Merlin l’enchanteur/Livre XII

Michel Lévy frères (1p. 409-441).

LIVRE XII

LES DIEUX CHANGÉS EN NAINS


I

Une étincelle a jailli sur la montagne à travers les branches touffues du chêne : le soleil s’est levé ; le soleil de Grèce. Il revêt d’une tunique d’or les colonnes du temple. Au loin, les pâles brumes, amassées sur le lit des fleuves s’élèvent, serpentent aux flancs bruns des montagnes. Une pluie de fleurs tombe des rameaux de l’amandier qui frissonne sous l’Ithôme. De l’écorce entr’ouverte des pins sort la résine avec une odeur d’encens.

Déjà la mer est bordée d’une ligne étincelante. Dans les vallons tourbillonne l’essaim diapré des papillons. La terre frissonne comme un trépied qui appelle le dieu. Le jour a lui. L’aigle, la cigale, le torrent, le mont, la plaine, la forêt, le scarabée aux yeux d’or, tous redemandent d’une voix embrasée les immortels.

Et moi aussi, puissé-je revoir avec toi le matin printanier sur la cime du mont Lycée, au seuil du temple d’Apollon le Secourable ! Je voudrais que la première aube nous caressât tous deux de son haleine de jonquille, tandis que l’odeur des serpolets et des vignes vierges monterait vers nous des ravins boisés de Phigalée.

Puissé-je encore (s’il est permis d’ajouter un vœu) quand viendra l’heure suprême, ma main dans ta main, exhaler avec toi mon âme sereine dans les temples sereins, sous la voûte d’azur, en même temps que le rossignol chantera dans la vallée d’Ampellone et que l’île de Zante fleurira dans la mer épanouie à nos pieds.

Moins heureux et pourtant digne d’envie, mon héros suit à cette heure la même rampe escarpée ; il n’entend d’abord que le cri des chacals et le hou-hou solennel des chouettes sacrées. Mais à peine a-t-il posé le pied dans la cella du temple, un murmure de voix ailées résonne à ses oreilles. Dans ce concert, il démêle ces mots encore trempés d’un reste d’ambroisie : Andrônte Theônte !

C’était une chanson olympienne au matin qui venait d’éclore sur sa tête. Au même moment, il découvre assis sur les tronçons des ruines une foule de nains qui tous conservent, dans leur air, une singulière majesté ; et tel était leur orgueil, qu’ils firent d’abord semblant de ne pas l’apercevoir.

Merlin s’avance au milieu du sanctuaire ; après les avoir considérés :

« Qui êtes-vous ? leur dit-il.

— Vos douze grands dieux, répondit celui qui était le plus proche. À quoi songent les mortels (car nous supposons, à votre air, que vous êtes mortel) ? Que font-ils ? Où sont-ils ? Depuis des siècles que nous tenons ici conseil, personne n’est monté sur nos cimes. Nous apportez-vous quelque nourriture ? Sans ce peu de rosée, contenue dans ces feuilles de houx et d’arbousier qu’a crispés le froid de la nuit, nous risquions de mourir. »

Pour toute réponse, Merlin commanda à Jacques de tirer de son havre-sac les provisions qu’il avait apportées. Le serviteur obéissant tira de sa sacoche des pommes d’api, des noisettes, quelques figues et des tranches d’un pain qui se trouva excellent quoique très-dur.

Ces divines provisions répandues dans la cella du temple, chacun des dieux se coucha sur les dalles étoilées d’anémones, tendit ses petites mains, et saisit ce qui était le plus à sa portée. Lorsque tous eurent calmé leur faim, le principal d’entre eux, se tournant vers Merlin :

« Nous aussi, lui dit-il, nous avons été des enchanteurs et même des dieux. Maintenant nous sommes des nains ! tant le destin qu’on croyait immuable est changeant. Mais toi, qui, sans être appelé, te mêles à notre conseil éternel, apprends-nous qui tu es.

— Je suis Merlin, et celui qui est près de moi est mon serviteur.

— Puisque vous êtes un enchanteur, reprit le dieu à la face ambroisienne, rendez-nous notre Olympe. Sans doute vous apparaissez dans ces lieux pour restaurer notre empire. Qu’on nous laisse seulement jouir de la douce lumière du matin, nous promettons de mieux régir le monde. Rien ne se fera, Merlin, sans votre conseil. Évoquez-nous, d’un mot puissant, magique ; il est bien temps que notre règne recommence. »

Ici une petite voix aiguë perça les nuées :

« Je suis Diane de Sicile, la marraine de Viviane. »

Ces mots frappèrent les oreilles de Merlin plus qu’un coup de tonnerre.

« Oui, mon fils, je suis sa marraine, reprit la bonne vieille, courbée jusqu’à terre et qui s’appuyait sur un arc d’argent ; rendez-moi mes flèches de chasseresse, perdues au pied du mont Dicté ; je vous donnerai chaque jour une biche. »

Puis elle montra les filets légers, pareils au fil automnal, qu’elle venait de tendre sur les prairies.

À ce discours de Diane de Sicile, les dieux se prirent à rire ; puis ils firent à l’enchanteur des promesses semblables.

« Quoi ! vous êtes la marraine de Viviane ! s’écria Merlin, oubliant entièrement où il était ? Vous l’avez portée sur vos genoux ?

— Cent fois.

— Enseignez moi où elle est. La reverrai-je bientôt ? C’est elle que je cherche en toutes choses.

— Moi aussi, mon fils, je vous cherchais, reprit la vieille chasseresse. J’ai un message à vous remettre ; je le fais en présence des dieux. Qu’ils soient témoins, ici, pour ma filleule et pour moi, eux qui savent lire dans le repli des cœurs. »

Avant qu’elle eût achevé ces mots, Diane de Sicile avait remis à notre héros un paquet de lettres, la plupart formées d’ailes de papillons jointes ensemble.

