Merlin l’enchanteur/Livre VII

Michel Lévy frères (1p. 213-242).

LIVRE VII

LA BONNE AVENTURE


I

Heure qui passes, arrête-toi ! Que ce jour, que ce moment ne finisse jamais !

Pourquoi fuyez-vous, aurores rapides, soleils, jours embrasés ? Qui vous hâte ? Parfums nocturnes, souffles du matin, abeilles bourdonnantes, où allez-vous ? C’est ici, c’est ici qu’est la borne d’émeraude où il faut s’arrêter !

Arrêtez-vous aussi, flots qui passez, étoiles vagabondes ! Et toi, mon cœur, n’espère pas une heure meilleure !

Belle aube purpurine, ne te hâte pas vers le midi ; il te consumera. Splendide midi, ne le hâte pas vers le soir pâlissant ; et toi, soir constellé, ne te précipite pas vers la nuit ténébreuse !

Ombres géantes, ne grandissez pas davantage au pied des monts sereins ! Vous tous, esprits, âmes des choses, ne franchissez pas cette heure d’azur.

Ils avaient retrouvé l’Éden de nos premiers parents, ils avaient ramené le paradis sur la terre. Les yeux attachés l’un sur l’autre, ils buvaient pendant des heures intarissables un philtre invisible, qui descendait des nues. Ils aimaient tout ce qu’ils voyaient, car chaque chose, chaque être était rempli de leur amour. Ils durent penser que l’éternité bienheureuse avait commencé pour eux.

Rien ne les avertissait de la succession des heures et des moments. Chaque instant semblait être le premier où ils se fussent rencontrés ; en même temps ils avaient le sentiment de s’être aimés toujours. Comment cela se pouvait-il ? Je sais seulement que cela fut ainsi.

Oubliez que j’ai comparé leur bonheur à celui de nos premiers parents ! Mes héros furent plus heureux que les habitants d’Éden. Car Adam et Ève avaient perpétuellement un tiers entre eux, un hôte divin qui les tenait dans un respect voisin de la crainte. Quelquefois même le serpent enroulé et sifflant autour de l’arbre glaçait soudainement leurs regards et leurs voix. Leur amour était plus cosmogonique, plus religieux que celui de Merlin et de Viviane ; mais assurément il fut moins passionné.

Merlin et Viviane ne rencontraient ni promeneur divin, ni archange aux ailes d’or, ni serpent à la tête de femme. Ils ne rencontraient, ils ne voyaient, ils n’entendaient, ils ne cherchaient qu’eux-mêmes ; et peut-être en cela furent-ils égoïstes. Aucune voix surhumaine ne les arrêtait au détour des sentiers quand ils cueillaient les fruits dont leur jardin était rempli. Nulle appréhension, nulle menace, nulle épée flamboyante. Ils ne conversaient pas avec les animaux, car ils n’avaient nul besoin de leur parler. Un signe de la main ou des yeux, c’était assez pour en être obéis.

Ils ne chantaient point d’hymne matinal aux Élohim. Mais leur vie était un hymne continuel, que l’un adressait à l’autre. Nul doute qu’ils ne se soient trop divinisés, surtout à ces heures matinales où ils étaient tous deux éblouis l’un par l’autre après les ténèbres. Ce fut là leur faute. Vous verrez qu’elle fut expiée.

Combien de fois nos premiers parents furent attristés par le désir de la désobéissance, par le pressentiment de la chute irrévocable ! Ils désiraient ce qui leur était interdit ; dans leur félicité il y avait déjà un commencement de douleur. Tels n’étaient pas Merlin et Viviane. Soit aveuglement, soit ignorance, ils n’avaient aucune idée de la chute.

Que dis-je ? ils avaient un sentiment tout contraire. Après chaque caresse ils se trouvaient embellis et le monde avec eux. D’ailleurs ils n’avaient point de vaine curiosité ; ils croyaient tout posséder sitôt que leurs mains se tenaient entrelacées. Jamais une sourde inquiétude de l’esprit et de l’âme ne tourmentait le sage Merlin, quand il avait ses lèvres collées sur celles de Viviane. Il pensait alors tout savoir. Que lui importait que l’orage fît frissonner sur sa tête les rameaux épineux de l’arbre de la science ?

Quelquefois mon héros poussait l’amour jusqu’à la superstition. Des fragments de rochers que dix hommes de nos jours ne pourraient soulever étaient un jeu pour lui. Il les dressait l’un sur l’autre et en formait un autel, monument éternel de félicité. Ah ! s’il avait su combien cette félicité était périssable, il aurait fait ses édifices d’argile, non de granit. Quand la pierre était dressée, il prenait Viviane dans ses bras et l’aidait à y monter. Viviane s’élançait comme la chèvre sauvage sur le rocher, elle souriait à l’enchanteur.

Pour lui, toujours sérieux, il la contemplait en silence et l’adorait.

Quand vous rencontrerez quelque part un de ces dolmens mystérieux au milieu des landes, dites hardiment : le puissant Merlin a remué ces pierres. L’amour voit tout, sait tout, explique tout.

N’y eut-il jamais de querelles entre eux ? Toutes les heures furent-elles semblables ? Ne prononcèrent-ils jamais une parole qu’ils auraient voulu retenir ? Si cela fut, je dis que cela fut très-rare, une, deux ou trois fois tout au plus dans l’année ; et encore le caprice (car ces rares mésintelligences ne méritent pas un autre nom) ne dura qu’un moment. Je devrais plutôt dire une seconde, si ces moments n’étaient pas autant d’éternités.

