Merlin l’enchanteur/Préface

Michel Lévy frères (1p. V-XI).

À
MON CHER PAYS

VA, MON LIVRE,
ET DIS-LUI :
SOUVIENS-TOI.


 

E. Q.

Oserai-je dire que je tente ici d’ouvrir de nouvelles routes à l’imagination ? Si c’est là une ambition trop grande, je dois m’en accuser dès la première ligne.

Il y a près de trente ans que le plan de cet ouvrage est fait. J’étais tout imbu des traditions de notre ancienne poésie française alors inédite. Je pensais qu’on peut encore renouveler l’imagination française dans les sources nationales. Cette idée ne m’a plus quitté. Merlin, le premier patron de la France, est devenu le mien.

Ce que j’ai conçu dans la jeunesse, je l’ai exécuté dans l’âge mûr. Peut-être est-ce pour cela, que plus d’une pensée joyeuse s’achève sur un ton grave.

Cependant, à tout prendre, la sérénité l’emporte, la première espérance n’a pas été vaincue.

Pour une époque qui préfère à tout l’improvisation, je crains de me perdre dans l’esprit du lecteur, en avouant combien de temps, de scrupules, de soins divers, j’ai mis à une œuvre purement littéraire.

Commencé en Belgique à la fin de 1855, Merlin a été achevé en Suisse au commencement de 1860. Durant ce long intervalle, je n’ai guère cessé, au milieu d’occupations très-différentes, il est vrai, de revenir à l’œuvre sur laquelle je dois être jugé ; car en aucune autre, je ne mettrai autant de moi.

La légende de l’âme humaine jusque dans la mort, et par delà la mort, voilà mon sujet. Il n’en est pas de plus grand. On m’excusera, peut-être, d’y avoir employé tant de jours, si j’ajoute que Milton voulait y consacrer sa vie.

Concilier toutes les légendes en les ramenant à une seule, trouver dans le cœur humain le lien intime de toutes les traditions populaires et nationales, les enchaîner en une même action sereine, relier entre eux les mondes discordants que l’imagination des peuples a enchantés, c’est là ce que j’ai osé entreprendre.

Un vrai système du monde serait celui qui rendrait compte de chacun des faits de l’ordre physique. Une vraie conception littéraire serait celle qui trouverait l’harmonie de tous les faits du monde idéal ou imaginaire, et les réunirait en un même drame assez vaste pour les contenir sans effort.

Nous avons devant nous une grande lyre dont les cordes ont été détrempées et faussées par le temps ; il s’agit d’y remettre l’accord.

Pourquoi les Français qui ont créé au moyen âge les plus vastes inventions n’en seraient-ils plus capables ? Pourquoi devraient-ils se résigner à ne produire que des fragments ? D’où viendrait cette condamnation ? Sur quoi appuyée ? Pourquoi le siècle se passerait-il sans même tenter les grandes voies dans lesquelles se sont engagées les imaginations de la plupart des autres peuples ? Pourquoi cette exception contre les Français ? Le public, dit-on, est trop faible ; il est trop corrompu, trop usé ; il ne peut plus supporter ni suivre les grandes compositions ; l’haleine lui manque pour parcourir des horizons étendus. Qu’en savons-nous ? Essayons.

La tradition de Merlin, qui plonge dans nos premières origines, s’est accrue à travers le moyen âge jusqu’à nos jours, reflétant le coloris de chaque temps. J’ai repris ce fond commun, je l’ai développé avec la même liberté que mes devanciers.

Ceci est l’âme de la tradition française. Tout Français possède en soi de quoi l’augmenter, la rajeunir, la vivifier d’une sève nouvelle.

Ce que j’ai dit vers la fin de mon ouvrage, n’est pas un vain ornement d’imagination. C’est en toute vérité que je laisse au lecteur le rameau qui m’a fait pénétrer dans le monde de Merlin.

Toi qui me lis, empare-toi à ton tour de ce rameau de coudrier que je te transmets. Prends les fruits que j’ai abandonnés volontairement sur la branche pour te laisser le plaisir de les cueillir toi-même.

Puisse surtout cet ouvrage, auquel je dois tant de jours sereins et regrettés, qui m’ont donné la force de vivre, communiquer la même paix à d’autres que moi !

Je m’en sépare avec peine, comme d’un consolateur.

E. Quinet.


Veytaux, canton de Vaud, 26 Juin 1860.