Michel Lévy frères (1p. 153-180).

LIVRE V

LES LIMBES


I

Déjà l’endroit où finit le second labyrinthe des limbes blanchissait au bout de l’horizon ; l’enchanteur voyait la fin de sa course, lorsque d’autres âmes plus cachées, plus enveloppées que les autres, se montrèrent soudainement à lui ; et moi qui, jusque-là, avais suivi le moindre de ses pas, sans oser ouvrir la bouche, je devins plus attentif qu’auparavant. Aux paroles dont il salua les âmes nouvelles accourues sur son passage, je crus comprendre que celles-ci devaient monter sur la terre après moi, quand j’aurais quitté le monde des vivants.

La curiosité me piqua alors de son plus vif aiguillon. Je me sentis consumé du désir de savoir leurs noms et ce qu’ils feraient sur la terre quand je n’y serais plus. Et moi qui osais à peine regarder le prophète un moment auparavant, tout à coup emporté par le désir plus fort que l’humilité, je m’approchai de lui et je lui dis :

« Oh ! par pitié ! dis-moi les noms de ceux-ci qui vivront après moi et qui fouleront la terre quand moi je serai dans le tombeau.

— Qui t’a appris ce que c’est que mourir, répondit le prophète, et comment est fait le tombeau, toi qui n’as pas encore vu le jour ?

— Par grâce, laisse-moi m’approcher de ceux qui vivront après moi. Écarte au moins le pli de leurs manteaux pour que je voie leur visage. Que ne puis-je les saluer au moins des yeux ! D’avance je me sens plein d’amour et de respect pour eux, comme s’ils devaient réchauffer mes os de leur haleine. Quel est celui qui vient le premier et qui est le plus grand ? Comme il marche avec assurance ! Et cet autre qui se tourne de mon côté ? Tous deux m’attirent également par des puissances différentes. Regarde ! ils voudraient m’appeler, ils me font signe ! Ah ! montre-moi leur visage. Dis-moi seulement quel sera leur nom, leur patrie. Sont-ils de mon pays, de ma race, de ma langue ? ou feront-ils honneur à une terre étrangère ? Dis-moi… »

Mais celui qui avait été jusque-là si indulgent m’interrompit avec sévérité :

« Toute curiosité n’est pas bonne ! me dit-il. Ne te suffit-il pas de les avoir vus passer ? Ce que tu prends pour leur visière baissée est le voile d’airain qui couvre l’avenir. Sache seulement qu’ils ne mettront pas toute leur joie dans le glaive, et qu’ils sècheront les larmes que tu vois ici rassemblées dans les yeux des multitudes. Que t’importent leurs noms et les syllabes qui les forment ? Les noms trompent aisément. Apprends d’avance à regarder les choses. »

Pendant que je me retirais confus et tout tremblant de cette vision par delà le berceau et le tombeau, il pénétrait avec sérénité plus avant dans les limbes.

II

Avez-vous vu le torrent de l’Ain, à l’endroit où le rocher aigu s’avance pour lui fermer le passage ?

Vous diriez que le torrent est vaincu et qu’il ne lui reste qu’à revenir sur ses pas, en arrière, vers sa source. Mais, au contraire, il s’avance plus fier, après avoir regardé de près, dans ses gouffres bleuâtres, le roc qui voulait l’enchaîner. Cet endroit est semblable à celui où la vallée des limbes se recourbe et se ferme pour empêcher de passer ceux qui aspirent à la vie. La gorge étroite s’ouvre subitement béante, comme une vaste maremme.

« Quel est celui qui vient vers nous ? disaient deux âmes en se tenant amoureusement embrassées au bord d’un gouffre. Vient-il pour appeler l’un de nous à la vie et pour nous séparer ? »

En même temps elles tremblaient ; chacune d’elles devenait plus pâle à mesure que Merlin s’approchait.

Il s’adressa à la jeune âme de vierge qui était plus éperdue encore que son compagnon ; il lui dit :

« Pourquoi as-tu peur ? »

L’âme amoureuse lui répondit :

« L’amour éternel nous tient ici embrassés au-dessus des orages ; il en est ainsi depuis que nous habitons ces lieux. Je tremble maintenant de rester oubliée dans ces demeures, pendant que tu appelleras à la lumière des vivants celui que je ne sais encore comment nommer. J’ai peur de rester seule ici, perdue, égarée, sans mon compagnon. Dis-moi si tu viens le chercher pour le conduire sans moi, avant moi, là où nous désirons habiter ensemble. Après nous être fiancés dans les limbes, serons-nous désunis, par le temps, sur la terre ? Ne verrons-nous pas ensemble la lumière du jour, ou bien la verra-t-il sans moi, pendant que je resterai emprisonnée dans ces lieux, avec ceux qui n’ont jamais vécu ?