Après quoi, une larme sacrée humectait à peine la paupière, et cette larme produisait l’effet de la rosée sur une campagne brûlante. Il n’en restait aucune trace dans le cœur qui se sentait au contraire renouvelé. Suspendue un moment, la vie revenait à flots précipités. C’était comme une dissonance presque insaisissable, qu’un artiste habile jette au milieu du tissu de ses mélodies pour en rehausser le prix. Car nous sommes des êtres si imparfaits que le bien ne nous plaît qu’à condition d’être mêlé d’un peu de mal.

Au reste, chacun d’eux conservait son caractère même dans ces instants difficiles. Viviane, plus fantasque, revenait aussi plus vite. Jamais on ne la vit plus sereine, qu’au moment où un de ces nuages venait de passer sur son front. Merlin avait l’humeur plus égale ; en revanche, quand il tombait, sa chute était plus lourde ; il avait plus de peine à se relever. Un orgueil plus terrestre l’enchaînait à sa faute. Mais aussi quand il avait pu se vaincre, comme il savait s’humilier ! Il demandait sa grâce avec passion, comme s’il eût commis un crime. C’eût été en effet un crime impardonnable de gâter la plus grande félicité qui sera jamais sur la terre.

Ils ne se nourrissaient pas seulement du fruit des arbres, ils ne se désaltéraient pas uniquement de l’eau des ruisseaux. Quelques serviteurs fidèles leur préparaient une nourriture modeste mais convenable : du laitage, du miel, des œufs de leur basse-cour, des gâteaux safranés, un peu de gibier, un petit vin clairet de la côte voisine, puis c’était tout.

Peu de gens les visitaient. Chacun craignait d’être importun. Quelques vieillards porteurs de harpes étaient toujours les bienvenus, dans la demeure de Merlin et de Viviane. Quant à eux, ils ne recherchaient que les êtres merveilleux que nous avons rencontrés avec eux dans la forêt des Dombes. Pour ceux-là, ils les visitaient régulièrement deux fois la semaine. La comparaison qu’ils faisaient de ces existences purement idéales avec leur propre existence si bien remplie, entrait pour beaucoup dans le plaisir qu’ils trouvaient à les fréquenter. « Que je suis heureux d’avoir reçu le don entier de la vie ! » s’écriait Merlin toutes les fois qu’il revenait de l’une de ces visites.

À quoi se passaient leurs journées ? Rien de plus régulier. Le matin, ils lisaient ensemble dans le livre magique. C’était là leur principale occupation. Merlin, la tête appuyée sur l’épaule de Viviane et la tenant embrassée, lisait à demi-voix les paroles sacrées. À mesure qu’elles tombaient de sa bouche, elles répandaient au loin des sorts heureux sur les mondes épanouis, pour le reste de la journée. Y avait-il quelque part dans le ciel ou sur front assombri un nuage ? Il disparaissait aussitôt ; une douce lumière rosée pénétrait le cœur des hommes. Tous au loin se sentaient rajeunis, sans savoir même à qui ils devaient ce souffle de félicité inattendue.

Après cela, ils chantaient, non pas de grands hymnes savants, ni des cantiques laborieux, mais de petits airs qu’ils avaient assortis à leurs deux voix ; et les rossignols, les tarins, sortant des paquis, des oseraies, des touffes de rosiers et de glaïeuls, accouraient et venaient lutter avec eux, jusqu’à couvrir leurs chansons.

À la tombée du jour, on les a vus souvent chevaucher sur de noirs chevaux dans les clairières étroites, à travers les blés en fleur. Pourtant, ils préféraient aller à pied, parce que leurs mains pouvaient plus aisément s’entrelacer comme le lierre.

Quelles étaient leurs conversations ? Elles étaient très-mêlées. D’abord eux-mêmes, puis eux encore ; après cela, les étoiles, les mondes inconnus, Sirius, Saturne, le bluet dans le sillon, la musique des sphères ; sans doute aussi la politique sacrée, la justice idéale, la félicité de tous les êtres futurs ; la joie des nations qui les prendraient pour guides ou seulement pour conseillers ; la liberté donnée sans avarice à qui la souhaiterait ; aux autres, le sommeil et quelques songes avec un peu de gloire ; puis une tresse de cheveux, un ruban, un fil de la Vierge, le livre de magie oublié, tout ouvert à la pluie, sous un tilleul ; puis de nouveau leur petit monde, le chant du grillon, leur enclos ; tout cela, entrecoupé de baisers et d’éclats enjoués, comme si un esprit follet eût ri auprès d’eux dans les touffes d’herbes des prés.

Chaque printemps, ils envoyaient au loin des messagers, chercher jusqu’en Lybie des animaux étrangers, qu’ils s’amusaient à apprivoiser seulement d’un regard. Quand ces bêtes sauvages étaient devenues plus douces que des agneaux, ils en donnaient les petits à leurs voisins. Ils ne pouvaient souffrir autour d’eux rien qui rappelât les soucis et les misères des hommes. Leur basse-cour était gardée par un bel oiseau qui servait de berger. Quant au buffle, ils l’introduisirent les premiers parmi nous. Sa face noire effrayait d’abord Viviane qui refusait d’en approcher. Merlin lui fit honte de sa frayeur. Depuis ce jour, elle se fit suivre de ces monstres comme d’un troupeau de brebis. Rien n’était plus charmant que de la voir jouer avec l’un d’eux lorsqu’elle le conduisait en le tenant par sa corne couleur d’ébène.

