Merlin l’enchanteur/Livre XXIII

Michel Lévy frères (2p. 349-380).

LIVRE XXIII

CONVERSION DE L’ENFER


I

Viviane semait, à cette heure-là, des champs de narcisses et de fraisiers sauvages sur la lisière de la forêt. Un frémissement dans les feuilles se fait entendre ; elle tressaille et voit sortir d’un massif de chênes centenaires le même être qu’elle avait déjà aperçu une fois. Il était déguisé, à ce moment, en vieux prince et semblait s’être égaré à la chasse. D’une main il portait un lourd épieu, et de l’autre un fuseau.

Elle aurait voulu fuir ; le temps lui manque. Elle appelle Merlin ; la parole expire dans sa bouche.

« Ce fuseau d’or, la belle, est-il à vous ? dit l’inconnu en s’approchant ; je l’ai trouvé là-bas dans le vallon, sous ce frêne pleureur.

— Merci, Monseigneur, il est à moi.

— Où suis-je, mon bel enfant ?

— Dans la tombe de Merlin.

— Il me semble, mignonne, que je vous ai rencontrée, une fois ou deux, au clair de lune, à la cour d’Obéron !

— Pardonnez, seigneur, dit Viviane, sans oser contredire ouvertement l’étranger.

— C’est donc, dans la compagnie de Titania ou de Morgane ?

— Pas davantage. Je n’ai vu la cour que chez ma marraine, Diane de Sicile.

— M’y voilà ! J’y suis, s’écria Belzébuth. Mais qu’importe ! si jeune ! si belle ! et déjà dans un tombeau ?

— Ce tombeau est celui de Merlin.

— Regardez-vous donc, ma belle, dans le miroir de ce lac ! Ne vous êtes-vous jamais vue ?

— Cent fois, répondit Viviane.

— C’est un trône qu’il vous faut, non pas un sépulcre. Suivez-moi tous les deux ; je vous fais rois l’un et l’autre.

— Nous sommes rois, ici, seigneur !

— Et bien ! vous serez dieux ! »

À ces mots, Viviane prit l’inconnu pour quelque prince devenu fou ; elle s’enfuît comme une biche vers Merlin.

Le roi de l’enfer la suivait en claquant des dents, et se parlant à lui-même : « C’est une dernière épreuve. Que veut dire ceci ? Je ne suis plus même obéi des miens. Mon regard ne fascinerait même plus l’Ève d’un cobold ou la fiancée d’un gnome dans le paradis des fées. Ainsi, hué jusque dans la maison de mon fils ! Je suis vieux. Qui respecte la vieillesse ? Je ne crée plus, je n’invente plus. Je m’imite, je me copie. Tout ce que je viens de dire, je l’avais dit textuellement et cent fois mieux dans l’Éden, au commencement des choses. Et comme alors j’étais obéi, au moindre regard, sans parler !… Triste chose qu’un vieux démon désenchanté… Aujourd’hui, moqué jusque dans le sépulcre et sans doute par le ver de terre. Allons ! c’en est trop ! L’enfer s’en va. »

II

Sitôt que Viviane eut rejoint Merlin et qu’elle lui eut montré l’inconnu qui se traînait après elle : « C’est mon père ! s’écria l’enchanteur ; quelque chose me disait qu’il ne tarderait pas à paraître. Ah ! comme il est courbé et changé ! La pitié me prend à le voir si défait. Est-ce que je lui refuserais mon seuil ? Descendons et voyons ce qu’il demande.

— Ô mon fils, dit l’Aïeul, il est donc vrai que tu ne me renies pas ? Tu es le seul être aujourd’hui qui me fasse bon visage…

— Oublions, mon père, répliqua Merlin, comme nous nous sommes quittés. Le tombeau m’a éclairé ; je vois aujourd’hui les choses avec plus d’impartialité.

— Va ! mon fils, je n’ai plus de rancune ; et je ne t’en veux point. Joue-moi seulement un peu de ta harpe, pourvu que cela ne ressemble pas aux mélodies de David. Si tu savais combien il y a longtemps que je n’ai entendu de la musique ! Bien ! encore ! Recommence-moi cet air là ! Vraiment, je deviens meilleur en l’écoutant. »

Quoiqu’il y eût peut-être un peu d’ironie dans ces derniers mots, le bon Merlin ne laissa pas de tirer de son instrument les meilleurs accords et principalement les plus touchants qu’il put trouver.

« Faisons-lui, pensait-il, ce plaisir. Il est si malheureux !

— J’ai soif, reprit le père des damnés. Personne jusqu’ici n’a voulu me donner un verre d’eau. »

Aussitôt Viviane alla puiser de l’eau fraîche au bord du torrent, et la présenta, dans une urne de bronze, à son hôte, qui se désaltéra avec une ardeur fiévreuse. Après cela elle prépara un repas comme on a coutume d’en préparer à la fête des morts. Merlin et son père restèrent seuls.

« Il est donc vrai, mon fils, que l’on peut être heureux ? demanda le maître de l’enfer.

— Vous le voyez, mon père.

— Oui-dà ! Mais, assurément, tu es le seul être heureux dans la création. Je l’ai parcourue tout entière. Je n’ai trouvé que toi qui te vantes de ton sort !

— Le mien, c’est la félicité même.

— Tu vas me rendre jaloux de toi, mon fils. Comment donc conserves-tu ce repos inaltérable ? Sans doute, mon ami, tu le dois, en grande partie, à ce que tu es retranché du nombre des vivants. Il y a si longtemps que je n’ai dormi, mon pauvre Merlin !… Dormir, ah ! quelle béatitude ! Une heure de sommeil, je la payerais d’un empire. Ce sont ces insomnies infernales qui ont creusé mes joues, vois-tu ! Donne-moi une herbe pour dormir. Moi, moi seul, dans l’univers entier, je veille toujours. Les dieux dorment souvent. »

En achevant ces mots, il essuyait la sueur brûlante qui ruisselait de son front. Pendant ce temps-là, le petit Formose, qui avait d’abord été effrayé, se rapprocha peu à peu. Il portait dans ses mains un petit nid d’oiseaux du paradis ; il les mit dans les mains de l’Aïeul. L’Aïeul les reçut ; il eut un moment la pensée de les étouffer ; mais, chose singulière ! il ne l’osa pas ; il les rendit à l’enfant avec un sourire pareil à celui d’un cyclope qui vient de découvrir un nid de fauvettes au fond des bois.