— Console-toi, âme amoureuse, répondit Merlin ; vous ne serez point désunis. Le même temps vous sera accordé à tous deux pour parcourir la vie. Ensemble vous verrez le même printemps, les mêmes jours, les mêmes années, les mêmes soleils. Ensemble vous goûterez la rapide jeunesse ; ensemble vous cueillerez les mêmes fleurs, ensemble vous les verrez se flétrir. L’un ne sera pas retenu dans ces pâles demeures pendant que l’autre se réchauffera aux rayons amoureux du jour terrestre. »

Un éclair de joie illumina le visage de ceux qui s’aimaient dans les limbes ; la jeune fille reprit :

« Une seule chose m’attriste encore. Je ne sais comment nommer celui par qui je vis déjà avant le berceau.

— Appelle-le Abeilard, répondit le prophète.

— Et moi, de quel nom l’appellerai-je ? demanda l’esprit qui, jusque-là, avait gardé le silence.

— Appelle-la Héloïse. »

Quand les deux âmes amoureuses eurent entendu leurs noms, une joie infinie parut dans leurs regards. Il semblait qu’elles venaient de se rencontrer pour la première fois. Longtemps elles se répétèrent l’une à l’autre, avec ravissement, ces noms qui étaient pour elles une révélation anticipée de la vie attendue. Le doux chuchotement des deux esprits continuait encore lorsqu’une voix plus forte se fit entendre au loin, vers l’endroit où la plaine se change en une montagne hérissée de rochers.

Ils suivirent l’enchanteur jusqu’à l’entrée de la vallée ; mais voyant de loin une jeune fille qui s’avançait dans la campagne, tous deux s’arrêtèrent à la fois et le quittèrent en disant :

« Il ne nous est pas permis d’aller plus loin. Celle qui s’approche s’indignerait de nos désirs d’amour. »

À ces mots ils s’enfuirent.

Sans les avoir entendus, celle qui leur avait fait peur continuait de marcher en cueillant des bluets dans la chaumine ; tout était rustique et humble dans son air, excepté son regard qui traversait les limbes. Pourquoi ont-ils peur d’elle ? pensait l’enchanteur. Quand il fut près d’elle, quoiqu’un torrent les séparât encore, il la reconnut sans peine ; et aucune des âmes qu’il avait rencontrées jusque-là n’avait ainsi touché la sienne, à ce point qu’il fut près de pleurer.

« Jeanne, lui dit-il, sais-tu où tu vas ?

— Je le sais.

— Et comme le bûcher est ardent ?

— Je le sais. »

Cependant elle traversait le torrent sur un tronc d’arbre qui était là comme ces ponts rustiques que les villageois jettent sur les ruisseaux, en Champagne, quand la pluie les a gonflés. Deux esprits marchaient à côté d’elle, à sa droite et à sa gauche, et lui parlaient à l’oreille.

L’enchanteur les ayant aperçus l’un et l’autre, s’écria :

« Jeanne ! pourquoi marches-tu ainsi accompagnée dans ce chemin où tous les autres vont seuls ? »

Et, avant qu’elle eût pu répondre, l’archange Michel, qui était à sa droite, lui dit à voix basse :

« Prends garde, ô vierge, à celui qui s’avance : il a déjà été mêlé aux vivants ; pourtant ni moi, ni celle qui est à ta gauche, nous ne l’avons jamais vu dans nos demeures célestes. Il n’est point de notre légion.

— Vous ne m’avez point encore rencontré, dit l’enchanteur ; malgré cela, moi aussi, j’appartiens comme vous à l’Éternel. »

À ces mots, la bergère ayant reconnu qu’il avait vu les deux esprits à ses côtés, fut remplie d’une joie qu’elle n’avait pas encore éprouvée :

« Toi, au moins, tu les as vus, lui dit-elle ; tu as entendu leurs voix lorsqu’ils me parlaient à l’oreille. Tu ne feras pas comme ceux qui vont répétant ici, que ce sont là des songes. Mais, puisque tu as déjà vu le soleil et traversé la vie, dis-moi ce que je dois en savoir, et quel chemin il me faut suivre. Car ceux-ci sont instruits dans les choses du ciel ; mais ils méprisent le monde et les messagers qui en arrivent.