Merlin couvrit ces lettres de baisers ; il eût voulu les déplier, les lire, sans perdre un moment. Mais il se contint par respect pour les dieux, quoique son cœur se dévorât tristement en secret.

« Avant tout, reprit Diane, saluez notre roi, commencez par Jupiter.

— Je le veux bien, répondit Merlin ; mais montrez-moi Jupiter Foudroyant. Où est ce puissant assembleur de nuages dont j’ai tant ouï parler ? »

À ces mots, un elfe de la grandeur d’une coudée se leva de toute sa hauteur et dit :

« Merlin, tu cherches Jupiter ! Regarde. Me voici. J’ai encore ces mêmes sourcils qui faisaient trembler les vastes cieux. Des dieux barbares m’ont détrôné ; les impies ! les révoltés ! Hommes, consentirez-vous que leur règne se prolonge ?

— Si les hommes ont cessé de croire en vous, seigneur, balbutia Merlin, n’est-ce pas votre faute ?

— Notre faute ! reprit le dieu nain ! Des dieux légitimes peuvent-ils se tromper ? »

Et il chercha autour de lui sa foudre ; il ne trouva qu’un brin de romarin qu’il déracina et lança sur le monde.

« Que font-ils donc plus que nous ces dieux barbares, ajouta l’assembleur des nuages ? Vivent-ils aussi de fumée ?

— Ils vivent surtout des pleurs des peuples. »

Merlin raconta alors les merveilles de la cour d’Arthus, la lance enchantée de Perceval, le vase toujours rempli du sang du Seigneur, les peuples convertis, les temples renversés, les cathédrales brodées, les chevaliers, les dames, les bardes, les amours, les aventures du barde voyageur autour du lac des ossements, l’enfer visité par saint Patrice, le paradis par saint Brandan, Attila reculant devant l’épée de saint Paul, les nations passant comme les flots aux pieds de Simon le Stylite, toutes choses qui jetaient les dieux dans le plus grand étonnement.

Chacun d’eux murmura comme les feuilles séchées au pied du chêne centenaire.

Jupiter disait :

« Que font sur les sommets de l’Ida les nuages privés de leur chef ? Qui les rassemble ? qui les disperse ? La foudre peut-elle encore retentir sur l’Ithôme quand ce n’est plus moi qui la lance ? »

Et Phébus Apollon, aux crins dorés :

« Comment, ô Merlin, les chevaux du jour s’abreuvent-ils dans l’Océan depuis que j’ai laissé échapper les rênes ? »

Et Mars :

« Est-il vrai que le sang jaillit encore, dans les combats, de la poitrine des peuples, depuis que je reste oisif, les mains vides, hors de la mêlée ? »

Et Saturne :

« D’où sortent, ô Merlin, les nouvelles aurores ? À quelle source puise-t-on les jours nouveaux ? et comment peut marcher le temps quand Saturne se repose ? »

Et Vénus Aphrodite :

« Est-il vrai, ô Merlin, que l’amour brille encore le cœur des hommes ?

— N’en doutez point, répondit Merlin, témoin Lancelot, Tristan, moi-même et beaucoup d’autres que je pourrais nommer.

— Comment cela se peut-il ? reprit la déesse au visage doré. Qui donc allume aujourd’hui l’espérance dans le cœur des jeunes hommes ? Qui fait pâlir et rougir les vierges ? Qui entrouvre les lèvres rosées au souffle des désirs insatiables ? Qui enlève le verrou des portes et empêche les gonds de crier, à l’heure où les jeunes hommes m’invoquaient autrefois ? Apprenez-le-moi, Merlin, si vous le savez ; car sans doute, vous n’imaginez pas que ces choses s’accomplissent d’elles-mêmes. »

À cette foule de questions qui s’entre-croisaient et laissaient à peine le temps de la réflexion, Merlin répondait le plus souvent :

« C’est le secret des dieux barbares.

— Encore un peu de temps, reprit Jupiter, et ils auront vécu ; les hommes nous regretteront, Merlin. »

Et voyant un signe d’incrédulité sur le visage de notre héros :

— « Oui, seigneur Merlin, poursuivit-il, encore un peu de temps ; ils regretteront notre ciel d’Hellénie. Ils se souviendront de la sécurité perdue ; car nous étions indulgents pour les hommes. Nous leur faisions la vie légère dans un éternel azur. Et pour cela, que demandions-nous ? un peu de fumée. Était-ce trop pour payer nos bienfaits ? Par tout ce que vous nous apprenez, ils sont plongés aujourd’hui dans la nuit pluvieuse. Vivant de ténèbres, ils les aiment. Mais, par ce sceptre, ils en sortiront et remonteront vers l’Olympe.

— Je l’ai cru quelque temps, répondit Merlin ; aujourd’hui, je ne l’espère plus, car je les vois fort capables de se faire dieux eux-mêmes. Résignez-vous, grands dieux, à une condition qui pour être modeste, n’est que plus sûre et plus tranquille. Jouissez de ce qui vous reste. On vous a laissé l’immortalité. Est-ce donc si peu de chose ? Prenez plaisir à votre obscurité ; c’est, croyez-moi, le premier des biens. Oubliez que vous avez régné sur cet inconstant univers. Qu’il vous suffise de régner ici sur le chœur retentissant des cigales, musiciennes sacrées. Au lieu des cieux immenses, contentez-vous des plus humbles réduits. On y peut être fort utile. Aidez aux esclaves, aux serviteurs, dans les cabanes, à traire les vaches, battre le lait dans la nuit, rafraîchir la litière des superbes chevaux, peigner dans la tempête leurs crinières flottantes, garder le feu sous la cendre, faire bouillir et chanter l’eau dans la chaudière d’airain, allumer la torche errante des vers luisants, pour éclairer les voyageurs attardés à minuit loin de leurs demeures, ce sont là de nobles occupations, presque divines encore. Vous qui avez porté le tonnerre, vous perdez peu à devenir de bienfaisants esprits follets.