« C’est là ton fils ? dit-il.

— Oui, répondit Merlin.

— Il ressemblera à son grand-père. Certes, ces joies de la famille ne sont pas à dédaigner. Quand j’étais tout petit, j’avais, comme lui, les cheveux de ce beau blond doré tirant sur le rouge. Aime-t-il déjà à tisonner le feu, à se faire un dada d’un balai de sorcière ?

— Il ne ferait autre chose si je le laissais libre.

— Bon ! Je reconnais là mon sang. Pourquoi le contrarier ?

— Eh ! que ne venez-vous, mon père, partager avec nous cette vie de famille ? Si vous le vouliez, nous habiterions ensemble ? »

Là-dessus le bon Merlin, avec une expansion qui faisait plus d’honneur à son cœur qu’à sa perspicacité, s’étendit sur le bonheur de la famille. Elle seule adoucissait tous les maux ; elle apprivoisait les monstres même. Cacus, Polyphème, Caliban, avaient cédé à sa douceur. Et qui empêchait le démon de les imiter en cela ? Loin des hommes, ses haines se calmeraient. En oubliant la méchanceté des créatures, il oublierait ses colères ; car, sans doute, le mal qu’il avait fait ou voulu faire n’était rien qu’une exagération du bien.

Il y avait dans Merlin un si grand désir de se réconcilier avec son père qu’il se permit ce sophisme :

« Enfin, poursuivait-il, que n’essayez-vous, ô mon père, quelque peu de notre genre de vie ? La place, ici, ne vous manquerait pas. Vous auriez, si vous le vouliez, tout à vous ce grand bois de figuiers pour y cacher vos méditations. Une famille, la vôtre, qui vous serait dévouée à toute heure, ne pourrait-elle adoucir vos chagrins ?

— Puisque tu le prends sur ce ton, je le parlerai comme à mon vrai fils. Sache donc que la vie que j’ai librement embrassée commence à me peser. Mais garde-moi le secret. N’en dis rien à la tombe, elle est trop pleine d’échos. Qui le sait mieux que toi ?

— C’est la vérité, cher père. Continuez. »

Le chef des ténèbres reprit, en baissant la voix :

« Est-il sûr que personne ne nous écoute ici ? La mort est curieuse. Où est-elle ?

— Loin d’ici.

— J’avais peur qu’elle ne nous écoutât. C’est qu’aucun être, ni grand, ni petit, ni céleste, ni infernal, ne peut se vanter d’avoir surpris mon secret sur mes lèvres. Pas un ne se doute seulement de ce que je vais te dire. Tous me croient triomphant ; tous jureraient que je suis endurci comme la pierre du rocher, et ; certes, je n’ai rien fait pour les dissuader. Avant tout, sauvons l’honneur. Mais toi, mon fils, sache que le rocher a été usé par la goutte d’eau qui tombe éternellement de la voûte des cieux ; sache que sous ce masque tanné il y a (comment dirai-je ?) une âme, oui, ma foi ! une âme pitoyable qui crie et se lamente. Enfin, pour tout dire, je m’ennuie, ô mon fils. Je ne sens plus en moi ces mâles résolutions, ces volontés rigides qui me composaient autrefois une espèce de bonheur infernal. Quelque chose a fléchi en moi. Je doute, je chancelle, ô mon fils ! Un peu plus, et je succombe.

— J’ai toujours pensé que cela finirait ainsi.

— Dans l’enfer même, mon enfant, j’ai plus d’un dégoût à dévorer. Sous cette royauté qui semble si absolue, il y a des misères que moi seul je connais.

— Quelles ? interrompit Merlin avec timidité. Je croyais qu’au moins dans l’abîme tout allait à votre gré.

— Point, point. Détrompe-toi, mon fils. Si tu dois un jour me succéder, je te dois la vérité toute nue. Autrefois je régnais au milieu des archanges tombés ; leurs forfaits avaient quelque grandeur, du moins l’orgueil était satisfait. Âmes énergiques, altières, qui avaient refusé de se plier, je pouvais, sans me mésallier, régner sur elles. Aujourd’hui, ils ont déterré, je ne sais où, des vices si rampants, des crimes si petits, si ladres, qu’ils me dégoûtent moi-même. Plus de trace de l’ancien orgueil qui faisait de l’enfer un rival digne du ciel. Non ! aucun d’entre eux n’ose plus lever la tête. Nul n’a plus le courage de porter ses forfaits. Les misérables ! ils les nient ! ils sont devenus hypocrites, ils pratiquent, mon cher ! Je ne fais plus un pas dans cet enfer grimacier, dégénéré, sans entendre leurs oremus, car eux aussi parlent latin. Ils ont appris à se frapper la poitrine, s’agenouiller, psalmodier ; ils obligent le serpent d’entonner le Gloria. Que sais-je ? Ils sont devenus cent fois plus dévots, plus patelins qu’on ne l’est dans le ciel. Va ! cet enfer hypocrite m’est plus odieux que l’Éden. Je n’étais pas fait pour régner sur des lâches.

— Père, vos paroles me comblent de joie. Votre couronne est devenue trop pesante ; il serait peut-être sage de renoncer à régner.