— Avec de tels compagnons pour guides, répondit le prophète, je n’ai rien à t’enseigner. Cependant, puisque tu m’interroges, je parlerai. Le village où tu dois voir la lumière pour la première fois, est déjà couvert de chaumes, ô Jeanne ! Déjà les hirondelles ont niché ; les petits gazouillent sous le toit près duquel le tien s’appuiera, non loin de l’arbre des fées.

— N’arriverai-je pas trop tard ? dit la bergère. Voilà mon unique crainte.

— Ne crains pas, ô bergère ! Tu paraîtras à l’heure de la bataille ; tu ne perdras point de temps pour trouver l’oriflamme et l’épée.

— Comment porterai-je le glaive, moi qui ai peine à porter cette houlette ? Comment dompterai-je les chevaux de guerre, moi qui tremble à chaque ombre qui passe ?

— Tu l’apprendras ici, dans cette nuit des limbes. L’archange qui marche auprès de toi t’enseignera les vertus de l’épée. Vois ! il conduit ici par le frein son noir coursier ; tu le dompteras dans les ténèbres. Quand tu viendras parmi les hommes, tu arriveras tout armée. Ainsi le bon Achille a été élevé avant toi dans les limbes par le sage centaure. »

Il allait continuer ; mais la voix lui manqua lorsqu’il vit cheminer, dans un sentier bordé d’abîmes, une troupe d’esprits qui tous avaient une couronne sur la tête ; ils marchaient l’un après l’autre à la file et muets, si bien qu’ils ne paraissaient pas se connaître entre eux.

La bergère et ses compagnons s’étaient arrêtés pour voir passer cette troupe qui s’avançait avec majesté. Quand la moitié au moins eut disparu, la vierge s’écria à la vue de l’un de ces pèlerins couronnés :

« C’est lui, le voici ! le roi ! »

L’enchanteur lui dit :

« Oui, Jeanne, tu l’as reconnu, c’est ton Charles ; fais-lui son cortége, marche à son avénement. »

Alors la bergère se mit à marcher à côté de celui qu’elle avait salué ; elle semblait, en l’accompagnant, le garder contre les ténèbres.

Cependant la troupe auguste continuait de passer ; l’enchanteur, se tenant immobile, comptait combien ils étaient encore. L’un des rois, qui marchait avec peine, s’arrêta, et, sortant de la foule, avec un visage plus débonnaire que les autres :

« Ô toi, le seul qui ait vu le soleil, apprends-moi si la vie est aussi légère qu’elle nous semble ici. Enseigne-moi quels sont l’encens que les peuples nous préparent et la pourpre qu’ils tissent pour les rois. Dis-moi si ma félicité est plus assurée que celle des autres. Nos yeux renferment plus d’une larme invisible. Ces larmes couleront-elles jamais ? Cette couronne me pèse dans les limbes. Sera-t-elle plus légère dans le monde des vivants ?

— Roi, répondit le prophète, tu n’as besoin de savoir qu’une chose : accoutume-toi aux pleurs ; ils couleront plus tard. Surtout, rappelle, si tu le peux, ceux qui marchent si vite devant toi pour échapper à la justice ; dis-leur de changer de chemin, car le chemin qu’ils suivent est mauvais. Ils te laisseront un pesant héritage. Vois déjà quelles colères s’amassent derrière eux ! »

Celui auquel il parlait se sentit interdit. Il s’effraya de sa solitude. Il aurait voulu rappeler ceux qui marchaient devant lui, mais tous se hâtaient de s’éloigner. Chacun d’eux craignait de rester le dernier.

« Tes compagnons sont cruels pour toi, reprit le prophète avec tristesse. Ils te font le péril ; reviendront-ils ensuite sur leurs pas pour t’en défendre ?

— Quel péril ? demanda avec angoisse l’esprit qui portait la couronne.

— Prends garde à la colère des peuples.

— J’ai vu déjà ici des larves mutinées ; je sais comme on les apprivoise d’un sourire.

— Il n’en est pas toujours ainsi sur la terre.