— Dégénérer ainsi ! interrompit la foule des dieux.

— Il le faut bien ! rien n’est pis que de traîner après soi le faste d’une pompeuse existence que l’on n’est plus en état de soutenir. »

Ainsi parle Merlin ; un grand silence se fait autour de lui.

Tous ces dieux avaient beaucoup d’esprit, la plupart même avaient un grand génie. Ils comprirent d’abord ce qu’il y avait de sensé dans le discours de l’enchanteur : mieux valait céder de bonne grâce un empire qu’ils n’avaient plus la force de garder. Ils abdiquèrent solennellement entre ses mains, lui faisant l’un après l’autre hommage lige de leurs personnes, à condition qu’il les protégerait ; engagement qu’il prit volontiers pour l’observer avec une bonne foi dont les temps suivants ont rendu témoignage.

Mais que le premier changement de fortune fut dur à supporter ! Il eût été intolérable sans les consolations infinies que Merlin savait trouver dans sa bonté. Rien au monde ne lui inspirait plus de pitié qu’un dieu tombé. S’il l’eût pu, il lui eût rendu l’empire.

Plus d’une fois l’ancien orgueil faillit se révolter, surtout chez les grands dieux. « Avait-on régi l’univers pour n’être plus qu’un sylphe, un nain souvent fort contrefait ? Après avoir rempli les cieux, le moyen, je vous prie, de se claquemurer dans le calice d’une rose ? » … J’abrège leurs discours, ils ne tarissaient point.

Et le pis de tout cela, voulez-vous le savoir ? C’était de sentir que leurs costumes sacrés étaient devenus infiniment trop grands pour leur nouvelle stature. Vraiment ils se sentaient perdus dans leurs anciennes draperies. Leurs manteaux agrafés, tombant de l’épaule, les noyaient dans la pourpre ; leur ceinture aussi était beaucoup trop large pour leur taille diminuée ; il fallut la resserrer, même pour Vénus, à quoi leur hôte les aida sans être prié. Leurs sandales énormes ne tenaient plus à leurs pieds mignons ; ils les perdaient à chaque pas, sur le parvis. Autre ennui : dans le creux de leurs casques ils disparaissaient jusqu’au buste. Leurs boucliers les recouvraient comme une prison d’acier. Quant à leur glaive divin, c’était pitié de les voir traîner sur la terre ce long fardeau accablant, tout rouillé ; ils y semblaient enchaînés par le baudrier. Pour les soulager, devait-on donc les désarmer ? Il le fallut pourtant. Autre sujet de larmes.

Chose admirable ! Merlin adoucit ces cœurs aigris par l’adversité. Aux plus superbes, il prouva que la grandeur et la petitesse ne sont que des mots inventés par la médiocrité humaine. « L’infini, poursuivait-il, est tout aussi bien dans une goutte de rosée que dans l’ample sein de l’océan d’Homère. »

Ceci mit fin aux jalousies, aux ressentiments, aux paroles amères des divinités détrônées ; et, de ce jour, chacun fit consister son ambition à tenir le moins de place possible dans le monde. Rien ne semblait plus divin que d’être imperceptible. Neptune, prenant le premier à la lettre le mot de Merlin, voulut régner sur les tempêtes dans une gouttelette de pluie. Jupiter se creusa son ciel d’airain dans la coupelle d’un gland. Vénus Aphrodite se fit un attelage de deux cerfs-volants. Pallas Athénée, l’ouvrière aux yeux glauques, se fit un bouclier de l’ombelle d’une marguerite des prés, une égide de la cuirasse abandonnée d’un grillon ; elle déroba l’aiguillon d’une abeille et s’en fit un fer de lance, qu’elle eut soin de brandir, au bout d’un brin d’aubépine. La plupart des chars étaient construits d’une coquille de nacre. Quant aux rênes, elles étaient argentées et fabriquées d’un fil automnal, tendu sur les buissons ; le reste à l’avenant.

Les corps étaient petits, l’esprit restait infini. Il en fallait beaucoup pour s’accommoder d’un si grand changement de fortune. Il y avait des dieux qui se faisaient si petits, qu’aucun œil humain ne les apercevait plus ; il fallait les deviner, et ceux-là étaient les plus fiers.

Nouvelle ambition que Merlin fut obligé de réprimer. « Il n’est pas mal, après tout, disait-il, qu’un dieu se laisse au moins entrevoir dans quelque chose. Vraiment il ne peut qu’y gagner. »

Pour s’assurer le cœur de Jacques, cela même n’était pas nécessaire. Dès la première rencontre, le ton familier de ces petits dieux enjoués l’avait subjugué sans peine. Dans leur majesté, rien qui l’effarouchât. Il n’en avait point encore vu d’aussi espiègles, bien moins encore d’aussi ingénieux. Surtout les déesses au visage de fées conquirent son amour aussitôt qu’il les vit. Ayant remarqué que toutes, elles avaient la tête nue, exposée aux autans, il alla promptement, dans la vallée, cueillir des bouquets d’anémones, d’orchis, de potentilles couleur d’argent mat, de fumeterre, de scabieuses bleues marquetées de points noirs, de crocus roses, à quoi il joignit quelques pousses nouvelles de pin encore blanches. Il en tressa de petits chapeaux de fleurs qu’il ajusta, le mieux du monde, sur leurs fronts. Mais il eut l’attention de commencer par Diane de Sicile, qu’il regardait déjà comme étant de la famille.

En outre, il apporta, dans une cage d’osier, un oiseau bleu, couleur du temps, qu’il venait de prendre tout petit dans le nid ; il le mit dans le giron des dieux. Quoique chargé encore à demi de duvet, l’oiseau bleu becqueta dans la robe de Jupiter et de Pallas Athénée, qu’il eut bientôt consolés de l’ingratitude de l’aigle vorace et de la myope chouette ; tous deux les avaient lâchement abandonnés ce jour-là même.

