faire une courte et rapide descente jusqu’à la rimaye.

Heureusement, bien qu’une bonne partie se fût écoulée en avalanches commençantes, le cœur de la neige tint bon et un cri rauque de triomphe vint soulager les nerfs crispés de la caravane. Burgener immédiatement commence à forcer sa route en remontant la lame de couteau qui forme la partie supérieure du ruban, jambe d’un côté, jambe de l’autre. Je le suis bientôt à bout de corde et me vois obligé de me glisser à mon tour le long de notre corniche ; je passe le coin difficile, et grimpe vers mon compagnon. Devant nous s’offrait une longue pente de glace en dehors de laquelle sortaient quelques morceaux de rochers. Ce léger support avait suffi pour retenir, au-dessus, de longs rubans d’une neige fine comme de la poussière ; nous nous apercevons alors avec joie que la muraille finale, surmontée d’une corniche brisée, est désormais le seul obstacle sérieux qui se dresse devant nous. Du côté du Cervin les falaises se retirent ici considérablement, ajoutant largement à l’étendue du couloir et lui donnant l’espace et le jour qu’il perd plus bas. Mais ce qui nous réjouissait le plus c’était de trouver la neige ; quelque mauvaise et poudreuse qu’elle fût, c’était encore de la neige. Je sais bien que les maîtres en l’art de grimper sont d’accord à préférer la glace à la neige sans consistance, mais lorsque la pente de glace se mesure par centaines de mètres et lorsqu’elle domine le couloir du Lion, balayé par les avalanches d’après-midi, je confesse franchement que toute neige, même mauvaise, est une joie, et que son aide, même perfide, est accueillie avec la plus grande satisfaction.

Nous voici gagnant un ruban après l’autre, entaillant en travers les bandes de glace, et nous montons ainsi rapidement jusqu’à ce que nous ayons atteint une pente continue de neige, qui nous conduit au pied d’un petit mur rocheux surmonté d’une corniche de névé surplombante, coupée net et dont les parties les plus minces s’étaient détachées. La face de cette muraille finale se composait de pierrailles et de rochers désagrégés, paraissant ne tenir ensemble que grâce à la neige et au verglas. Pourtant, il faut l’escalader ; nous soufflons un peu de chaleur et de vie dans nos doigts glacés et Burgener se met au travail. Centimètre par centimètre, mètre par mètre je lui donne de la corde jusqu’à ce qu’il ait atteint le base de la corniche. Il devient bientôt évident qu’un assaut direct serait sans succès, aussi se dirige-t-il sur la droite, à un endroit où les franges et les glaçons ont apporté avec eux dans leur chute un ponceau de corniche plus solide. Une fois dans cette brèche, il peut bientôt poser une main sur la glace vive du col ; de l’autre main il agite son chapeau et, bien qu’un peu haletant, il envoie un triomphant jodel, en se portant sur le tranchant de la plus farouche muraille que j’aie jamais eu le bonheur d’escalader. Eu égard à la marche en travers que Burgener a faite la corde ne m’apporte pas cette sensation de sécurité et de réconfort si agréable à l’alpiniste amateur, et ce n’est pas sans une grande joie que, en atteignant la brèche de la corniche, je vois se tendre vers moi une main rouge, qui, un moment après, me hisse entièrement sur le col.

Je jette enfin le sac et nous procédons au dégel de nos mains, ou du moins ce qu’il en reste ; comme un ou deux de nos pauvres doigts ont été complètement glacés par les derniers rochers, le retour du sang est excessivement douloureux. Nous devons, avec tous les mouchoirs que nous pouvons rassembler, bander le poignet de Burgener encore souffrant du travail fait dans la traversée de la fameuse rainure. Ces opérations variées étaient entrecoupées et retardées l’une et l’autre, par des jodels de défi que Burgener se croyait obligé d’envoyer de temps en temps au maudit couloir. Nous nous installâmes enfin confortablement, sur l’arête même de la grande falaise, dégustant notre vin, et nous réconfortant aux rayons d’un chaud soleil sortant à travers les déchirures d’un brouillard qui s’élevait tourmenté par le vent. De temps à autre Burgener me donnait une bonne tape dans le dos, et me disait de me pencher pour examiner tel ou tel des surprenants obstacles que nous avions eus à surmonter. Après une heure de halte nous tournâmes notre attention vers le Breuil. Le couloir de ce côté était garni d’une impénétrable brume, mais il ne paraissait pas très formidable dans les quelques mètres que nous pouvions voir. Burgener proposa une glissade debout ; une minute après nous avions quitté le soleil et le ciel bleu, et nous filions à travers le brouillard, entourés par les remous d’une avalanche naissante. Parfois nous nous jetions de côté, en dehors du torrent toujours croissant, car nous craignions que sa masse accumulée ne nous mit en danger. Tout à coup, à travers le rouillard, je découvre la rimaye ; je jette un cri d’avertissement à Burgener qui se trouve à vingt-cinq mètres au-dessus ; les freins sont serrés, sans égard pour la peau de nos doigts, et nous nous arrêtons au bord même de la crevasse. Par une marche en travers à gauche nous trouvons un pont ; mais comme il n’est pas assez solide pour que nous le passions même en rampant, nous nous fions à la chance d’une glissade assise. Nous tournons quelques crevasses, nous glissons quelques pentes et nous dirigeant franchement à droite nous sortons du glacier. Nous étions maintenant presque au dessous des nuages ; un rocher chaudement ensoleillé nous invita, dévots adorateurs de la divine Nicotine, à l’observance de certains rites solennels. Une demi-heure fut vite passée, la corde fut insérée dans le sac et nous partîmes, en une course pêle-mêle, vers le Breuil, où nous arrivâmes en une heure et quart de marche effective, soit en une heure trois quarts, haltes comprises, depuis le col.