Ils aimaient aussi à semer des plantes étrangères dont les graines leur étaient apportées par des oiseaux bleus qu’ils avaient dressés à cet usage. Dès que l’oiseau revenait de son voyage, il se posait sur l’épaule de Viviane, en secouant les ailes. Viviane baisait le beau messager qui repartait tout joyeux. Souvent elle lui donnait au départ une miette de pain sur ses lèvres ; après quoi ramassant la graine précieuse, elle allait la semer dans le jardin. C’est ainsi que le jasmin, le lilas, l’acacia, sans parler d’une foule de plantes grimpantes toutes propres à former des berceaux amoureux, se trouvèrent à la fin réunis de tous les coins de la terre dans le jardin de Merlin ; il n’en refusa jamais la graine à qui la lui demanda.

Que faisaient-ils encore ? on a dit qu’ils jouaient aux échecs. Ils y renoncèrent bientôt. Viviane se dépitait quand elle perdait. Le sage Merlin n’était pas toujours assez sage pour la laisser gagner toujours. Puis ils trouvèrent que ce jeu les empêchait de rêver l’un à l’autre. Ils le laissèrent pour d’autres jeux qu’ils inventaient chaque jour. C’était le plus souvent des paroles qui n’avaient de sens que pour eux, des murmures sans suite, un gazouillement, un roucoulement humain, plus mélodieux que le gazouillement des fauvettes et des mésanges dans les branches des saules.

Que la journée ainsi remplie était vite terminée ! Et ils ne la prolongeaient pas artificiellement à la clarté aveuglante des lampes. Ils ne dérangeaient point l’ordre marqué par la nature ; mais ils suivaient docilement le conseil des cieux. Après avoir vécu pendant le jour comme les oiseaux des bois, ils se couchaient comme eux, ou peu s’en faut, une heure après que le soleil avait disparu. Les longues veilles fiévreuses ne pâlirent jamais leurs joues. Et pourquoi se seraient-ils refusé un sommeil salutaire ? Ils savaient que le lendemain devait se lever pour eux, plus beau encore que la veille.

II

Ils s’aimaient et ils étaient heureux ; voilà ce que je puis assurer. Les monuments de leur félicité sont innombrables ; vous ne pouvez faire un pas sans en rencontrer les vestiges dans nos bruyères. Qu’est-ce donc que l’homme, si de pareils témoignages ne lui suffisent pas ? Quelle pensée, quels souvenirs, quels sentiments ont jamais laissé de pareilles empreintes ? Les rochers eux-mêmes parlent. Nous croyons aux pyramides parce qu’elles nous enseignent la mort ; ne croirons-nous pas aux dolmens parce qu’ils nous enseignent l’éternité heureuse de deux êtres ? Allons ! sceptiques, doutons de tout, s’il faut douter de ce qui est écrit sous nos yeux en points d’exclamations de granit, de vingt coudées !

Oui, ils étaient heureux, ai-je dit ; mais ils ont cessé de l’être, et c’est là que commence pour moi la difficulté. Il est aisé d’écrire à côté l’un de l’autre des mots aussi discordants que le paradis et l’enfer. L’expérience même a pu vous faire connaître en un moment des états si opposés, le matin la félicité, le soir le désespoir. Cela s’est vu et cela se reverra. Mais accorder ces choses dans une même page, passer harmonieusement de l’excès du bien à l’excès du mal, du sourire aux larmes, tout expliquer, tout aplanir, tout concilier, voilà la partie la plus difficile de mon sujet.

Pourquoi aussi exiger qu’un livre écrit d’une main terrestre soit plus harmonieux, mieux enchaîné que le livre des destinées ? Celui-ci ne donne la raison d’aucun changement ; il ne ménage aucune transition. Tout y est brusque et imprévu. Tournez le feuillet, la terre et les cieux ont changé de visage. La page la plus enivrante finit par un cri de douleur. Et la cause, le motif, où sont-ils ?

Nulle condamnation n’a pesé sur leurs fronts. Un archange armé d’une épée de flammes n’a point honteusement chassé Merlin et Viviane de leur Éden. S’ils l’eussent voulu, ils auraient pu rester dans le paradis ; peut-être à ce moment, ils y seraient encore.

Mais non ! eux-mêmes, eux seuls se sont bannis, eux seuls se sont fermé le retour. Ils l’ont voulu ; nul autre n’est responsable de ce qui a suivi. Étaient-ils las d’un bonheur sans mélange ? Jamais ils ne s’étaient aimés davantage. Fut-ce l’effet d’une longue réflexion ? Celui qui leur aurait dit la veille : « Vous vous chercherez demain et vous ne vous retrouverez pas, » celui-là les eût transpercés de sa parole. Fut-ce un caprice, une fantaisie, une épreuve, un moment d’humeur, un éclair d’orgueil qu’ils n’ont pu vaincre, une dispute aux échecs ? Voyez, cherchez, examinez vous-même, ou plutôt ayez la patience d’attendre. Je puis vous affirmer d’avance que la cause se trouvera proportionnée à l’effet.

Ce jour-là Viviane s’était vêtue de ses plus beaux habits comme pour une solennité. Quand Merlin entra, il la trouva debout, marchant à grands pas, les bras croisés sur la poitrine. Ses yeux immobiles étaient armés d’une résolution étrange. Mais le bon Merlin n’y fit d’abord aucune attention.