— Eh bien ! s’écria le roi de l’enfer, tu vas précisément au-devant de ma pensée. Il y a longtemps, très-cher, que je songe à abdiquer, mais à ton profit. Je suis las et vieux. Toi, ô Merlin, tu es encore vert, assez pour rhabiller et réparer l’enfer. Si j’ai tenu à cette royauté, ç’a été, sur mon honneur, pour le la laisser. Crois-tu que j’ai travaillé pour moi ? Fi donc ! Sur ma parole, je n’ai rien fait que pour toi. « Il me succédera, me disais-je. Il honorera son vieux père. Je lui donnerai de bons conseils du fond de ma retraite. » Voilà, mon fils, avec quels projets je soutenais mes ennuis. Allons, Merlin ! je te laisserai l’empire ! Tu m’assureras seulement une retraite honorable, telle qu’elle sied à celui qui a porté le sceptre des abîmes.

— Je vous rends grâces. Mes goûts sont trop différents.

— Tu te laisseras guider par mes avis. Il ne faut pas non plus te figurer le gouvernement comme trop difficile. Ils sont si bornés, si niais dans leurs viles roueries ! ils se prennent si aisément dans leurs lâches filets ! Pourvu qu’on les opprime, ils vous croient du génie. Mentir, mentir, voilà tout le secret. Ma longue carrière m’a appris que le mensonge le plus cru, le plus grossier, est encore celui qui va le mieux à leur grossière nature. Il paraît que c’est là l’élément le mieux approprié à leurs organes. Ils le savourent avec délices : c’est leur nectar et leur ambroisie.

— Une chose m’inquiète dans ce que vous dites, mon père.

— Laquelle, mon fils ?

— Des âmes de boue peuvent-elles être immortelles I

— Pourquoi non ? Nous avons aussi de la boue en enfer, et elle est indélébile. Va ! mon enfant, sois tranquille ! tu t’en tireras à merveille. Succède-moi.

— Non, mon père ! Ce n’est pas là ma vocation. Je n’accepte pas cette couronne, je la perdrais.

— Eh bien ! mon cher, c’est ce qui m’ôte tout courage. Tant que je voyais devant moi l’avenir de mon fils, celui de ma race, de ma dynastie, je dévorais toutes les difficultés. Mais si je ne dois pas avoir d’héritier de mon sang, à quoi bon tant de travaux éternels dans les abîmes ? Moi, aussi, je ne serais pas fâché de respirer un moment au bord des sources. Je suis las de cet éternel exil. Oui, si je pouvais cacher dans l’oubli cette tête blanchie ! Ignorant les démons et les hommes (la différence est faible !), si je pouvais être ignoré d’eux !

— Il serait, ce me semble, plus digne, mon cher père, de publier à la face des mondes votre changement de vie. »

Ces paroles imprudentes réveillèrent eu sursaut le génie de Satan. Ses yeux jetèrent des flammes. Il répondit en rugissant :

« Doucement ! Tu vas trop vite, Merlin. Y penses-tu ? Me démentir ? Moi ! confesser que je me suis trompé ! Ce qui nous reste à nous autres démons, c’est le caractère. Ôte-nous cela, nous ne sommes plus rien. Je puis bien, entre nous, reconnaître quelques erreurs. Mais me renier, démentir mon passé, m’ensevelir sottement dans une ridicule contrition, ne me le demande pas. »

Vous est-il arrivé, en cheminant dans les Alpes bernoises, de franchir le mur en pierres sèches d’un petit champ d’orge qui vous sourit au temps de la moisson ? Il confine à une prairie de deux arpents, jonchée de primevères, de gentianes, de scabieuses, d’anémones, où rumine une vache laitière, cachée jusqu’au ventre dans les fleurs. De là un joyeux sentier vous attire en serpentant, sous des bocages d’érables, de chênes nains, de sorbiers, tapissés de myrtilles, dont les petits fruits, âpres mais rafraîchissants, percent, comme de noires prunelles, sur l’émeraude argentée des mousses. Arrêtez ! Si vous faites un pas de plus, l’abîme est là ! Il s’ouvre. La terre béante vous manque sous les pieds. Les galeries verticales du gouffre surplombent, d’étages en étages ; et les pâles parois du rocher plongent à pic dans l’édifice du vide. Au bruit caverneux du bouillonnement de l’Aar qui suinte invisible, votre regard se perd dans une crevasse bleuâtre, sans trouver où s’arrêter. Vos genoux tremblent comme dans un rêve. Car vous avez eu la vision des régions infernales. Que ne vous retenez-vous de vos mains crispées à ce jeune mélèze ébranché qui est couché sur le sol ! Mais, il est déraciné. Vous reculez d’horreur, en rampant, sur la crête humide du précipice.

Ainsi, sous le sourire complaisant de son père, Merlin découvrit le génie de l’enfer. Il vit que par trop de zèle, il avait manqué de prudence ; et, revenant sur ce qui lui était échappé, il reprit dans ces termes :

« Après tout, mon père, il n’est nul besoin de publier indiscrètement votre changement de vie, s’il vous convenait, par exemple, d’imiter la nôtre. Ici, dans cette enceinte murée, loin des regards des curieux, vous pourriez vous faire un ermitage, et l’univers n’en saurait rien.