— Apprends-moi comment on dompte sur la terre les peuples déchaînés.

— Nul ne sait ce secret, excepté celui qui n’en a pas besoin. Tantôt les peuples sont plus souples que l’herbe. Ils rampent ; c’est leur joie. Foule-les, brise-les, ils t’en aimeront davantage ; et c’est là ce qui arrive le plus souvent. Tantôt ils dorment comme des lions accroupis dans les roseaux ; alors délie le frein, ils te méprisent ; resserre-le, ils te maudissent ; caresse-les, ils te déchirent. Quoi que tu fasses, ils te perdront.

— Qu’ai-je à craindre ? Le jour éternellement attendu ne me sera pas retiré. Si les heures sont comptées pour la foule, elles sont inépuisables pour les rois.

— Détrompe-toi, Louis, qu’ils appelleront le seizième. Il t’en coûterait trop de connaître la vérité, à l’heure seulement où tu te sentiras frappé de son tranchant. Pourquoi m’as-tu pressé de prononcer la parole que je voulais retenir ? Il te convient moins qu’à personne de te fier à la durée du jour terrestre. C’est toi qui apprendras aux autres combien ses joies sont courtes, combien son ombre est pesante et de quel poison abonde la meilleure coupe. Ils te lieront les bras parce que tu seras le plus débonnaire. Ils te châtieront par le fer. Ta tête cherchera vainement à rejoindre le tronc, et ce n’est pas toi qui auras commis le crime, mais bien ceux-là qui te précèdent et que tu vois au loin marcher, indifférents, au-devant de l’aurore sanglante. »

Comme il achevait ces paroles, celui qui les entendait se sentit frissonner. Il prit par la main un enfant qui le suivait et qui disait en pleurant :

« Père, où me mènes-tu ? »

Puis il laissa passer tout le cortége et marcha le dernier, en regardant si quelqu’un venait après lui ; pareil à un homme qui suit une foule et qui a peur d’arriver. À chaque pas il se retourne ; il s’arrête, il soupire ; que n’ose-t-il revenir en arrière ?

III

Le dernier de la file n’était pas éloigné à une distance plus grande que le jet d’une pierre, dans la main d’un frondeur, quand le crépuscule faible, incertain, commença de luire. La clarté était un peu plus pâle qu’à cette heure et à cette saison de l’année où les étoiles filantes percent en foule le manteau de la nuit. Mais, à cette lumière, on voyait surgir des deux côtés de la vallée, çà et là, des moitiés de tours, d’édifices, de murs, de pâles cités commencées et abandonnées, sans que l’on sût quelle main en avait jeté en secret les fondements. Il y avait aussi de blêmes ruines ; elles se mirent soudainement à crouler ; personne ne pouvait dire qui les avait faites.

Parmi ces ruines, s’avançait la tête haute un esprit qui semblait les dédaigner. Ce n’était pas un roi, et il était plus superbe que les rois. Comme un laboureur presse de l’aiguillon un troupeau de bœufs, afin qu’ils entrent à l’étable avant que l’orage éclate, de même il pressait de l’aiguillon de sa parole les peuples haletants, qui désiraient s’arrêter et se repaître à chaque pas. Mais, dès qu’il voyait la foule hébétée de son dur labeur, il la pressait de nouveau de son dard ; celle-ci, pour l’éviter, courait aveuglément sans regarder derrière elle.

Sur le visage sillonné de l’inconnu, vous eussiez cru reconnaître les traces anciennes de la foudre, avec les marques du bitume de Gomorrhe.

Vous eussiez dit qu’il avait déjà traversé les flammes souterraines, et qu’il en avait gardé plus d’une cicatrice. Mais il en était autrement. Son orgueil tout seul montrait qu’il n’avait jamais été vaincu. Il sortait comme les autres des profondeurs natives des limbes inviolées.

Quand il fut si près du prophète, qu’il était impossible de passer sans être vu, il ne courba pas la tête comme les autres ; au contraire, il se dressa debout, et, regardant les tours croulantes, il lui dit :

« Qui a fait ces ruines ?

— Tu le sais, toi, par qui elles sont irréparables ; mais tu l’as déjà oublié, Mirabeau ! »

Celui-ci, sans s’arrêter davantage, continua :

« Où est la route de ceux que je poursuis ? J’ai perdu le chemin par une trop grande hâte de marcher sur leurs traces.