Cependant elle s’arrête brusquement au milieu de la chambre de verdure ; et, sans le regarder, d’une voix qui jaillit comme un torrent après lequel tout est desséché sans retour, elle lance ces paroles précipitées :

« Merlin ! il faut nous séparer ! »

Merlin commence à sourire, et ses lèvres restent quelque temps pétrifiées. Il conserve l’impression de la félicité passée dans le premier saisissement d’une douleur infinie ; car il a arrêté ses yeux sur elle, et il a rencontré un de ces regards d’airain qui glacent les mots au fond du cœur.

Sans doute il eût dû se précipiter à ses pieds, les arroser de larmes ; mais ses yeux étaient secs. Peut-être la douleur avait-elle tari son cœur ordinairement si ouvert, si expansif ; peut-être l’indignation l’avait-elle endurci pour une seconde. Peut-être aussi l’orgueil, ce serpent qui se plaît dans nos ruines, se dressa-t-il, à ce moment, dans son âme. À travers les paroles confuses, désordonnées, qui se pressaient sur ses lèvres, sans pouvoir éclater, il a le malheur de répondre :

« Oui, je partirai ! »

Il eut tort mille fois. Mais ce n’était encore là qu’un jeu d’enfant, une extravagance comme les meilleurs en commettent souvent, une parole qu’il pouvait effacer aussitôt par une autre parole. Il n’eût fallu qu’une larme, un serrement de main convulsif. Mais il s’obstina dans cette parole, uniquement parce qu’il l’avait prononcée et qu’il n’eut pas la force de la rejeter pendant qu’elle était encore à demi formée sur ses lèvres.

Puis le regard de plus en plus inflexible de Viviane acheva de le perdre. Il se jette sur sa douleur comme un homme se jette sur son épée et s’en perce la poitrine, sans pouvoir l’en arracher. Plus Viviane montre de résolution et de froideur, plus Merlin montre d’emportement.

À la fin, il sort presque égaré, il descend les degrés qu’il ne remontera plus ! Ah ! pourquoi n’est-il pas revenu en arrière ? Pourquoi ne s’est-il pas roulé sous les pas de Viviane ? Pourquoi, du moins, n’a-t-il pas tourné une seule fois la tête vers la fenêtre entr’ouverte ? Leurs voix auraient pu se répondre, leurs regards se rencontrer. Bientôt, dans quelques instants, ils seront perdus l’un pour l’autre.

Le sage Merlin est-il donc devenu insensé ? Il s’éloigne à grands pas. Tant qu’il pense être vu, je ne sais quelle colère aveugle le soutient. Sans doute quelque démon intérieur vient de se glisser en lui. Sans voir, sans entendre, une force infernale l’aide à se détruire lui-même. Mais sitôt qu’il a passé un certain bouquet d’arbres et qu’il est certain de ne pouvoir être observé, toute cette force factice l’abandonne sur-le-champ. Son corps s’affaisse et tremble. Une sueur mortelle inonde son visage ; encore un pas, il se laisse choir au bord du chemin, les yeux fixes, la tête penchée sur sa poitrine.

Personne n’entendit ses sanglots, ils restèrent enfermés dans son sein.

Ô vous qui passez, regardez le grand enchanteur qui, il y a un moment à peine, prêtait son sourire à toute chose ! Que reste-t-il de lui ? Est-ce un homme, est-ce un enfant ? Qui n’aurait pitié de lui ? Mais qui pourrait seulement le reconnaître ?

Incapable en ce moment d’aucune réflexion, Merlin sentait pourtant qu’une partie de sa puissance était irréparablement détruite. Mais il ne cherchait pas à s’expliquer ce qui s’était passé. Aussi bien toutes les paroles eussent été indigentes pour exprimer ce qu’il éprouvait. Un monde qui s’écroule, un vide qui se creuse jusque dans le fond des enfers, un chaos à la place du ciel, tout cela eût à peine indiqué ce qu’il aurait voulu dire. Le plus probable, c’est qu’il avait perdu le don de l’enchantement. Mais c’était alors la chose dont il se souciait le moins.

Que lui importe que le monde désabusé perde sa magie, qu’un voile terne et grisâtre s’étende sur la moitié de la terre, que toutes les roses se flétrissent à la fois ? Dans l’égoïsme de la douleur, il n’est occupé que de ce qu’il a perdu lui-même. Il cherche un regard qu’il ne rencontre plus, il retient son haleine pour écouter des pas légers dont le bruit n’arrive plus jusqu’à lui. Surtout il sent son cœur pesant comme une pierre dans sa poitrine, et il se tait.

Mais ce que mon héros ne dit pas, je dois le dire à sa place, dans l’intérêt de ceux qui cherchent l’enseignement de cette histoire. Ils ont vu dans ce chapitre qu’il est des paroles toutes brèves, ou plutôt des syllabes dont les suites sont irréparables. Ils apprendront ici à mourir cent fois plutôt que de les prononcer. Un peu plus loin ils verront qu’un dépit, une parole injuste, une brouillerie d’amants, une rancune, un grain d’ivraie dans le pur froment, peuvent avoir les conséquences les plus fâcheuses sur l’économie du monde.

Si mes héros n’eussent eu à démêler que de petits intérêts personnels, si leur vie ne se fût mêlée en rien à la vie universelle, je me serais fait conscience d’entretenir de leurs débats le lecteur, que je suppose d’ailleurs très-préoccupé de lui-même.