— Bah ! tu te trompes, ô le plus sage des enchanteurs. Je suis une machine trop importante dans l’arrangement des choses pour pouvoir disparaître, sans que les mondes le sachent et se le redisent les uns aux autres. Connais donc un peu mieux, beau songeur, ces mondes que tu prétends enchanter. Ils me maudissent à cause de mes forfaits, disent-ils. Dans le fond, chacun de ces forfaits leur impose. Ils y voient une preuve d’habileté. Si je m’amendais, ces mêmes hommes qui me lapident aujourd’hui de leurs malédictions m’accuseraient de faiblesse. Que je persiste, ils m’exècrent ; que je change, ils me méprisent. Voilà, mon cher, la difficulté. Déposer la couronne de feu, dis-tu ? Je le veux bien. Cela est aisé : mais ce sont les suites qu’il faut envisager. Raisonnons ! Si je rentre, simple homoncule, dans la foule des êtres, songes-tu bien qu’il n’en est pas un seul qui ne vienne me reprocher ou sa chute ou son crime ? Oui, il n’y aura pas un homme, un reptile qui, me voyant désarmé, ne m’assassine de ses bravades. Ils sont si lâches ! Certes, j’ai assez de fierté pour mépriser leurs injures. Peut-être, il serait digne de mon caractère de me présenter désarmé à leurs criailleries. Il ne serait pas sans grandeur de leur dire : « Voici le roi de l’enfer. Lui-même s’est dépouillé de sa couronne par ennui. Venez à votre dam ! accourez, race de pervers ; il était las de votre obséquiosité ! Tant de servitude le lassait. Il veut essayer de vos fureurs. Encore une fois, venez ! Il est là, sans son masque, le sein nu, exposé à vos vengeances. » Ô ! çà, Merlin ! que penses-tu d’un discours semblable, adressé à la création ? Ne voilà-t-il pas un brillant coup de scène ? Ne serait-il pas beau de se démettre ainsi d’une royauté dont j’ai épuisé, crois-moi, tous les clinquants ? Allons ! vite, ton avis ?

— Sans doute ! Ce serait la vraie grandeur.

— Et que je trouverais ainsi une gloire qui m’a trop manqué ?

— Précisément, ô père ; profitons de cet heureux instant où la pure lumière se fait dans votre génie. Concluons.

— Conclure ! cher Merlin ! Voilà ce qui m’est insupportable. Tu te presses trop aujourd’hui, comme toujours. Et puis, mon cher, encore une difficulté. Si je me réconcilie avec cet univers, si je fais ce grand pas assez humiliant, du reste, qui croira, je te prie, à ma parole ? N’entends-tu pas d’avance le ricanement de tous les êtres qui me poursuivront, moi, pauvre oiseau de nuit, hué par les oiseaux du jour ? Qui voudra croire à ma sincérité ? « C’est une nouvelle hypocrisie ! le voilà vieux, il s’est fait ermite. » Tu connais leur langage. Dans cette immensité de mondes, d’êtres, de créatures, d’anges, d’hommes, de démons, ou de fées, trouve-moi un seul être qui veuille se fier à moi, pour un moment. Toi-même, Merlin, avec toute ton ingénuité dont je t’ai raillé tant de fois, voyons ! Me fierais-tu seulement pour une minute le petit Formose que voilà ! Me confierais-tu son éducation pour un clin d’œil ? »

Pour toute réponse, Merlin appela son enfant ; il le souleva de terre et le mit dans les bras de Satan.

« C’est le grand-père, dit-il. N’aie pas peur. »

L’enfant ne savait s’il devait rire ou pleurer ; et c’était une chose terrible de voir cet enfant ingénu dans les bras du Roi de l’Enfer. Moi-même, j’accuse ici Merlin d’avoir donné un gage trop précieux ; mais toujours il pécha par trop de confiance. Du moins elle ne fut pas trompée ce jour-là.

« Bien ! poursuivit Satan en déposant à terre l’enfant qui n’avait plus aucune peur. Voilà ce que je n’aurais jamais cru possible ni de ta part, ni de la mienne. La tentation était grande, l’épreuve était forte. Peut-être cette journée ne sera pas perdue. C’est ton sacrifice d’Abraham ; tiens ! reprends ton Isaac. »

Et sur cela, il s’éloigna tout pensif. Assis sur la cime d’un rocher qui dominait la contrée, il se perdait dans la méditation de ce qu’il venait de voir et d’entendre.

III

« Abdiquer ! se disait à lui-même le Roi de l’Enfer en secouant la tête ! Certes, j’en suis capable, si nul autre que moi ne doit me remplacer… Et qui l’oserait ? Je puis être tranquille. Pauvres pygmées, je connais leur mesure. Aucun d’eux ne garderait plus d’une heure cet empire du mal que j’ai contenu, conservé, agrandi jusqu’à ce jour. Moi seul, j’ai pu les gouverner. Que je disparaisse un seul moment ! Je leur lègue un beau chaos, le chaos de l’enfer… Défier la création, lorsque le plus petit, le moindre des insectes, pourra se lever contre moi, sans péril, cela irait à ma fierté ! Je m’assiérais sur ce même rocher. Je convoquerais autour de moi tous les êtres, prêt à rendre mes comptes à chacun d’eux… Sylla, Dioclétien, voilà des exemples dont je puis m’autoriser… Moi aussi, je cultiverais en paix mon jardin de Salone ; je vivrais ici de mes laitues… N’ai-je pas comme eux, plus qu’eux cent fois épuisé la coupe ? Me reste-t-il une illusion ? Ne sais-je pas que les ténèbres ont des bornes et qu’on se lasse de tout, même de l’enfer ?… Il est sûr que je ne sens plus en moi cette confiance qui m’a soutenu dans ma jeunesse. Attendrai-je que je sois vaincu ? ou ôterais-je à la défaite l’occasion me frapper ? Lequel est le plus habile ? »

Comme il se parlait ainsi à toi-même, son pied détacha un bloc de rocher qui roula dans le gouffre. L’abîme répondit par un rugissement. En même temps, Merlin parut à ses côtés.

« Prenez garde de tomber, mon père. Cet endroit est des plus ruineux. Allons plutôt nous asseoir sous ce bouquet d’arbres.

— Écoute. Tu es un grand enchanteur, répondit l’Aïeul en s’appuyant sur le bras de son fils. Je crois, ma foi, que tu m’as ensorcelé. »

Bientôt, ils se trouvèrent loin des bords du précipice, dans un lieu des plus champêtres. Les troupeaux funèbres paissaient tranquillement. Le centaure, leur gardien, veillait couché sur l’herbe, d’où s’élevait sa tête vénérable.