— Ceux que tu poursuis ont pris le sentier au pied de cette roche ; tu les atteindras bientôt. Ils marchent gravement ; le dernier surtout plie sous le fardeau de sa couronne. »

En entendant ces mots, comme un chasseur démusèle sa meute, l’âme altière déchaîna la foule, qui se mit à hurler sous sa parole de flamme :

« Ils sont ici, criait-il, courez, avancez, rugissez ! Ne lâchez pas la proie ! »

Et la meute passait, gueule béante, sur l’herbe desséchée.

« Pourquoi les presses-tu ainsi, dès les limbes, si vite qu’ils ont perdu haleine ? Tu voudras après cela les retenir, de peur qu’ils ne t’échappent, et tu ne trouveras plus le frein ; car toi-même, tu l’as brisé. Pour eux, ils seront si haletants, que la force leur manquera avec le souffle, quand ils arriveront sous le soleil. Au lieu de poursuivre leur chemin dans la gloire, ils se coucheront, la langue altérée, sous le pied du méchant.

— Je sais déjà, répondit l’âme altière, ce que vaut leur amour et comme il se change en haine. Depuis que je les promène dans ces vides royaumes, j’ai appris à les conduire où il me plaît. Fie-toi à ma parole du soin de les régir. En voyant comme ils sont vains, et qu’ils pèsent si peu, j’apprends ici d’avance à les mépriser tous. C’est là ma couronne.

— Tu as les pieds dans l’enfer, toi qui parles dans la nue, repartit le prophète. Regarde tes mains ! comme l’or les a salies ! Pourquoi sont-elles sordides quand ton cœur est si haut ? Si je pouvais ici les laver de mes larmes, je le ferais d’avance. Car je ne sais encore si je dois te couronner ou te maudire. En te rejetant, je crains de déshonorer la lumière du monde. Et pourtant, il est sûr que tu tiens là dans ta main droite un or qui ne vient pas d’un noble labeur. Si les autres l’ignorent, moi, je le vois d’ici ; passe, je me tairai encore. Je ne puis ni t’oublier ni te haïr. »

À ces mots, l’âme dédaigneuse ouvrit ses mains d’où ruissela une pluie d’or, et elle répondit en ricanant :

« Me prends-tu pour Judas ? C’était pour payer mon passage. »

Puis, se redressant plus fière qu’auparavant, elle secoua sa chevelure immense et rejoignit ses compagnons qui semblaient ses sujets.

IV

Quand le pèlerin des trois mondes tourna la tête, il vit comme un essaim de larves échappé de la ruche, ou plutôt comme une grande nation rassemblée qui s’avançait du fond de la nuit, en chantant à la manière de ceux qui partent : Liberté, liberté chérie !

Tous nageaient dans une allégresse sublime, comme s’ils avaient pris déjà possession de la lumière ; car ils se croyaient émancipés des ténèbres parce que la justice vivait en eux et qu’elle étincelait sur leurs fronts. Les froides limbes furent un moment réchauffées de la présence de tant d’âmes palpitantes.

Le prophète leur dit :

« Certes, il est beau de s’élancer du premier bond au-devant de la justice. Mais la persévérance est nécessaire, même aux larves pour devenir des hommes ; et la fin montrera seule ce que vaut cette ardeur. Je crains que beaucoup de ceux qui réclament la lumière ne prennent goût aux ténèbres, dès qu’ils l’auront aperçue. Autant il est glorieux d’entrer les premiers dans la justice, autant il y a d’opprobre à la renier, sitôt qu’elle s’approche. Plus tard nous compterons ceux qui auront persévéré ; combien s’en trouvera-t-il alors ?

— Tous ! » cria la foule.

À peine ce mot avait résonné, une terreur subite glaça les lèvres qui l’avaient prononcé, et plusieurs de ces générations de larves se précipitèrent sous le vent des épouvantements, plus pâles, plus muettes et plus vaines les unes que les autres. Elles murmuraient tout bas, de crainte d’être entendues :

« Fuyons encore plus loin du jour ! Voici les douze ! »

Alors, en relevant les yeux, le prophète aperçut dans la campagne douze hommes aux longs cheveux qui chacun portaient un glaive à deux tranchants ; et un étendard aux trois couleurs, bleu, blanc et rouge, flottait sur leurs fronts héroïques. À mesure qu’ils marchaient, leur ombre grandissait au loin. Mais la multitude avait peur de cette ombre autant que des glaives eux-mêmes. À la tête des douze il reconnut celui qu’il avait trouvé en entrant et qu’il avait appelé Maximilien.