III

Les étoiles palissaient, le soleil était près de se lever quand Merlin rouvrit les yeux. Il s’aperçut qu’il était dans la forêt enchantée, où il avait coutume de visiter les créatures idéales dont il était le roi. Son premier mouvement, en reconnaissant ces lieux, ne fut pas sans douceur ; car il crut un moment qu’il était dépouillé du poids accablant de l’existence réelle, et qu’il allait se confondre avec ces êtres imaginaires et flotter avec eux entre le néant et la réalité.

Autant il était heureux auparavant d’être en possession de l’existence entière, autant alors il eût désiré n’être plus qu’un spectre, une larve. Déjà il se jurait à lui-même de ne plus sortir de la compagnie des personnages aériens qu’il avait connus dans la profondeur de ces forêts. Longtemps il cherche, il appelle, mais en vain ; toutes ces formes célestes qui, autrefois, accouraient d’elle-mêmes au-devant de lui, avaient disparu. Aucune ne répondit à sa voix. Il entendit pourtant au loin un bruit de hache dans un massif de vieux chênes moussus. Il se hâta de ce côté.

« Est-ce vous, s’écria-t-il, génies heureux, qui n’avez pas encore goûté le cruel breuvage de la vie réelle ? Venez, entourez-moi, cachez-moi, ne me laissez plus sortir de cette enceinte bénie ! »

En approchant il fut étonné de rencontrer, au lieu des hôtes accoutumés, un paysan demi-vêtu de son sayon, qui était venu dès le matin faire sa provision de bois à la dérobée, de crainte des forestiers.

C’était un vilain du hameau des Ripes. Grand de taille ou plutôt gigantesque, les cheveux mal peignés, tombant sur les épaules, coupés ras sur le front, l’air cyclope, humain pourtant, l’œil bleuâtre, écarquillé, le nez en bec d’oiseau, un peu grêlé, il marchait pesamment ; car, outre qu’il portait des sabots, la fièvre froide l’avait tenu toute cette année-là ; il en avait la rate encore un peu gonflée.

« Ton nom ? lui dit Merlin.

— Jacques Bonhomme Populus, répond le rustre. Pour moi, je vous connais : vous êtes Merlin l’enchanteur. »

Sans faire attention à la réponse, Merlin reprend :

« Puisque tu habites cette forêt, conduis-moi auprès des êtres merveilleux qui y font leurs demeures. Où sont-ils ? Je n’ai pu les rencontrer ce matin.

— De qui voulez-vous parler ? Personne autre que moi n’a jamais habité cette forêt. »

Merlin expliqua à Jacques qu’il s’agissait de personnages vêtus de pourpre et d’or, qui ne buvaient, ni ne mangeaient, et restaient dans une continuelle attente. Jacques Bonhomme, déjà ébranlé par ces paroles (car nul au monde ne fut jamais plus crédule que lui), cherche un moment dans sa tête si vraiment il n’a pas rencontré des personnages semblables à ceux dont Merlin lui parle. Malgré sa bonne envie, il ne peut parvenir à se rappeler qu’une seule chose : c’est qu’il a entendu le matin et le soir des chuchotements dans l’endroit le plus épais du bois.

« C’est cela même, dit Merlin.

— Oh ! pour leurs voix, je les ai clairement entendues, reprit Jacques. C’est comme si je les avais vus.

— Précisément ! » s’écria Merlin.

Encouragés réciproquement par ces paroles, tous deux se mettent de nouveau à la recherche des êtres heureux ; et comme le bois n’était pas très-grand, ils l’eurent parcouru dans tous les sens avant la nuit. Mais elle arriva sans qu’ils eussent trouvé la moindre trace de ce qu’ils cherchaient. Sur cela, Merlin comprit, non sans quelque amertume, qu’il avait perdu le don de voir dans le monde invisible, et qu’il était descendu au moins d’un degré de la région emparadisée où il avait vécu auparavant.

IV

Le lendemain, le soleil était très-piquant ; vers midi ils s’assirent à l’ombre d’un grand hêtre pour attendre que la chaleur fût passée. Merlin était à demi anéanti. Mais l’ingénuité de Jacques ne lui déplaisait pas, et ils se sentaient irrésistiblement attirés l’un vers l’autre. Longtemps avant que le jour eût paru, Jacques avait roulé dans son esprit une pensée qu’il n’osait avouer. Il finit néanmoins par la dire en voyant la bonté, la simplicité de Merlin que le désespoir même n’avait pu changer.

« Ah ! murmura Jacques en croisant ses deux mains, si monseigneur Merlin voulait me dire la bonne aventure !

— Je le veux bien, » répondit Merlin, et il prend aussitôt dans sa main celle de Jacques Bonhomme.

C’était une main large, osseuse, rutilante, faite pour manier et assouplir le fer. Après l’avoir considérée attentivement, l’enchanteur parla ainsi avec complaisance :

« La première chose qui m’apparaît dans ces lignes c’est, Jacques Bonhomme, que tu auras une nombreuse postérité.

— Oui-da !

— Plus nombreuse que celle d’Abraham.

— Et la seconde chose ? reprit Jacques.

— La seconde, c’est que tu seras souvent dupe.

— Mais non pas toujours ?

— Attends, mon fils ! Non pas toujours, mais souvent et longtemps, répéta Merlin en appuyant gravement sur chaque syllabe. Tu changeras fréquemment de maître.

— Serai-je quelquefois le mien ?

— Rarement. »

La large face de Jacques Bonhomme s’assombrit.

« Ne te décourage pas, ô mon fils ! voici des signes meilleurs.

— Lesquels ? » dit le rustre ébahi.