« Encore une fois, dit Satan, je ne suis point insensible à cette vie rustique. Comment y revenir, après des jours si dévorants, voilà la question. Voyons ! quelle est la doctrine ? Ton église ? Ton Credo ? Parle franchement. À quelle église prétends-tu me convertir ? »

Merlin ne s’attendait pas à cette question. Il avait seulement préparé un certain nombre de scènes, de rencontres, de tableaux de la vie des champs, sur lesquels il comptait pour ramener la paix dans l’âme brûlante de Satan. Il espérait que la fraîcheur sacrée de son sépulcre s’insinuerait d’elle-même dans le cœur du chef des misérables. Quand il l’entendit lui faire une question si directe, son embarras fut visible. Sans se donner le temps de réfléchir, il répondit un peu inconsidérément :

« Le moyen le plus sûr serait de faire votre paix avec le ciel.

— Tout doux ! Cela est bien vague. De quel ciel parles-tu ? Il y en a de tant de sortes !

— Mais, reprit Merlin de plus en plus troublé, le ciel d’où vous êtes tombé !

— Dis donc le paradis, si tu l’oses ! répliqua son père d’une voix de tonnerre.

— Oui, le paradis. »

À ces mots, Satan se lève avec un regard où l’orgueil des anciens jours reparaît sans mélange :

« Fort bien, sage Merlin ! Voilà toute ta science ? Je m’en doutais, mon cher. Le catéchisme, n’est-ce pas ? La vie ne t’a rien appris, ni le tombeau ! toujours empêtré, embéguiné de rêveries. Eh bien ! soit ! Reste à jamais tout vif enterré dans tes momeries plâtrées. »

Et il se disposa à partir.

« Sache donc, ajouta-t-il en se retournant, que les siècles des siècles peuvent s’accumuler sur la tête de ton père ; jamais il ne se réconciliera avec les anges : ils ont été trop superbes. Je te dirai même que je respire ici une vague odeur de figuier, qui me rappelle Adam et Ève dans l’Éden ; et cette ressemblance seule, si elle n’était toute de fantaisie, me ferait fuir à l’autre extrémité du monde. Serais-tu, par hasard, leur imitateur ? Adieu, Merlin. Si c’est là ce que tu avais à me dire, tout est fini. »

Souvent, par un beau jour d’avril, la joie de ceux qui avaient espéré une saison meilleure est soudainement trompée. Sur un ciel bleu, limpide, on voit d’abord s’étendre une brume grisâtre. Lentement, sans bruit, la neige couvre la terre embaumée. Tout ce qui s’était épanoui prématurément se sent resserré par une main de glace. Les bourgeons rougissants, du prunier sauvage se couronnent d’aigrettes de givre. Les coupes des anémones se remplissent jusqu’au bord de flocons de neige et de grésil, au lieu de la rosée qu’elles attendaient. Les oiseaux surpris, revenus d’hier, qui avaient senti l’haleine du printemps, essayent de chanter pour désarmer le vieil hiver. Mais en vain ! Après quelques notes entrecoupées, ils sont contraints de garder le silence. Combien alors ils regrettent d’avoir quitté trop tôt leurs maisons feuillues sous un ciel plus indulgent !

C’est ainsi que Merlin se repentit, pour la seconde fois, d’avoir espéré trop tôt la conversion de son père. Il regretta sa joie prématurée et se sentit vaincu par un plus puissant que lui. Cependant avant de renoncer à sa plus grande espérance, il fit un suprême effort.

« Attendez, mon père ! il y a ici quelque malentendu, je vous assure. Vous le savez, dans la jeunesse, on porte sur tout un jugement trop absolu. Relisons ensemble la Bible, avec un esprit plus calme. Je jure d’avance que vous en goûterez les beautés. Un esprit si grand, si juste que le vôtre, ne peut se laisser gouverner par une haine irréfléchie.

— Irréfléchie ! Ne me demande rien qui soit incompatible avec ma dignité. Encore un coup, je n’y consentirai jamais. Depuis que tu me rappelles les jours maudits, tout l’ancien mal se réveille en moi. »

Voyant l’endurcissement de son père » qui déjà se bouchait les oreilles, Merlin se hasarda à lui dire :

« Vous pourriez au moins vous convertir à la philosophie. »

À cette parole, Satan s’adoucit un peu et grommela entre ses dents :

« J’ai toujours pensé que sur ce terrain-là il serait possible de s’entendre. Allons, parle donc ! explique-toi.

— Avez-vous lu, cher père, la Philosophie de la nature du célèbre docteur et enchanteur Benedict ?

— Oui, je l’ai parcourue, un soir, à la lueur d’une de mes fournaises ; je parle de la première édition, car on m’a dit que la seconde est toute changée depuis que l’auteur est devenu conseiller.

— Et que vous en semble ? Il prouve que Dieu a commencé par être le diable.

— Justement, j’ai goûté ce passage. Il y a du bon. Sur ce fond là, je puis, sans déshonneur, me réconcilier avec la philosophie ; je ne le pourrais, sans me manquer, avec l’Église. »

Et d’un son de voix plus âpre, en frappant la terre du pied :

« Dis-moi, mon fils. Entre nous, connais-tu le grand Pan, au cœur velu, au pied bot comme moi ? C’est à lui-même que je voudrais avoir affaire, et non pas à ses gens. Va le chercher. Après toi, c’est le seul auquel je puisse me confier.

— Il y a longtemps, père, que je ne le vois plus. Il est mort ! m’a-t-on dit.

— Lui mort ! Le grand Pan ! Allons donc ! Il nous enterrera tous. »

Merlin, avec une prévoyance qui marque sa sagesse mieux que ne feraient les paroles, avait composé un extrait des principaux philosophes de la Nature. Il avait écrit ce livre sur un beau parchemin vierge, embelli de dessins représentant des fleurs entremêlées et des oiseaux en nombre presque infini. Le volume tiré de dessous son manteau, il l’offrit à son père. Celui-ci le reçut avec complaisance, et, depuis cet instant, pas un jour où vous n’eussiez pu le rencontrer au bord des précipices, les yeux attachés sur l’une des pages du volume. Il ne le fermait que pour méditer ; quand, par hasard, il ouvrait la bouche, c’était toujours pour s’écrier : « Non, non, non ! » jusqu’à ce que le souffle lui manquât.