Il lui dit : « Vois quelle peur tu leur as faite ! Et les fils de leurs fils trembleront de cette même épouvante. Les voilà qui retournent dans la nuit. Que sais-tu s’ils voudront désormais en sortir ? Cache donc le tranchant de l’épée, si tu veux qu’ils reviennent et qu’ils passent. »

Comme lorsque le milan plane dans la nue, tous les oiseaux se cachent et la campagne semble morte, de même tous les esprits appelés à la vie faisaient silence, tant ils craignaient d’être aperçus à la lumière azurée du glaive. Longtemps le prophète les chercha lui-même des yeux sans pouvoir les découvrir. À la fin il les trouva çà et là, tremblants, accroupis sur la terre, et qui rejetaient d’avance le don du jour.

« Ce n’est pas là le chemin, leur dit-il, âmes sordides qui cherchez à vous vendre avant d’avoir vécu. Pourquoi rentrez-vous dans les ténèbres ? Pourquoi repoussez-vous la lumière dorée ? Voulez-vous déshonorer la poussière des ancêtres ? Où voulez-vous reculer ? Le néant est derrière vous. Il est avare et pauvre. Il ne vous achètera pas. Quelle que soit l’épouvante ou vraie ou hypocrite, il faut pourtant passer et entrer dans la vie. Et toi qui es le plus pâle, Maximilien Robespierre, si c’est toi qui gardes le seuil, abaisse ton glaive. Ouvre-leur le passage. Va ! ils n’ont déjà que trop de peur. »

Ils obéirent, mais non pas tous. Il y en eut deux qui refusèrent de baisser le glaive. Ils s’attirèrent par là les paroles suivantes :

« Toi qui es le plus jeune, il est donc vrai que tu es aussi le plus implacable, Saint-Just ? Tu tiens la tête trop droite. Et pour toi, Billaud-Varennes, prends garde à la maremme homicide de Sinnamary. Car les morts que tu entasseras de ce côté de l’Océan le traverseront à pied sec. Ils iront te chercher sous l’ombre des palétuviers, où tu n’auras pour compagnon et pour défenseur que la perruche des forêts qui se perchera sur ton épaule. »

Deux fois la foule timide hésita ; deux fois elle chercha une issue pour retourner en arrière et rentrer dans la nuit sans aurore. Si elle eût pu y rentrer, elle l’eût fait ce jour-là ; combien elle regrettait alors les ténèbres natives où elle dormait du sommeil de l’argile ! Combien elle se repentait d’avoir cherché les pâles clartés des limbes ! car, en ce moment, la mort se dressa debout sur son pavois aux extrémités de l’horizon ; elle dépassait de vingt coudées l’océan d’hommes qui était à ses pieds ; elle se mit à ricaner en voyant que tous lui appartenaient également.

Alors le prophète en colère frappa durement la foule de sa verge de coudrier. Tous en tumulte se hâtèrent au-devant de la vie, pleins d’épouvante, en détournant les yeux ; mais la verge fit ce que n’aurait pu la raison.

V

De l’autre côté d’un ruisseau qui semblait la source de l’Océan, une âme seule s’était tenue debout à l’écart. Du haut de la rive elle avait contemplé la tempête civile sans changer de visage. De vastes savanes s’étendaient autour d’elle. Sans peur comme sans colère, elle s’avançait d’un air modeste, quoiqu’elle parût seule remplir un monde.

« Qui es-tu, toi, que la chute d’un monde n’a pu émouvoir et qui sembles habiter seule un nouvel univers ? lui cria l’enchanteur. Tu es encore trop loin pour que je te salue par ton nom. »

Les deux esprits marchèrent au-devant l’un de l’autre, autour de l’humble source de l’Océan. Quand ils furent près de se toucher, il y avait déjà longtemps que le prophète avait reconnu celui auquel il avait parlé.