Merlin continua, dans une sorte d’exaltation qui alla en croissant jusqu’à la fin :

« D’abord des pestes, des sueurs de sang, des larmes, du fer, des geôles, des oubliettes, de sombres manoirs pour le maître, un peu de paille et la douleur pour toi.

— Que cela est long ! seigneur Merlin. Cela ne finira-t-il pas ?

— Oui, cela finira. Tes armées couvriront la terre ; elles porteront avec elles la justice, elles sèmeront la gloire.

— Mes armées ! monsieur ; y pensez-vous ? Et où sont-elles mes armées ? Je n’ai qu’un troupeau de cinq chèvres et deux vaches.

— Les îles, te dis-je, te seront soumises, et les continents rugiront sous tes pieds.

— Après tout, pourquoi, moi aussi, ne serais-je pas un chef d’archers ? Pourquoi ne porterais-je pas la cuirasse comme les autres ? Oui, je la porterai, foi d’honnête homme ; nous ne souffrirons pas que le plus fort batte le plus faible ; vous pouvez vous y fier Montjoie et Saint-Denis ! Je n’attends que la bataille. La poussière m’enveloppe déjà et m’aveugle. Un conseil, monsieur l’enchanteur ! Supposons un moment ce gros chêne : voilà l’ennemi ! Mes troupes, à moi, c’est mon bâton ferré. Maintenant, que ferai-je ? Où me placerai-je pour frapper le plus fort ? À droite ou à gauche ? Où commencerai-je l’attaque ? Je suis déjà dans la mêlée. »

Merlin laissa s’exhaler en ces termes Jacques Bonhomme, que l’exaltation de la guerre avait déjà gagné ; après quoi il le réprimanda doucement comme il suit :

« À voir comme le seul mot de guerre t’enivre d’une joie folle, je crains que tu ne boives dans cette coupe au delà du nécessaire. Si tu te laisses si aisément éblouir par le clinquant des épées, comment sortiras-tu jamais du servage ? Tu ressembles à l’ours que l’on conduit, au bruit du tambourin, par un joyeux anneau de fer étincelant passé dans les narines ! Certes ! je ne suis pas inquiet de ton courage dans les champs de tueries que tu nommeras les champs de gloire ; mais je ne sais si tu montreras la même bravoure dans les choses de l’esprit.

— La même, interrompit Jacques.

— Sache, Jacques Bonhomme, reprit Merlin avec sévérité, sache qu’il ne faut jamais interrompre les enchanteurs pendant qu’ils parlent. Autrement, à moins qu’ils ne soient aussi clairvoyants qu’il m’est donné de l’être, il leur arrive de perdre le fil de leur pensée ; et ceux qui les interrogent avec impatience restent à jamais perdus dans un défilé inextricable dont il leur est impossible de sortir. Vois donc le danger que tu as couru par ta faute, et tâche de t’en garantir une autre fois. »

Jacques avala les paroles qu’il avait sur les lèvres.

« Maintenant donne-moi cette main, reprit Merlin de plus en plus emporté sur les ailes de la divination. Jacques Bonhomme ! réjouis-toi ! Je te vois ici clairement marcher à la conquête du tombeau du Seigneur. Quelle cohue de peuples tu trames après toi, mon enfant ! Oui, c’est bien toi qui portes la bannière. Mais à ces trois rides je reconnais que tu auras de grandes fatigues à endurer pour prendre Jérusalem. La faim, la soif, le désert, de nombreuses blessures.

— Passons sans regarder, monsieur ; allons, je vous suis. La ville est-elle très-forte de ce côté ?

— Assez.

— Entourée de grandes murailles ?

— Oui.

— Peut-on y grimper par escalade ?

— Difficilement.

— Il faudra donc se servir d’embûches. Combien d’âmes dans la ville ?

— Approchant un million.

Tant mieux, nous les affamerons. Après cela, prendrai-je la ville ?

— Sans nul doute, tu la prendras.

— Voilà qui va bien. J’y resterai comme seigneur du pays.

— Détrompe-toi, pauvre Jacques ! il faudra en sortir.

— Quoi ! j’en sortirai ? Mais au fait quel besoin d’y rester ? N’ai-je pas pris la ville pour pouvoir dire en rentrant au village : j’y suis entré. Et tous de me regarder ébaubis et de dire : Voilà Jacques ! c’est bien lui ; il revient du saint tombeau ; il a monté le premier sur la brèche du Calvaire. Voyons, de bonne foi, que voulais-je de plus quand nous reçûmes ici sous cet arbre les clefs de la ville sur un plat de vermeil ? Continuons, je vous prie.

— Écoute, Jacques. En cet endroit je te vois un grand fils ; il attellera au même joug des lois le riche et le pauvre. Attends, je lis ici son nom. Tu l’appelleras Marcel.

— Oui, seigneur ; mais vous en serez le parrain.