Alors l’enfer frémissait, beaucoup de démons disaient :

« À quoi pense donc notre chef ? Vraiment, c’est trop de lectures. Vous verrez que lui aussi nous trahira. »

Cependant les ténèbres l’enveloppaient et marchaient à ses côtés. Comme une foule immense, confuse, innommée, qui se presse autour d’un voyageur à la porte d’une ville, elles l’embarrassaient à chaque pas. De cette multitude sortait un murmure informe :

« Où va-t-il ? — Que veut-il ? — Il s’arrête ! — Est-il sourd ? — Veut-il nous renier ? — Il s’éloigne. — Il revient. — Rampons devant lui. — Enténébrons son cœur. — Par ici ! — Non, plus loin ! — Le voilà ! »

« Laissez-moi seul, dit leur roi.

— Quoi ! vous quitter ! répondirent en chœur les ténèbres. Ne sommes-nous pas vos conseillers ? Votre âme, vous le savez, est faite à notre image, vos pensées sont pleines de nous. Ô roi ! vous nous les empruntez presque toutes. Nous habitons en foule jusqu’au fond de votre cœur. Comment donc est-ce que nous pourrions nous séparer de vous ? Grâce à notre troupe fidèle qui vous entoure, vous n’avez jamais vu l’horreur de cet abîme. Ah ! si vous l’aviez vu face à face, comme nous, auriez-vous pu y vivre ?

— Laissez-moi, répondit encore le souverain des ténèbres. Retirez-vous ! que je regarde une fois, seul à seul, le fond du gouffre. »

À ces mots, le troupeau des ténèbres se retira. Elles fuyaient lourdement, confusément, en rampant et se retournant sur elles-mêmes, car elles espéraient toujours que leur maître allait les rappeler. Mais il n’en fit rien.

Pour la première fois il vit, sans voile, face à face, l’abîme où il avait vécu. Il en eut peur.

IV

« Reviens, Merlin, reviens ! j’ai peur, » hurla le roi de l’enfer.

Merlin accourut près de son père ; il le trouva écumant, la bouche béante, tremblant de tous ses membres.

« Les ténèbres savent où je suis, mon fils. Elles me dénonceront. Connais-tu un lieu plus désert que celui-ci ? je m’y retirerais.

— Il n’en est pas, hormis l’abbaye du prêtre Jean.

— Précisément. J’ai eu cent fois l’envie de m’y cloîtrer, moi aussi, pour une saison. Le préjugé seul m’a arrêté. »

La conclusion fut que Satan irait faire sa retraite loin des médisants, dans l’abbaye qu’il s’obstinait à appeler un Panthéon. Pendant ce temps-là, les mondes perdraient sa trace. Il pourrait réaliser enfin le projet de solitude qui lui devenait chaque jour plus cher.

Satan partit ; il alla sonner à la porte du monastère, où conduisaient les chemins les plus opposés. On le reçut sans cérémonie, sans étonnement, comme on avait coutume de faire pour tous les pèlerins. D’ailleurs, nul empressement sordide. On ne lui demanda pas même quel était son dieu. Il fut conduit, dans une cellule qui se trouva d’avance toute préparée pour lui.

« Vous êtes sans doute le pèlerin que Merlin m’annonçait depuis longtemps ? dit le prêtre Jean.

— Lui-même.

— Il suffit, mon frère ; entrez. »

Sans rien ajouter, le prêtre Jean salua, se retira. Resté seul, le père de Merlin ouvrit la fenêtre. À mi-côte de la montagne, une cascade faisait un bond de chamois pour atteindre le bord opposé. Son fracas, amorti dans l’étroit entonnoir, se perdait en un bruit sourd, étouffé, au pied des rochers étagés en tours, en ruines, en pics noirs, tendus d’un réseau de neige que l’été n’avait pu fondre encore.

« Quelle fraîcheur dans ces lieux ! dit le pèlerin de l’enfer humant à pleins poumons l’haleine humide, balsamique, de la vallée. Quelle tolérance surtout ! Merlin ne m’avait point trompé. »

Le lendemain et les jours suivants, il fut étonné de vivre à son gré, dans l’abbaye, sans que personne s’informât jamais de ce qu’il pensait, encore moins de ce qu’il croyait. C’est la dispute surtout qui l’avait exaspéré. Ses anciennes discussions avec les anges et les séraphins l’avaient irrité au point qu’il s’était jeté dans les opinions opposées les plus extrêmes. À mesure que le ciel avait tonné, il avait rugi dans son enfer. Et cette dispute éternelle avait eu pour résultat de l’aigrir jusqu’à le dénaturer. Livré à lui-même, loin du monde, quand il se vit inconnu dans cette solitude où personne ne le contrariait, il ne put s’empêcher de réfléchir ; et comme il avait l’esprit puissant, cette première réflexion eut une influence immense sur les projets qu’il formait. Chaque jour il sentait sa haine décroître, à mesure que l’occasion de l’exercer lui manquait davantage.

Certes, il ne devenait pas un idéal de vertu, d’abnégation, de sainteté. J’aurais tort de le dire. Mais son humeur s’apprivoisait insensiblement : voilà ce que l’on ne peut nier. « Dans tous les cas, pensait-il, on me fait ici une part. On s’occupe peu de mon existence, il est vrai. Mais, du moins, on ne me la conteste pas. Ai-je jamais demandé autre chose ? »

Quelquefois, il faut l’avouer, à la tombée du jour, surtout pendant la nuit, le goût des ténèbres lui revenait avec une violence inexprimable. Il se roulait, en furieux, sur sa couche. Cette solitude qu’il avait tant désirée lui pesait maintenant. Il aurait voulu de nouveau remplir l’univers. Il avait peur d’en être oublié, et déjà il accusait le monde d’ingratitude. Alors il appelait les ténèbres. Aussitôt elles se pressaient autour de lui, et l’on entendait entre elles et lui des conversations qui réveillaient en sursaut les frères de l’abbaye.