« Pourquoi, lui dit il, ne dépend-il pas de moi d’avancer l’heure où tu dois voir la lumière, ô toi, honneur d’un monde inconnu qui dort encore sous l’Océan ! Je ne te laisserais pas errer plus longtemps ici dans ce crépuscule muet qui ressemble tant à la mort. Je te conduirais moi-même par la main quand je remonterai sur la terre. Le jour terrestre me remercierait de lui montrer Washington ! » Puis, en le touchant, il ajouta :

« Ô liberté ! que je n’ai point vue encore et que déjà j’ai tant aimée, c’est donc toi, âme sereine, qui lui feras son berceau ! Tu verras comme elle est douce et comme il est misérable celui qui ne l’a pas connue ! Mieux vaudrait pour lui demeurer à jamais enseveli dans ces limbes désolées où le soleil ne luit jamais. Ne t’attriste pas d’avance, âme préférée, si ton nom n’est pas celui qui retentira le plus haut dans la bouche des hommes. Ah ! si tu les foulais du pied, toi qui en as la force, comme ils te feraient fête ! Si tu mettais ton plaisir à les lier par troupeaux, à les charger de fers, comme ils encenseraient ta mémoire ! ils la porteraient jusqu’aux nues. Toutes leurs bouches seraient pleines d’hymnes pour toi. Si tu les écrasais, tu serais leur demi-dieu. Mais, pouvant les asservir, tu les respecteras, et ils n’auront pour toi qu’une moitié de louange.

— Pour qui donc réservent-ils leur amour et le comble de la gloire ? balbutia l’âme étonnée.

— Je te l’ai déjà dit : pour ceux qui les méprisent et qui sèment derrière eux la poussière d’où naissent les esclaves. Ceux-là ils les appellent Alexandre, César…

— Ne nomme pas le troisième, répondit l’âme libre. Je le connais déjà ; je sais comme son joug est pesant, dans ces lieux même, où toute chose est si légère. Dis-moi seulement ce que je désire le plus savoir. Quel sera mon pays, mon peuple ? Nomme-moi la terre qui doit me recevoir. Sous quel ciel verrai-je la lumière ? Comment l’appelles-tu ?

— La terre où tu verras pour la première fois le jour est encore inconnue au fond des mers. Elle n’a point aujourd’hui de nom dans la bouche des hommes. L’Éternel seul la connaît et la voit à travers l’Océan verdâtre. Mais déjà l’insecte travaille jour et nuit à y élever ses temples de corail. »

Pour la première fois, une sombre tristesse se répandit sur la figure impassible de celui qui devait être Washington ; il s’écria avec stupeur :

« Quoi ! la terre où je dois naître n’est pas sortie des flots ? Les hommes ne l’habitent point encore ? Ils n’y ont pas bâti de demeures ni fait entendre le bruit de leurs paroles ? Elle est donc la proie des vents, des tempêtes, peut-être des reptiles et des bêtes fauves ? Ou plutôt, sans doute, elle ne sera jamais ; et ma destinée est de flotter ici dans une éternelle attente, sans trouver où me reposer sur un rivage qui n’est lui-même qu’un songe. Tous les autres ont une patrie ; elle les attend d’avance. Tous ils sont sûrs, en voyant la lumière, de trouver le pays des ancêtres qui leur sourira dès le berceau. Moi seul ici je n’ai point d’ancêtres, ni de parents, ni de demeure préparée sur le rivage des vivants. Moi seul je ne trouverai pas d’argile pour me faire un corps mortel. »

À ces mots, l’âme d’airain courba la tête et elle commença à gémir.

Comme un maître gourmande et console en même temps l’enfant qui, par trop d’impatience, s’est blessé de ses mains, et qui se croit près de mourir en voyant pour la première fois couler son sang vermeil, de même le prophète répondit :

« Est-ce à toi de gémir, quand tu sembles de bronze ? À tes larmes seulement je vois, âme vagissante, que tu n’es pas encore tout entière achevée et que tu gardes quelque chose des limbes. S’il est ici quelqu’un qui doive se réjouir, c’est toi. Car pour berceau tu auras un monde, et nuls serpents ne viendront t’y surprendre. Pendant que tu goûtes ici les prémices de l’éternelle justice, la terre où doit être ta patrie se couvre en secret de savanes et de forêts. Quand ton cœur sera préparé au grand combat, la terre aussi sera prête à boire le sang des oppresseurs. En te voyant, elle dira : « Je suis libre ! » Déjà le vent se promène sur les cimes virginales des tamarins nouvellement émergés du fond des golfes ; le grain est semé de l’arbre dont l’écorce te fera ton berceau. Déjà les grands fleuves ont creusé le lit des peuples. La cataracte mugit comme un troupeau qui cherche le pasteur. Faisons silence, tu l’entendras peut-être. »

Ainsi le prophète consolait l’âme encore nue qui s’effrayait de ne point trouver de limon pour s’en faire un corps mortel. Alors celle-ci s’indigna que quelqu’un l’eût vue pleurant et sans espoir. Reprenant son visage d’airain :

« Ils ont déjà une patrie. Je me ferai la mienne. »

Et, sans parler davantage, elle continua son pèlerinage vers la lumière.