C’étaient là les dons les plus précieux qu’ils eussent reçus depuis nombre de siècles ; ils en récompensèrent Merlin et son serviteur par un sourire olympien, le dernier, je pense, qui ait brillé sur la terre. Jupiter dit que s’il pouvait, sans offense, l’enlever à Merlin, il ferait volontiers de Jacques un autre Ganymède. Comment, en effet, payer tant de bienfaits ?

« Rien n’est plus aisé, répondit Merlin ; mon serviteur aime les fables, vous en savez beaucoup. Pour vous écouter, il vous suivrait au bout du monde. Si, en répétant vos contes, il les dénature, s’il met vos oracles en patois, pardonnez lui d’avance. »

II

Un seul de la troupe sacrée restait à l’écart et il secouait avec colère les anneaux de sa chevelure blonde. On ne pouvait dire si c’était l’orgueil ou l’envie qui l’emportait chez lui, au point de l’empêcher de prendre aucune part au doux enivrement des autres. Sa main crispée se promenait sur une vieille lyre détrempée par la rosée ; le son métallique qu’il en tira soudainement obligea tous les yeux de se tourner vers lui.

Diane de Sicile en profita pour proposer à Merlin de disputer avec Phébus Apollon (car c’était lui) le prix du chant.

« Me mesurer avec le roi des hymnes ! s’écria Merlin qui ne s’attendait point à un pareil défi. Ma harpe est égarée. »

Mais voyant sur ces paroles que sa modestie le perdait encore une fois, et qu’un trop grand orgueil rentrait déjà dans le cœur des immortels, il fit signe qu’il acceptait le combat, non par ambition de gloire, mais par complaisance envers les tout-puissants. Aussitôt les dieux et les déesses, rangés en cercle, s’assirent pour être juges de la lutte ; les chants commencèrent ainsi, en alternant, sur le mode olympien :

PHÉBUS APOLLON.

Io ! Pæan ! io ! io ! Dirai-je l’hymne emmiellé des sirènes, ou celui que les muses chantaient le jour où naquit l’univers ?

MERLIN.

Dirai-je la chanson qui fait fendre les cieux d’airain, ou le chant du paradis et celui du glaive bleu ?

PHÉBUS APOLLON.

Le serpent Python a osé lever vers moi sa tête rampante ; ma flèche s’est trempée de son noir venin. Io ! Pæan ! io ! io !

MERLIN.

Plus puissant que Python était le dragon de Kylburn, dans les landes de Bretagne ; mon regard seul l’a écrasé, sans que mes flèches se soient souillées de son poison.

PHÉBUS APOLLON.

Le passé m’appartient ; il résonne de ma gloire comme mon carquois sur mes épaules.

MERLIN.

Les mondes futurs raconteront mes actions, et l’avenir s’écoule de mes lèvres.

PHÉBUS APOLLON.

Rien n’est plus beau que le troupeau d’Admète, quand, le soir, conduit par un dieu, il s’abreuve dans la fontaine argentée de Dircé.

MERLIN.

Plus beaux sont les troupeaux d’Arthus, quand, sous la garde de Merlin, ils répondent par leurs mugissements au rire verdâtre de la mer de Bretagne.

PHÉBUS APOLLON.

J’aime la blonde Délos bercée sur la vague azurée.

MERLIN.

Et moi, le rocher de Cambrie où le vautour aiguise son bec.

PHÉBUS APOLLON.

Je suis le père des oracles souriants.

MERLIN.

Et moi je suis la source des pleurs sacrés. Jamais n’a menti l’oracle de Merlin.

PHÉBUS APOLLON.

Que dis-tu ? téméraire ! Souviens-toi de Marsyas ! prends garde que ta dépouille n’aille rejoindre la sienne. Sa peau tannée est suspendue à l’arbre de Delphes.

MERLIN.

Qui pourrais-je craindre ? J’ai lutté dans la nuit contre mon père, le père des éternelles ténèbres ; le grincement des portes de l’Enfer ne m’a pas ébranlé.

PHÉBUS APOLLON.

Crains au moins la lumière du soleil embrasé, et mes chevaux de feu qui se feront une pâture de ta chair.

MERLIN.

Comment craindrais-je les feux du soleil embrasé, moi que n’a pas éclipsé la splendeur du Christ ?


Ainsi continuaient les chants, et nul des combattants ne semblait vaincu ; les dieux avaient peine à comprendre la langue de Merlin ; quelquefois ils le prenaient en secret pour un barbare, mais ils n’osaient le dire. Plus Phébus Apollon perdait sa sérénité, plus Merlin sentait s’accroitre la sienne. C’est à ce signe seulement que parut sa victoire.

« Cessez le combat, s’écria Diane de Sicile ; tous deux ont mérité le prix. »

Mais, en secret, elle inclinait pour Merlin. Phébus s’en aperçut, et, de colère, il allait briser sa lyre, quand il en fut détourné par ce qui se passait à quelques pas de lui.

Dans un ravelin ombragé d’agnus castus, de caroubiers et d’arbousiers était rassemblée la domesticité des dieux, faunes aux jambes tortes, lamies et lémures sorties effarées des tombeaux, gorgades, empuses armées de rhombes et de tambours d’airain, ténébrions, génies coryciens, harpies et chiens de Jupiter, dryades, centaures, telchines, satyres goulus, aux oreilles et aux cornes de bœuf, et le peuple entier des pygmées. Tous faisaient cercle autour de Jacques Bonhomme. Du haut d’un tertre, Pan, le joueur de flûte, lui jetait des pommes de pins ; Argus, le plus curieux de tous, le couvait de ses cent yeux.

« Êtes-vous le valet de quelque dieu, » lui disaient-ils ?