« Qu’avez-vous, frère, disaient-ils en se pressant à la porte ? N’avez-vous point fait un mauvais rêve ? Nous veillerons auprès de vous, si vous le demandez.

— C’est à moi de veiller, » disait le prêtre Jean.

Il s’asseyait alors, en silence, au chevet du pèlerin, et il attendait avec lui que l’aurore parût.

Dès que le son des cloches se faisait entendre, un frisson saisissait le nouveau frère. Il était près de céder au désir de se replonger dans l’enfer : « Je n’aurais qu’à le vouloir ! Je me retrouverais sur le trône des ténèbres. Je régnerais encore… Mais sur qui ? »

Cette dernière pensée le calmait. L’assurance de ressaisir le monde, quand il voudrait, lui en ôtait le désir.

Certes, c’était aussi une chose terrible pour lui d’entendre, chaque matin, les prières des moines. Tout son être en frémissait ; mais, à mesure qu’à leurs Antiennes se mêlaient les versets du Coran, du Zend-Avesta, des Védas, il respirait plus à son aise. Les Mahométans le consolaient des Chrétiens, les Parsis des Mahométans, les Brahmes des Parsis. Un culte le reposait des autres. Dans le fond, sa vieille haine personnelle contre Jéhovah était satisfaite. Il jouissait délicieusement de lui voir tant de rivaux. « Pourvu qu’il ne règne pas seul, sans partage et sans trouble, je suis content, » murmurait-il.

Ce sentiment n’était pas le meilleur. Celait la lassitude du mal plutôt que l’amour du bien.

On le vit plus d’une fois pêcher à l’épervier, ou à la nasse, ou à la ligne, dans le torrent avec les autres frères, tant la paix lui devenait de jour en jour plus douce. Il cultivait aussi un petit jardin enclos d’épines, qu’il remplit de laitues. Le plus souvent, son capuchon était rabattu sur son visage. Il parlait peu, avec discrétion, seulement lorsqu’on l’interrogeait, ce qui n’arrivait presque jamais. Un jour, il eut la fantaisie de faire célébrer ses funérailles. Il se coucha dans une bière. Les habitants de l’abbaye défilèrent en procession autour de lui, en chantant l’office des morts ; après quoi, il se leva sur son séant, et dit :

« Heureux qui peut mourir ! »

Un autre jour, dans le cloître, allant à ténèbres, il se promenait avec le prêtre Jean :

« Excusez-moi, mon père, lui dit-il. N’êtes-vous pas le grand Pan ? c’est étrange comme-vous lui ressemblez.

— Quelle folie, mon frère ! Vous pensez trop. Prenez garde, vous avez la fièvre.

— Montrez-moi vos pieds sous la bure, que je les baise.

— Non, mon frère ! c’est trop d’humilité. »

V

Il y avait à l’angle du tombeau un lieu obscur, brumeux, embarrassé de pâles lianes et de fleurs nocturnes, où Merlin se sentait plus enseveli que dans les autres. D’abord il ne s’en approchait qu’avec horreur ; mais, l’habitude l’ayant familiarisé avec les vapeurs du sépulcre, il visitait ce lieu, toutes les fois qu’il voulait se recueillir plus intimement dans la mort.

Malgré ses fréquentes retraites dans cet endroit, il n’y avait jamais remarqué une vaste porte massive comme pour un géant, tant elle était étroitement scellée au rocher vif. Mais, un soir, il la vit, et, à travers la fente, une lumière éblouissante qui serpentait au haut de la voûte. Ayant poussé la porte, elle s’ouvrit d’elle-même avec fracas, comme si la foudre eût roulé sur ses gonds, et il se trouva dans la demeure des Éclairs.

Il appela et demanda :

« Qui habite si près de moi dans ma tombe ? »

Une voix partit des entrailles de la terre et répondit :

« MOI ! Je suis le Dieu caché. Quand tu as passé sur la terre, j’étais dans la nue. J’étais sur le haut du Liban, quand tu étais dans la vallée. Je siégeais sur l’écliptique, quand tu contemplais les astres. Maintenant que tu es dans le tombeau, j’habite par delà la mort. »

Merlin tomba prosterné contre terre, il tint ses yeux voilés, et s’écria :

« Épargne-moi, Seigneur. Ne foule pas le vermisseau. Je t’ai cherché chez les vivants, mais parmi trop d’autres pensées ; et je ne t’ai aperçu que de loin, vers le soir, à la dérobée, quand ton manteau traînait dans la nue. Souvent ta voix m’a appelé. « Reviens, reviens ! » disait l’écho. Mais je fermais mes oreilles, craignant que tu ne me tendisses une embûche. Et l’hypocrite qui avait toujours ton nom à la bouche me faisait fuir loin de toi. Enfin, je te découvre seul dans le fond du sépulcre. Il n’est pas trop tard, Seigneur. »

Dieu répondit :

« C’est maintenant dans le sépulcre que je me plais, il n’en est pas un seul où je n’habite. L’univers est profané ; je m’en suis retiré. Je n’habite plus au dehors dans des cieux chancelants, ni sur les lèvres des hommes. J’ai renoncé aux tentes déployées à l’entrée du désert, et aux pavillons dressés sur les nuages. Mais, partout où il y a une chose secrète, j’habite dans ce qu’elle a de plus secret ; s’il y en avait une plus retirée que la mort, c’est là que je voudrais demeurer. »

Ainsi Merlin apprit qu’il était devenu l’hôte de l’Éternel ; et il s’entretenait avec lui, sans craindre le bruit des foudres assoupis. Une familiarité sacrée avait banni la terreur. Ce n’était plus la voix formidable des Élohim. C’était, auprès des sources souterraines, le murmure du Dieu caché qui laissait échapper son secret dans l’oreille du plus sage.