Mon second guide Venetz avait dû passer le Théodule, en partie à cause du sac jugé trop lourd pour la traversée du Col du Lion, mais surtout parce que Burgener avait pensé qu’une cordée de deux vaudrait mieux qu’une cordée de trois sur pareil terrain. Nous lui avions strictement enjoint de ne point céder à sa faiblesse dominante, la passion du sommeil, mais bien de guetter notre arrivée au col. Aussitôt qu’il nous aurait vus, il avait ordre de poursuivre jusqu’au gîte et d’égorger l’un quelconque de ces maigres volatiles qui, dans ces temps reculés, constituaient la seule forme de nourriture obtenable à la tête du Val Tournanche. Nous arrivions donc avec le doux espoir de trouver un repas chaud. Mais en atteignant l’auberge nous y trouvons, régnant partout, un silence de mort. Nous frappons à la porte avec nos piolets, ou plus exactement avec mon piolet et ce qui restait de celui de Burgener ; nous tentons même de soulever les volets hors de leurs gonds ; mais c’est en vain, les charpentiers du Val Tournanche ont trop bien fait leur travail. Je suis déjà sur le point de me diriger vers le bas de la vallée, quand Burgener émerge de l’étable traînant hors de cet intérieur pestilentiel un naturel tout ensommeillé. Dès que le paysan a pleinement retrouvé ses esprits, tant de par les bourrades bruyantes de Burgener qu’en se frottant les yeux, en se raclant le gosier, et autres manières à lui de chasser le sommeil, il nous conduit vers une des fenêtres, et, là, sans plus de respect pour la peinture que pour le bois des volets, nous frappons avec une telle furie que le sommeil de Venetz est brutalement brisé là. Venetz ouvre bientôt la porte et exprime le plus grand étonnement de nous voir. Il s’excuse de ne pas avoir tordu le cou aux susdits poulets, ajoutant qu’il avait pensé que ce seraient nous qui nous serions cassé le cou. Il avait aussi considéré comme une sage précaution d’aller d abord faire un bon somme, en vue des fatigues possibles d’une « caravane de secours ».

La femme de l’auberge était, paraissait-il, à quelque distance, nous dépêchons donc Venetz à sa recherche, et, bientôt, nous les voyons tous deux dans le bas de la vallée à la poursuite folle des dits maigres volatiles fuyant devant eux. Plus tard dans la journée nous descendîmes le Val Tournanche et nous finîmes ce jour en festins d’un luxe relatif.

NOTE. — L’histoire subséquente de ce col sera vite passée en revue. L’année suivante, le Dr Güssfeldt, avec Alex. Burgener comme seul guide, le traversa dans le sens inverse, du Breuil à Zermatt[4]. À l’aide du simple expédient de ficher un pieu dans la neige du sommet et d’y fixer soixante mètres de corde, les difficultés près du col furent facilement évitées. Eu égard au temps exceptionnellement beau de 1881, la neige de la partie supérieure du couloir se trouvait en bien meilleure condition, et il paraît n’avoir été rencontré aucune difficulté vraiment sérieuse par la caravane jusqu’à mi-descente. Mais la même cause qui avait rendu la partie supérieure si facile avait grandement accru les difficultés de la partie inférieure. Le beau temps avait dépouillé de neige la glace et n’avait laissé qu’une pente lisse balayée par les pierres. Heureusement les grimpeurs purent se réfugier sur une petite tablette de roc où ils furent jusqu’à un certain point à l’abri de la grêle de balles et de boulets que déchargeait la montagne ; après une terrible nuit, ils purent le lendemain matin atteindre sains et saufs le Glacier de Tiefenmatten.

Un autre passage, un seul autre, a eu lieu depuis ; en cette occasion, M. Kuffner, avec Alex. Burgener et Kalbermatten, l’effectuèrent de Zermatt au Breuil, mais je n’ai pas eu de détails à ce sujet. Il est possible que l’expérience acquise par Burgener lui ait fait éviter certaines des difficultés que nous y avions rencontrées. Je ne pense pourtant pas que, dans n’importe quelle condition, ce col soit jamais facile.





  1. Cette expédition eut lieu le 6 juillet 1880 et ne fut que brièvement relatée dans l’Alpine Journal : X, p. 359. — M. P.
  2. Scrambles amongst the Alps in the Years 1860-1869, par Ed. Whymper ; London, 1871 ; Édition anglaise, p. 90-1 ; francaise, p. 90. — M. P.
  3. Hours of Exercise in the Alps, par John Tyndall ; London, 1871. — M. P.
  4. On trouvera le récit de cette expédition dans le Jahrbuch des S. A. C, XVII, p. 175-90 et dans le livre du Dr P. Gussfeldt, In den Hochalpen (Berlin, 1886), p. 253. L’Alpine Journal (XI, p. 184) en dit aussi quelques mots dans le compte rendu du Jahrbuch. — M. P.