— Volontiers, » dit l’enchanteur ; et après un moment de silence :

« Que vois-je sur le plat de cette main ? une plaine, oui, un village, un bois chenu, et, sous l’arbre des fées, une bergère. La voilà qui prend la bannière et la cuirasse. C’est elle qui conduira ton armée, Jacques Bonhomme ; tu n’auras qu’à la suivre dans le droit chemin. La vois-tu sur ce pont, bardée de fer, empanachée de blanc, sur son palefroi ? Où va-t-elle ? La main qui a conduit les troupeaux conduit maintenant les hommes de guerre. Tous fléchissent le genou devant elle. La vois-tu ? »

Ici Jacques Bonhomme ne put s’empêcher d’éclater ; comme il était interrogé, il crut que c’était le moment de répondre, il s’écria :

« Une bergère, seigneur, dites-vous ! une bergère ! Oui, je la vois, dans mon idée. Gageons que c’est une de mes sœurs, Jeanne ou Jacqueline. Laquelle ? Je crois plutôt que c’est Jeanne. Oh ! c’est qu’un homme ne la vaut pas pour plier deux bœufs au joug. Avec cela, courageuse, douce, obéissante, méprisante pour les galants, Dieu sait ! Si elle me disait d’entrer dans le feu, j’y entrerais, bien sûr de ne pas me roussir un cheveu. »

Sans l’écouter, Merlin gardait le silence. À ses derniers mots, les pins et les chênes de la forêt avaient résonné en se penchant l’un vers l’autre, comme si la terre de France lui eût répondu. Merlin sent qu’il n’a pas perdu à la fois toutes les puissances de l’enchantement. Il retrouve dans son cœur un peu d’espoir :

« Voici une chose extraordinaire et qui ne s’est jamais passée dans ma vie d’enchanteur. À cette ligne, mon pauvre Jacques, je te perds des yeux. Tu te fais si petit, si pauvret, que tu disparais. Tout à l’heure je ne voyais que toi. Tu remplissais les villes et les royaumes de tes rumeurs ; tu ressemblais à la mer soulevée par la tempête ; maintenant deux ou trois hommes seulement disposent de la terre, et toi tu as disparu. Te voilà plus faible, plus misérable, plus rampant que le scarabée qui cherche sa pâture dans la fange. Enfin, je ne te vois plus du tout. Quelle étrange destinée est la tienne !

— Sans doute, monsieur, qu’à ce moment je me suis endormi sous la paille, ou dans le creux d’un sillon, ou sous la table, quoique cela m’arrive rarement. Mais ne craignez rien, je me réveillerai ; cherchez-moi seulement un peu, par exemple, là où je remue le petit doigt. Vous me retrouverez.

— En effet, dit l’enchanteur après un long examen, je te retrouve ; tu te réveilles. Mais, ô horreur, mon ami ! tu as le poignard à la main. Qui poursuis-tu en criant : « Vive la messe ! » Comme te voilà changé ! À qui en veux-tu avec ta pique ? Arrête-toi. Grand Dieu ! Est-ce bien toi qui assassines cet honnête homme, au coin d’une rue, la nuit de la Saint-Barthélemy ? Voile ta face, Jacques Bonhomme, et pleure !

— Pourquoi me voilerais-je, monsieur ? Assurément ce n’est pas moi, ni aucun des Jacques. Ma famille est connue. Ah ! si j’avais fait quelque chose de semblable, je ne voudrais plus lever les yeux de terre. À la guerre, quand le clairon a sonné et averti l’ennemi, je ne dis pas. À la bonne heure ! Mais la nuit, dans une ruelle, fi donc ! Ce n’est pas moi, je vous le jure. Regardez mieux. »

L’enchanteur reprit :

« Comme te voilà changé ! Ce n’est plus Jacques Bonhomme ; c’est monsieur Jacques. Ce n’est plus le serf, pieds nus, en chemise. Quoi donc ! des dentelles ! une perruque qui descend jusqu’aux hanches ! un air fier et dédaigneux ! Où avez-vous fait cette fortune, monsieur Jacques ? Pourquoi regardez-vous de si haut le monde à vos pieds ? Ne reconnaissez-vous plus vos pères ?

— Encore une fois, monsieur, ce n’est pas moi. Quelqu’un se sera déguisé à ma place. Moi, méconnaître mes parents ! Je ne suis pas fier, on le sait. Ce n’est pas mon défaut.

— En effet, Jacques, te revoilà petit, humble. Tu rampes, Jacques Bonhomme ; à cela je te reconnais. C’est bien toi ! Le maître a sifflé, le chien basset arrive, l’oreille à terre. Le grand roi te mène à ses chasses. Allons ! va ! cours ! dépiste le gibier pour le veneur. Mais, non, ce n’est plus toi. Te voilà changé encore ! Qui donc es-tu ? Jacques Bonhomme ! Merlin se lasse, Merlin s’épuise à te poursuivre. Tu fuis, tu changes de formes, de volonté, de figure, de cœur, de couleur, à mesure qu’il veut te saisir. Je t’ai laissé humble et doux ; te voilà de nouveau superbe ! ta tête se perd dans les nues. Pourquoi brises-tu ce que tu as élevé ? La mer, les vents, le roseau sont des modèles de constance, en comparaison de toi, Jacques Bonhomme. Tout à l’heure, je t’ai vu moi-même construire ces donjons. Pourquoi maintenant cours-tu les démolir ? Que t’ont fait ces tours et ces tourelles ? Ah ! que de sang, pauvre Jacques ! Encore du sang ! Regarde donc à tes mains ! Que de fois on te le reprochera, quand même ce serait le tien ! Comment te laveras-tu ? On te suivra à la trace de ce sang. Comment feras-tu sortir la justice de cette source de feu ?

— La justice me lavera, monsieur. Je suis Jacques Bonhomme, et n’ai rien fait de ce dont on m’accuse.

— Toi, si doux, si humain, comment as-tu pu être si impitoyable ?