Pour toute réponse, Jacques leur parlait de son village. Il leur racontait en patois de Bresse le Moine bourru, le Chat botté, le petit Poucet, le Juif errant, la Fée Dentue. À quoi le peuple aux jambes de bouc prit un plaisir incroyable. Surtout les faunes dressaient leurs oreilles velues. Jacques leur enseigna à danser la bourrée et la farandole. Il voulut même essayer les chalumeaux de Pan qui les lui prêta volontiers ; et il fit résonner sur l’instrument du plus ancien des dieux, les airs les plus nouveaux de son hameau. Le succès l’enhardit ; il osa s’élancer et chevaucher à crû sur un centaure qui s’était rangé près de lui, pour le mieux écouter. Mais le centaure, avec un hennissement de surprise, le souleva dans ses bras, et le jeta pantelant sur l’herbe fleurie. À ce spectacle, les gros rires épanouis de l’écho couvrirent le murmure poli des dieux, si bien que Merlin dut rappeler son serviteur :

« Excusez-le, grands dieux, il ne vous connaît pas.

— L’excuser, Merlin ! et pourquoi ! Nous aussi nous aimons la joie ingénue. Le rire offense-t-il vos dieux nouveaux ? »

III

Ces propos et quelques autres abrégèrent la journée, que les dieux et les hommes trouvèrent trop rapide.

Un point restait à régler, la nourriture, dont les immortels se montraient fort inquiets. Merlin promit de leur ôter ce souci. Chaque matin, ils trouveraient à un endroit aisé à reconnaître qu’il leur désigna, un peu de miel, des baies de myrtille, trois ou quatre olives et même, aux jours de fête, un grain d’encens. Voilà pour les grands dieux. Les petits en auraient justement la moitié. C’était le nécessaire ; le superflu viendrait plus tard.

En récompense, l’enchanteur exigea une seule chose des dieux tombés, à savoir, qu’ils lui fussent aveuglément soumis, qu’au premier signe, ils descendissent vers lui, en qualité de nains, gnomes, elfes, génies, esprits follets, tels que le moindre enchanteur en a toujours des légions à son service. Encore s’engageait-il à ne les évoquer que rarement, pour ainsi dire, jamais. Et qu’auraient-ils à faire ! à porter à Viviane un mot, une plainte, un soupir, un songe, quelquefois moins encore.

Ainsi s’acheva sans trouble ni tumulte la révolution la plus grande qui se fût vue dans le monde. Tous les dieux se trouvèrent des génies ; toutes les déesses des fées ; et ce changement infini ne coûta pas une goutte de sang, pas même une larme, ni sur la terre, ni dans le ciel.

Ayant ainsi réglé le culte, la liturgie, les occupations, l’état des anciens dieux, Merlin s’apprêta à les quitter pour redescendre vers les demeures des hommes. Les immortels lui firent son cortége jusqu’au bas de la montagne, armés de fouets retentissants, dont ils aiguillonnaient leurs petits attelages. Plus d’un fut renversé du char par trop de hâte ; et c’était un spectacle dont notre héros eût pu tirer vanité, que tant de divinités, belles encore, non ridées, qui marchaient sur ses traces.

Un beau coucher de soleil éclairait leurs pas. Le rossignol dans le bois, le papillon sur le myrte, la cigale dans le sentier, tout était à sa place, hormis pourtant les choses sacrées. Les dieux seuls étaient changés ; par malheur, ils s’en apercevaient dans le miroir des ruisseaux. Une timidité inconnue se glissait dans leurs cœurs. Au moment de gagner la plaine, ils s’arrêtèrent. Leurs fronts se couvrirent d’une rougeur semblable à celle d’une mûre piquée par une abeille, et ils dirent d’une commune voix :

« Nous entrerions volontiers, Merlin, dans la plaine poudreuse avec vous ; mais peut-être rencontrerions-nous des hommes, et nous craignons leurs moqueries. Pour des dieux, il n’est rien de plus triste que la peur du ridicule.

— Ô ciel ! le ridicule ! est-il donc fait pour vous ! Vous êtes beaux, éloquents, ingénieux. Vos traits, quoique diminués, sont encore dignes du marbre. Comment, avec cela, craindre l’ironie. »

Puis se tournant de manière à être entendu de Jacques :

« Honni soit, poursuivit Merlin, honni soit qui se moque des dieux tombés ! Non ! je ne sais rien de plus lâche que de ramper sous Jupiter tant qu’il porte la foudre et de le huer dès qu’il est désarmé. Pour moi, il m’est quelquefois arrivé, dans ma jeunesse, de provoquer des dieux. C’étaient des dieux puissants, capables s’ils l’eussent voulu de me foudroyer d’un regard, d’ailleurs, rassasiés d’encens et de flatteries… Mais vous qui pleurez, pauvres immortels, quand la terre entière vous est fermée, il vous reste un refuge dans le cœur de Merlin ; croyez-moi, si je désire voir, moi vivant, le règne de la justice, c’est dans votre seul intérêt.

— Nous vous croyons, répondit Jupiter ; il est certain qu’à la vue de certaines iniquités, si elles duraient, Jupiter ne pourrait plus croire en lui-même. »

À ces mots, Merlin salua une dernière fois les immortels, qu’il laissa également ravis de sa bonne grâce et de sa magnanimité ; pendant qu’ils allaient tout émus se blottir sous des buissons de myrte, il prit un petit chemin bordé de platanes, fréquenté le plus souvent par les tortues.

IV

« Le bon Prométhée vit-il encore ? » s’écria-t-il en se retournant, confus d’avoir adressé si tard cette question aux dieux ? Toutefois, ils l’entendirent ; l’écho répondit :

« Encore ! »

Merlin apprit non-seulement que le Titan vivait, mais que son supplice n’avait fait qu’empirer, à ce point que personne ne pouvait en prévoir la fin.

« Certes, pensa-t-il en lui-même, je ne quitterai pas ces lieux sans avoir mis un terme à de si grands maux. »

Et comme un voyageur qui s’aperçoit trop tard qu’il a oublié de donner leur salaire à ses hôtes, il revint sur ses pas en grande hâte, et fit rougir les immortels de leur rancune. Moitié prière, moitié menace, il arracha de Jupiter le pardon de Prométhée.

