Mes années d’esclavage et de liberté/1.2

Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 6-9).

II

séparé de grand’mère.


Étais-je esclave ? Je ne m’en doutais pas.

Enveloppé des tendresses de grand’mère, j’appris bien des choses, avant d’apprendre celle-là.

Notre cabane avait pour moi les beautés d’un palais. Au premier étage, son plancher de bois, qui nous servait de couchette ; sa terre battue au plain-pied ; sa poussière, son toit de chaume, ses parois sans fenêtres ; et ce miracle de menuiserie, l’échelle qui montait au dortoir ; et le trou creusé devant l’âtre, ce trou dans lequel grand’mère, l’automne venue, enfouissait les patates pour les préserver de la gelée, tout m’intéressait, tout me ravissait. Les écureuils ne grimpaient-ils pas aux troncs, ne grignotaient-ils pas leurs noix sur les branches ? Le puits n’avait-il point son grand balancier, pointé vers le ciel, si délicatement suspendu que, d’une main, je faisais remonter le seau plein d’eau vive ? Et le moulin de M. Lee, avec sa gigantesque roue ; et les charrettes combles de blé qui du matin au soir en prenaient le chemin !

J’étais heureux, vous pouvez m’en croire.

Cela ne dura guère. Bientôt la lumière, une triste clarté, se fit. Notre hutte, le nid de mon enfance, n’appartenait pas à grand’mère ; ce nid avait un possesseur, que je n’avais jamais vu, qui demeurait au loin.

Plus lamentable encore cette autre découverte : grand’mère, les négrillons dont elle prenait soin, moi-même, nous étions la propriété de cet inconnu, qu’avec une vénération mêlée de terreur, grand’mère appelait le Vieux Maître !

Ainsi je rencontrai ma première douleur.

D’autres révélations l’accrurent. — Ces négrillons enlevés, sitôt le premier âge passé, sur un ordre du Vieux Maître, ils disparaissaient pour toujours.

Grand’mère était mon tout. Viendrait-on, moi aussi, m’arracher d’elle ?

Ce maître mystérieux, dont le nom : Captain Aaron Anthony, ne se prononçait qu’en tremblant, n’était pourtant pas le vrai maître. Homme important, propriétaire de maintes fermes, il exerçait l’emploi d’intendant sur les terres de notre patron, le colonel Lloyd.

Captain Anthony habitait la plantation du colonel, une des plus considérables de l’État.

Plus m’arrivait la connaissance, plus s’ébranlait mon bonheur.

Oh ! pensais-je, si je pouvais ne pas grandir ! Vieux chaume, vieux arbres, vieux puits, j’embrassais tout d’un regard passionné.

Grand’mère, qui savait mes frayeurs, et que le moment se faisait proche, gardait le silence. — Elle le garda ce matin même, ce glorieux matin d’été, où nous prîmes le sentier de la forêt.

Douze milles, séparaient notre cabane de l’habitation du colonel. — Douze milles, c’était beaucoup pour mes petites jambes. Aussi grand’mère, vigoureuse en dépit des années, son noir visage encadré par les plis du turban éclatant de blancheur, le pas élastique et résolu, me jucha-t-elle plus d’une fois sur son épaule.

Chère, respectée grand’mère, bénie soit ta mémoire !

Elle m’aurait porté jusqu’au bout, n’était que, me sentant un homme, je ne le permis pas. Mais tout en cheminant, bien serré contre elle, ma main avait vite fait de saisir ses jupes lorsqu’un objet étrange, quelque branche tordue en façon de serpent, quelque tronc orné de gueule, yeux, pattes et griffes, monstre prêt à me dévorer, se dressait dans les profondeurs du bois.

Vers la nuit, nous atteignîmes le but du voyage.

Je me trouvai tout à coup entouré de plus d’enfants noirs, marrons, cuivrés, quasi blancs, que je n’en avais vu de ma vie. Nouveau venu, l’intérêt général se fixa sur moi. Rires, cris, bons tours, rien n’y manquait. Après quoi, les camarades m’invitèrent à jouer avec eux.

Mon cœur n’y était pas. Je refusai.

Grand’mère me regardait tristement. Une séparation nouvelle, succédant à tant d’autres ; elle savait cela. Passant sa main sur ma tête :

— Sois bon garçon ! fit-elle : Va, rejoins-les, ce sont tes parents. Voilà ton frère Perry, tes sœurs, Clara, Eliza !

Mais je ne les avais jamais aperçus. Ces noms de frère, de sœur, bien qu’entendus souvent, ne me disaient rien. Le sang nous liait, l’esclavage nous faisait étrangers. Initiés aux mystérieuses habitudes du vieux maître, eux, m’examinaient avec une sorte de compassion. — Jouer !… et si pendant ce temps, grand’mère allait partir, me laisser !

Pourtant, sur un signe d’elle, je m’y décidai.

Le dos au mur, témoin de leurs ébats, je ne m’y mêlais pas. Soudain, un des marmots, accourant de la cuisine, s’élança vers moi, criant de sa voix grêle, avec une sorte de joie arrogante :

— Fed ! Fed ! Grand-ma loin !

Impossible ! D’un bond je fus dans la cuisine. Plus de grand’mère !

C’était vrai.


Ai-je besoin d’en dire davantage ?

Le cœur brisé, étendu sur le sol, je pleurai ces larmes amères, dont l’âge mûr n’oublie pas la désolation.

Mon frère me tendit des pêches, mes sœurs les approchèrent de ma bouche, je repoussai tout.

Une sorte de ressentiment se mêlait à ma douleur : Pour la première fois, grand’mère m’avait trompé.