L’hôte de Merlin reprit :

« Connais-tu Béhémoth et Léviathan ? Les as-tu rencontrés sur la terre ? Que faisaient-ils ? Je suis content de les avoir formés de mes mains ; ils me sont restés fidèles, ils célèbrent ma puissance immuable.

« Certainement Béhémoth se plaît encore aujourd’hui dans les lieux humides où je lui ai ordonné d’habiter ; il ne demande pas à en changer.

« Léviathan songe-t-il à sortir du gouffre de la mer où je l’ai placé de ma main et à errer dans les déserts sans eau ?

« As-tu rencontré le bœuf sauvage dans l’Armorique ? Ne sait-il plus se servir de ses pieds fourchus, ni ruminer, couché sous les forêts de chênes.

« As-tu vu le cheval insulter à ses flancs et convoiter les ailes du vautour ?

« As-tu vu le vautour envier l’écaille luisante que j’ai donnée au crocodile, le jour où je l’ai placé au milieu du fleuve ?

« Non ! ils n’ont pas médit de moi quand tu passais. S’il en est autrement, dis ! parle ! répète leurs accusations ; je les écouterai et leur ferai justice.

« As-tu visité l’aigle sur la montagne ? Certainement, celui-là ne s’est pas lassé de chercher son butin, l’aile déployée, depuis la première heure ; et il ne dit pas : « Pourquoi ma proie ne m’est-elle pas préparée dans mon gîte, sans que j’aie besoin de la poursuivre et de la déchirer de mon bec ? »

« Dis ! parle ! T’es-tu trouvé face à face avec le lion, à la première heure du jour, quand, la gueule sanglante, il quitte sa tanière ? Assurément celui-là aussi ne m’a pas renié. Il a rugi comme je lui ai appris à rugir ; il m’a appelé par mon nom, comme aux jours de Moïse, dans la caverne de l’Horeb.

« As-tu rencontré l’éléphant lorsqu’il se meut comme une colline d’argile ? A-t-il désappris à se servir de la trompe que je lui ai donnée pour déraciner les chênes et courber les roseaux ? Non ! Tu l’as vu. Il ne m’accuse pas ; il se souvient de mon commandement.

« As-tu marché dans le sentier étroit du scarabée ? A-t-il levé ses yeux sur toi ? Ne se souvient-il plus de sa tarière pour fouir le sol et l’écorce imprégnée de la rosée matinale ?

« Éphémère, as-tu conversé avec le peuple des éphémères ? Que t’ont-ils dit ? Ont-ils plaidé contre moi ? Mais non, ton œil n’a pu les voir, tant ils sont imperceptibles. Moi, je les vois d’ici, de la même grosseur que Léviathan. Aucun d’eux, retiré dans son abîme de petitesse, n’a médit de celui qui les a faits invisibles.

« Tous se souviennent de mes lois ; ma parole retentit encore à leurs oreilles, si bien qu’aucun d’eux ne médite de s’y soustraire. Je me réjouis de les avoir tirés de rien.

« Mais l’homme ne fait point ce que je lui ai dit de faire ; il a désappris mes voies. Je me repens de l’avoir créé et d’avoir étendu la terre sous ses pas.

« J’avais attaché sa tête droite sur ses épaules pour qu’il regardât les choses qui sont en haut. Pourquoi la porte-t-il à la manière des bêtes rampantes et a-t-il oublié de la redresser vers le ciel ?

« J’avais ployé l’arc de ses sourcils pour qu’ils fussent le sceau de l’innocence, et il en a fait la demeure de l’orgueil. J’avais gravé mes pensées dans les membranes de son cerveau, comme un scribe qui écrit sur le parchemin vierge. Pourquoi a-t-il effacé ce que j’ai écrit moi-même dans la moelle de ses os ?

« J’avais mis mon esprit sur ses lèvres pour qu’elles fussent épanouies dans la joie, et il y a mis le ricanement de l’homicide.

« N’avais-je pas délié sa langue pour qu’il publiât la vérité ? Il a publié le mensonge.

« Je lui avais donné deux yeux qui voient au dedans pour qu’il vit la justice ; il a regardé l’iniquité.

« Voilà pourquoi je me repens de lui avoir donné mon souffle dans ses narines. Que ne l’ai-je fait rentrer dans la nuit, dès qu’il a paru à la face du jour ?

« Sa bouche n’aurait pas enfanté le mensonge. Ses fausses promesses n’auraient pu souiller l’aurore que j’avais faite si pure.

« Il n’aurait pas attristé le soir, en concevant le crime, et la nuit, en l’exécutant.

« Maintenant, où descendrai-je sur la terre ? Partout il l’a tachée du sang d’Abel.

« Si je descends dans les gouffres, l’hypocrite s’y est déjà assis à ma place.

« Je m’ennuie de le voir partout déifié à la place qui m’est due.

« Moi qui l’ai fait de mes mains, je médite de le défaire. »

Merlin répondit :

« Avant que ce jour arrive, accorde-moi, Seigneur, le pardon de mon père. »

Dieu reprit :

« Son supplice éternel m’était dû, et tu es le seul qui ait osé plaider pour lui. Fais seulement qu’il se repente. »

Alors Merlin se retira, cherchant dans son cœur comment il achèverait de convertir son père. Il emportait un rayon sur son front et il disait à chaque chose qu’il rencontrait dans son sépulcre :

« Ah ! qu’il fait bon habiter ici ! L’Éternel est mon hôte. »


Assez ! assez, mon livre ! C’est ici qu’il faut finir. Je ne puis plus sourire ; et que sert de parler à un monde sourd, ennemi, qui se bouche les oreilles ? Refoulons l’espérance qui s’amassait, malgré moi, dans mon cœur et voulait éclater… Mettons ici un triple sceau… Taisons-nous… ou, s’il m’échappe encore une parole, que ce soit du moins la dernière !