Il fit plus ; il remplit Jacques du désir de délivrer sans retard le titan, qu’il lui dépeignit comme un des plus grands hommes de bien, d’ailleurs ennemi mortel des païens. Jacques se munit d’une paire de limes, de tenailles, d’un marteau que son maître lui laissa emporter, quoiqu’il pensât n’en avoir pas besoin. Ainsi armés, tous deux s’acheminèrent de val en val, vers le roc de Prométhée, dans la compagnie d’un faune velu qui leur servit de guide et savait le chemin le plus court.

Un soir, avant de gravir la montagne maudite, ils entendirent des mugissements qui sortaient d’une caverne marine.

« Ce sont là les sirènes, dit Merlin à son serviteur. Je m’attendais à les rencontrer, mais seulement un peu plus loin. Prends garde, ami, de te laisser séduire à leurs voix enchanteresses. Imite-moi et te bouche les oreilles. C’est l’endroit le plus périlleux de notre entreprise. »

Jacques obéit. Mais du coin de l’œil il regarda l’entrée de la caverne marine ; il en vit sortir, se traînant sur le ventre, de longs corps huileux à tête chauve, qui se précipitaient l’un après l’autre dans les flots.

« Ce ne sont point des sirènes, ô maître ; mais de bons et gras veaux de mer, à telles enseignes que ceux-ci ont, comme les autres, de longues moustaches roides et blondes sous le museau.

— Ce sont les sirènes, te dis-je ; et tu te laisses déjà égarer par leurs prestiges. Sans doute, le temps qui ronge tout a altéré leurs traits divins, et les moustaches dont tu parles peuvent en être la preuve. Mais sois sûr que leurs voix n’ont pas changé ; si elles frappaient de nouveau tes oreilles, je ne pourrais peut-être moi-même te préserver de toute fascination, car je n’ai pas encore une seule fois, éprouvé ma puissance contre ces enchanteresses. Sois prudent, ô mon fils, et passe sans écouter leurs chansons. »

Le matin du dixième jour, ils gravissaient en silence le calvaire de Prométhée. Souvent ils s’arrêtaient pour regarder s’ils ne découvriraient pas le titan. Plus d’une fois Jacques crut le voir dans l’entaillure d’une roche éboulée. Mais les flancs de la montagne fumaient, au lever du soleil, comme ceux d’un cheval ruisselant de sueur et trompaient les regards. Enfin, ils l’aperçurent au bord d’un roc en saillie. Et quels furent l’étonnement et même la confusion de Merlin, en voyant que Prométhée était debout et délivré en face de deux archanges cuirassés d’or et de diamants, qui venaient de rompre ses fers, ainsi qu’il a été raconté plus amplement ailleurs !

Merlin hâta ses pas vers le titan, et dès qu’il fut à portée de la voix, tout hors d’haleine :

« Vois, ô Prométhée, comme de tous côtés nous venons à ton aide. Moi aussi, je pressais ma course pour te délivrer plus vite. Certes, j’eusse désiré que cette gloire m’appartint ; il n’en est aucune que j’eusse souhaitée davantage. Mais puisque ceux-ci, grâce à leurs ailes d’archanges, ont été plus prompts que moi, je ne m’en affligerai pas.

— Les connais-tu, toi qui arrives si tard, lui répondit Prométhée en montrant de la main les deux archanges qui achevaient de briser le dernier anneau de fer ?

— Ils ne sont pas de ma légion, dit Merlin. Mais tu peux sans crainte aller où ils ont hâte de te conduire. Nous allons tous au même but. »

À ces mots le titan s’éloigna en suivant à grands pas les deux archanges sur les cimes ; et, à mesure qu’ils montaient, ceux-ci essayaient leurs ailes, comme pour prendre leur essor. Alors, au haut des cieux, on entendit des voix qui chantaient le Gloria in excelsis. En même temps, un bruit de frôlement d’ailes agita l’air, comme lorsque des troupeaux de grues cherchent, le soir, où se reposer ; à peine elles ont rasé la terre, elles repartent en tumulte. Ainsi les docteurs de la loi, les saints couronnés d’auréoles, portés sur les nues, penchèrent la tête pour voir la délivrance du titan. Ils semaient des fleurs célestes qui retombaient en pluie sur les cimes argentées de neige. La cloche d’un monastère se fit entendre ; à son tintement se mêlèrent l’Ave regina cælorum et l’Alleluia. Le titan y répondit d’une voix formidable par un hymne d’Orphée, qui fit tressaillir les bois sacrés. Merlin, debout à l’endroit où le rocher avait été usé par les flancs de Prométhée, répondit à son tour, au cri de la terre et du ciel, par une triade druidique.

Cependant, à la vue des archanges, Jacques était tombé la face prosternée contre terre ; d’une voix étouffée il répétait :

« Jésus ! Jésus ! »

Dès qu’il osa se relever, il vit près de lui, traînant l’aile, demi-mort, l’aigle de Prométhée. Il l’acheva d’un jet de pierre ; et, lui ayant arraché le foie sanglant, il s’en frotta les membres, qui acquirent par ce charme une force invincible. Heureux si la même vigueur se fût communiquée à son esprit et à son cœur ! Mais il ne devait pas en être ainsi.

V

Quand la délivrance du titan fut consommée, il se fit un long silence sur toute la terre. Merlin le rompit le premier par ces mots :

« Y a-t-il encore dans le monde des vivants, quelque noble esprit, enchaîné à la matière ? »

Les sanglots qui partirent du fond des vallées lui apprirent qu’il y en avait encore plusieurs de ce nombre, ce qui le remplit d’étonnement et d’indignation. Il se mit alors à la recherche de ces esprits enchaînés, et partout où il les trouvait, il allait les délivrant l’un après l’autre. Il s’attachait principalement à ceux qui, par trop d’audace, avaient irrité les anciens dieux.