— Il faut donc, monsieur, que l’on m’ait trompé ce jour-là, ou que j’aie été poussé à bout. Je ne suis, croyez-moi, ni mer, ni roseau, mais un honnête homme qui ne demande que son dû. Ah ! peut-être m’aura-t-on mis en colère ! Peut-être m’aura-t-on ce jour-là faussé la promesse, refusé ce qui était mon droit, enlevé mes vaches et mes chèvres ! Car cela est vrai, monsieur ; pour ces animaux-là je ne me connais plus.

— Il suffit, dit l’enchanteur. N’en parlons pas davantage. Que tu réclames ce qui t’est dû, rien de plus juste, mon ami ; mais tâche, autant que possible, de ne pas employer la violence qui est aussi bien l’arme du méchant que celle de l’homme de bien.

— Je suis donc damné, monsieur ? » s’écria Jacques, et il se prit à pleurer.

Merlin le consola aussitôt par ces mots :

« Songe donc, mon ami, que rien n’est encore perdu. Dans tout ce que je t’ai dit, il ne s’agit que de l’avenir, et non de ce qui est arrivé.

— Cela est vrai ! interrompit Jacques, comme s’il tombait des nues.

— Et il ne tient qu’à toi de faire mentir l’oracle, en tout ce qu’il a de fâcheux pour ta renommée.

— J’y compte bien, monsieur.

— Voyons, comment t’y prendras-tu ?

— Ma foi, monsieur, j’apprendrai à lire, et je demanderai à monsieur l’enchanteur de me prêter un de ses livres ; car c’est beaucoup que d’en avoir pour le moins un dans sa chaumière et de regarder de temps en temps de ce côté.

— Rien n’est plus vrai, dit l’enchanteur ; mais prends garde de ne pas te brouiller la cervelle. Car on a vu, Jacques Bonhomme, de très-honnêtes gens, qui, ayant lu dans les livres enchantés, se sont eux-mêmes ensorcelés, si bien qu’ils ne distinguaient plus leur main droite de leur main gauche. »

À ces mots, Merlin donna à Jacques le livre de ses prophéties.

« Tiens, dit-il, rien de semblable ne peut t’arriver avec celui-ci. »

Jacques Bonhomme reçut le livre, le baisa et ajouta :

« Seigneur Merlin, comment cela finira-t-il ?

— Bien, répondit Merlin.

— Je commence à le croire.

— N’en doute point, » reprit Merlin.

Et ils continuèrent de s’exalter à l’envi. Emporté de plus en plus par le génie de la divination, l’enchanteur ne s’inquiétait plus en rien de savoir s’il était compris par Jacques. Jacques ne se donnait plus aucune peine pour comprendre Merlin. D’extase en extase, tous deux se trouvèrent aux deux extrémités opposées du monde intellectuel. Ils se répondaient sans se soucier de s’entendre. Mais, qu’importe ? leurs langues étaient disparates, leurs cœurs se comprenaient parfaitement.

« La poussière des ancêtres sera renouvelée, s’écriait Merlin.

— Jarni Dieu ! répondait Jacques, ce sera une belle fête.

— Les ruisseaux de lait couleront sur la terre !

— Adieu, mes chèvres et mes vaches !

— Les montagnes de la Gaule distilleront le miel de la Grèce.

— Il ne faudra plus labourer pour semer, semer pour moissonner.

— Tu t’élèveras avec moi dans la voie lactée, et tu t’assiéras au plus haut de l’écliptique.

— Oui, certes, je m’assoirai au-dessous de vous sur le timon du char, comme un bon serviteur.

— Non, pas au-dessous de moi, interrompit Merlin avec indulgence, mais au milieu des rayons étincelants de la justice !

— Eh ! oui ! répliqua Jacques Bonhomme, dans le droit chemin qui mène au ciel.

— Les îles de Cambrie, de Cornouailles tressailleront de joie. Les mondes auront la blancheur des cygnes.

— Et les hirondelles arriveront à la Noël.

— Levez-vous, espérances infinies ! aurores immaculées ! pensées sublimes qui entraînez les cieux, comme les chevaux traînent le char !

— Sortez du lit, serviteurs paresseux, il fait grand jour !

— Univers, revêts ta parure de joie !

— Jacqueline, mets ta robe de noce !

— Ô incompréhensible abîme !

— Ô Vierge Marie !

— Ô infini !

— Ô Jésus ! »

Ici les deux voix s’arrêtèrent. L’extase était la même des deux parts. Un long silence suivit.

Ravi d’un enthousiasme qu’il n’avait jamais senti auparavant, Jacques Bonhomme jugea sainement que, pour accomplir sa destinée, il ne pouvait rien faire de mieux que de s’attacher aux pas de l’enchanteur ; ce qu’agréa le bon Merlin.

Jacques demanda seulement un jour ou deux pour prévenir sa famille et faire ses préparatifs. Ils se trouvèrent facilités par la disparition de son petit troupeau que lui avait volé, pendant son absence, une horde de Francs-Gaulois chevelus. Jacques fit à peine attention à cet événement qui l’eût accablé de désespoir dans tout autre moment. Après avoir recueilli le peu de hardes qui lui restaient, il revint auprès de l’enchanteur qu’il trouva à la place où il l’avait laissé.

Depuis ce moment, nul ne vit jamais le sage Merlin sans voir près de lui, tout ébahi d’admiration naïve, Jacques Bonhomme ; et c’est ainsi que cette histoire s’est enrichie de ce personnage au moment même où son apparition pouvait être le plus utile. Un peu plus tôt elle eût été prématurée. Plus tard, elle eût été intempestive. Mais tout arrive en son lieu et à son heure, dans cette histoire, comme dans la nature même.