« Car, disait-il, ceux-là m’ont précédé. Je leur dois mon appui. »

Ainsi rêvant, le premier qu’il rencontra fut Tantale, lequel se tenait accroupi au bord d’une mare fétide.

« Pourquoi, lui dit-il, pauvre Tantale, t’obstines-tu à regarder en bas vers ce limon grouillant de reptiles et de crabes, qui te fuit et te trompe ? Lève donc, une fois, les yeux vers la source d’en haut ; tu seras désaltéré. »

Et, sans attendre la réponse, il fit couler sur les lèvres brûlantes et noires de Tantale quelques gouttes de l’eau du Saint-Graal, dont il emportait toujours le vase gothique avec lui dans ses pèlerinages, pour se prémunir lui-même contre l’aridité fréquente des choses, des lieux et même des hommes.

Dès que Tantale eut senti sur ses lèvres le bord du vase enlevé à la table du noble Arthus, il se sentit revivre.

« Permets-moi de te suivre, ô Merlin, s’écria-t-il, car je reconnais en toi la fontaine dont j’avais soif. Je me désaltère enfin de ma soif infinie dans les rayons de tes yeux.

— Je le veux bien, Tantale, lui dit Merlin. Suis-moi jusqu’à ce que tu te sois abreuvé aux sources qui ne tarissent pas. »

Il affranchit de même ceux qu’il trouva enchaînés dans les liens de la matière, et tous le suivaient comme leur libérateur, témoin Phaéton, qu’il releva brisé de sa chute de l’Empyrée. Combien ils étaient étonnés de ne plus être enfermés dans l’ancienne prison des choses ! Ils se sentaient libres pour la première fois.

Un seul désespéra longtemps de suivre le libérateur ; car, pour celui-là, il était plongé jusqu’à mi-corps dans une maremme, et il criait incessamment : « Des ailes ! des ailes ! » sans essayer de sortir de l’étang gluant et des herbes rampantes où il était enseveli. À son visage, Merlin ne put reconnaître si c’était là un dieu ou un demi-dieu, tant la fange qui le couvrait avait défiguré ses traits. Mais, en approchant davantage, son incertitude disparut plus qu’à moitié.

« C’est plus qu’un homme, dit-il, mais ce n’est pas un dieu.

— Il demande des ailes, ô maître ! repartit Jacques. Qui pourrait lui en donner ?

— Moi, s’il est vraiment celui que j’imagine et qui s’appelle Icare.

— Tu l’as dit, interrompit celui que tous deux regardaient avec pitié. Je suis Icare, et je pleure parce que je ne puis franchir l’abîme des choses terrestres, et qu’il me faut rester éternellement sur ce rivage de boue dans lequel tu me vois plongé, sans espoir d’en sortir autrement que par ton aide.

— Bon Icare, répliqua Merlin, tes pleurs sont un honneur pour toi. C’est un noble orgueil qui te pousse ; et le désir de franchir l’ancien abîme eût mérité des anciens dieux une autre récompense.

— Des ailes ! des ailes ! donne-moi des ailes, ô Merlin !

— Je t’en donnerai, mais elles ne seront pas de cire, et l’ardeur jalouse du soleil ne pourra rien contre elles. Si tu veux suivre la science de Merlin, les ailes te pousseront dans l’âme. Tu planeras sur les choses et sur l’océan des êtres, sans crainte de retomber dans le gouffre ; tu braveras sa souillure. »

Instruit par la douleur et par sa chute, le bon Icare comprit ces paroles. Depuis ce moment, il devint le disciple assidu de Merlin ; il l’accompagna tant que le prophète demeura dans ces lieux, et des ailes lui poussaient chaque jour ; elles grandissaient si bien, qu’avant la saison des pluies il put prendre l’essor et traverser sans peine l’incommensurable abîme. C’était un jeu pour lui de planer sur la face frissonnante des océans et de voler des colonnes d’Hercule au seuil pavoisé d’Arthus.

À le voir si radieux, qui parcourait l’Empyrée, Jacques ne put s’empêcher d’en concevoir quelque envie (c’était là son plus grand défaut) ; depuis cette heure il criait aussi, jour et nuit :

« Des ailes ! ô maître ! donnez-moi des ailes ! »

Merlin lui répondit :

« Elles te pousseront aussi, sois-en sûr, car j’y veille moi-même à chaque instant. Mais il n’est pas temps encore. Plus de modestie te convient aujourd’hui. »

Et il ajouta :

« Combien nous manque maintenant le sage Turpin ! Où l’avons-nous laissé ? Où s’est-il oublié ? Il donnerait par sa plume l’immortalité à tout ce qui se passe autour de nous depuis ces derniers jours. Vois donc, ô Jacques ! combien de savoir écrire te serait utile dans le temps où nous sommes ! Quelles belles histoires tu pourrais éterniser, qui risquent de tomber dans l’oubli ! Promets-moi, mon ami, d’apprendre l’alphabet, comme je t’en ai prié tant de fois. Pour aujourd’hui, fais quelques entailles sur ton bâton de noisetier, afin de te rappeler plus tard, sinon le tout, au moins les principales circonstances de ce que tu viens de voir. »

Ce jour-là, Jacques promit solennellement d’apprendre à lire et à écrire ; il en sentit, pour la première fois, la nécessité. Mais les temps changés, il oublia ce qu’il avait promis. Voyant cela, Merlin soupirait et disait :

« Que les hommes sont rares, Jacques, plus rares encore que les dieux ! »

VI

« Moi seule resterai-je abandonnée ? » Ces paroles s’échappèrent d’une ruine qui dominait le rivage ; elles étaient prononcées par une jeune fille qui s’obstinait à chercher un objet perdu dans les décombres d’un palais. Vous l’auriez crue elle-même égarée, tant sa recherche était ardente et vaine.

La belle chercheuse était nue et sans aucun voile.

« Sa beauté est son vêtement, dit Merlin à Jacques. Reste ici en arrière, puisque tes yeux encore grossiers ne voient pas quelles draperies l’enveloppent. Moi seul je monterai vers elle ; moi seul j’affronterai les regards de Psyché, car, certainement, c’est elle, si je dois me fier à mes pressentiments. »

Psyché était debout sur le pavé en mosaïque d’un escalier croulant ; elle semblait écouter, la tête penchée en avant, un doigt posé sur ses lèvres. De l’autre main elle tenait encore sa lampe éteinte. Le temps n’avait en rien diminué sa beauté. C’étaient toujours les mêmes yeux ingénus couleur de pervenche, le même arc délié des sourcils, les mêmes joues virginales teintes de leur premier duvet, les mêmes lèvres vermeilles, les mêmes cheveux blonds ondés de brun, dénoués sur les épaules. Peut-être son front était-il un peu plus pâle ; peut-être les veines bleues de ses tempes étaient-elles moins gonflées, moins transparentes ; peut-être aussi rasait-elle moins légèrement le sol en marchant. Dans tout le reste elle semblait embellie ; son sein se soulevait plus fréquemment ; de plus longs soupirs s’échappaient de son cœur ; une flamme plus vive, plus pénétrante, jaillissait de ses paupières sous ses cils noirs d’ébène. À demi entr’ouverte, sa bouche semblait près de révéler mille secrets trop longtemps retenus. Vous y eussiez deviné surtout l’attente, l’angoisse, la mélancolie qu’engendre l’espérance toujours déçue et toujours renaissante.

Autour d’elle, les Heures, à la belle chevelure, s’étaient arrêtées et gardaient le silence.

À la contempler ainsi, tout le cœur de Merlin tressaillit et vola au-devant d’elle. Sa langue se dessécha à son palais. L’endroit où il était disparut à ses yeux ; il ne vit plus que Psyché. Rester avec elle dans ces lieux désolés, parmi ces décombres, lui tenir lieu de tout ce qu’elle avait perdu, lui bâtir de ses mains une cabane qui lui ferait oublier l’ancien palais détruit, l’épouser à la face des dieux, ces idées, mille autres plus étranges, traversèrent sa pensée. Mais la sagesse l’emporta sur cette surprise du cœur ; il était redevenu maître au moins de son visage, lorsqu’il se trouva auprès d’elle.

Il venait de fouler et d’écraser sous ses pieds de petits coquillages incrustés dans le sable. Ce faible bruit éveille Psyché de son rêve. Elle tourne la tête et pousse un cri.

« Connais-tu celui que je cherche ?

— Comme toi, ô Psyché !

— Es-tu de sa légion ?

— J’en suis le chef.

— L’as-tu vu ?

— Mille fois.

— De tes yeux ?

— Oui, à travers mes larmes.

— Que faisait-il ?

— Tout et rien à la fois, un monde dans un soupir.

— À ce signe je le reconnais. Est-il encore aveugle ?

— Toujours ; et pourtant il voit ce qui est impénétrable à tous les autres.

— T’a-t-il parlé de moi ?

— Il n’ose.

— Que t’a-t-il dit ?

— Il se tait, il pâlit et il pleure.

— Lui, pâlir et pleurer sans oser dire pourquoi ! Combien il faut qu’il ait changé ! Où donc est-il ? »

Ici Merlin fut tenté de répondre : « En moi-même. »

Mais ses lèvres balbutièrent ; il se troubla. Ses yeux se remplirent de larmes. Il resta quelque temps confus entre le désir et la crainte. Enfin, il s’écria :

« Ô Psyché ! ô âme fidèle ! que ne suis-je venu avant celui qui t’a fait cette blessure ! Ce n’est pas moi qui l’aurais récompensée de tant de soupirs et d’une curiosité si amoureuse par l’abandon et par l’oubli.

— Dis-moi seulement où il est, reprit Psyché.

— Loin d’ici. Il est parmi les joutes, les tournois et les palefrois ambiants, dans la cour résonnante d’Arthus, avec Tristan et Yseult, avec le roi Marc, avec Griselidis, avec le bon Lancelot, avec la châtelaine de Vergy et le sire de Coucy. Ce sont eux qui, après moi, savent le plus de choses d’amour. Va les trouver, ô Psyché ! ils t’en diront davantage. Pour moi, il est plus sage de me taire. Viviane peut-être nous écoute. Mais les chevaux que voici t’abrégeront le chemin. »

Il venait d’apercevoir deux chevaux débridés qui paissaient l’herbe des décombres, attelés à un petit char qu’on avait oublié dans ces déserts.

Psyché s’élance sur le char d’ivoire et reçoit, des mains de Merlin, les rênes de soie et le fouet armé de nœuds d’argent. Elle ne voulut pas se séparer de sa lampe. Il la lui tendit par la chaîne, et elle la plaça à ses pieds.

Il jeta aussi son propre manteau d’azur sur les épaules nues, frissonnantes de Psyché.

Combien, alors, il eût voulu s’asseoir à ses côtés et diriger lui-même l’attelage, d’autant plus qu’il craignait pour elle mille dangers, et l’incertitude des routes, dans les pays nouveaux, souvent mal régis, qu’elle allait traverser. Mais elle ne lui laissa pas le temps de se raviser. Il resta immobile, les bras tendus, à la place où il était, pendant que Psyché, après avoir tourné la tête vers lui, était emportée vers les royaumes d’Arthus, dans les lieux emparadisés où l’amour vit encore.

Il voulut ouvrir la bouche pour dire au moins : adieu. La parole expira sur ses lèvres. Alors il chercha des yeux l’ornière des roues du char sur le sable. Mais tout avait déjà disparu, et Psyché, et le char, et la trace même des roues étincelantes sur la rosée du soir.