VI

À cet endroit des limbes se passait une chose plus extraordinaire que toutes celles que j’ai racontées jusqu’ici ; il n’y avait personne qui ne tournât la tête pour s’assurer si ce n’était pas un rêve.

Après la foule des larves pâles marchait un peuple noir, plus lent, plus triste et comme chargé de chaînes invisibles. Ces âmes nègres s’en allaient, couleur de la nuit, les cheveux laineux. Dans leur bouche brillait comme un collier de perles blanches, en sorte qu’elles semblaient sourire, même lorsqu’elles voulaient pleurer. La trace d’un fouet sanglant était sur leurs épaules d’ébène ; et ce que n’avait fait aucun des hommes que le pèlerin avait rencontrés, ceux-là le firent. Ils tombèrent à genoux à ses pieds ; ils semblaient lui dire : « Délivre-nous de ce fardeau que nous ne pouvons porter. »

À ce moment, un coup de massue retentit dans l’ombre. Personne ne vit le bras levé ni quel était le meurtrier. Mais celui qui fut frappé alla rouler, comme un corps mort, au pied du prophète.

« Quelle main a frappé l’innocent ? s’écria-t-il. L’injustice est-elle déjà née en ces lieux, et, avec elle, la mort ? Le crime a-t-il ici son berceau ? Y a-t-il déjà des Caïns dans les limbes ? »

Tous furent effrayés, mais personne ne répondit, car nul ne savait encore ce que c’est que la mort. Un seul gémissement se fit entendre sous la terre, à l’endroit où sont cachées les semences des choses invisibles ; le gémissement partait de millions de poitrines tièdes et haletantes. L’enchanteur vit alors que les blancs avaient chargé les noirs de mille pesants fardeaux qui les tenaient ployés jusqu’à terre ; et cette servitude, avant de naître, n’était pas moins cruelle que celle que la lumière du monde éclaire. Car c’était pitié de voir ces âmes fragiles se traîner exténuées, dans les demi-ténèbres, vers les portes de la vie ; ce qu’il y avait de plus triste chez elles, c’était l’espérance.

« Arriverons-nous bientôt, dirent-ils, à la lumière désirée, pour que nous déposions ces fardeaux qui nous accablent et nous empêchent de redresser la tête ? Ah ! qu’il nous tarde de voir la douce lumière où cesse toute servitude et où le noir devient l’égal, le frère du blanc, sous la hutte terrestre ! Notre seule crainte est de rester ici ensevelis dans ces lieux sous les entraves dont ils ont, comme tu vois, chargé nos épaules. »

En les entendant, le prophète soupira ; il n’osa leur dire la vérité. Mais, se tournant vers une âme plus robuste qui passait, la seule qui redressât son front, il lui dit :

« Toi qui es le premier des noirs, tu peux supporter cette parole, car tu as les épaules d’Atlas. Tu es vraiment de pierre, Toussaint l’Ouverture, si la douce pitié ne te prend en voyant l’ingénuité des liens. Ils croient que la vie les délivrera de la dure servitude. Ah ! qu’ils se trouveront abusés sitôt qu’ils verront la lumière ! Comme ils regretteront les limbes, où, grâce aux ténèbres, ils échappaient souvent aux regards du maître ! Je ne leur dis pas ce qui les attend : le cœur leur manquerait ; je vois déjà leurs genoux qui ploient sous le faix. Mais je te le dis à toi, afin que tous ne tombent pas à la fois dans l’embûche du berceau. »

Toussaint l’Ouverture branla la tête et répondit :

« C’est assez, ils t’écoutent ! N’en dis pas davantage. »

Un peu plus loin, Merlin rencontra un autre troupeau d’âmes garrottées ; celles-là étaient blanches et elles semblaient naturellement esclaves, car elles n’avaient point de maîtres. Pourtant elles rampaient, comme si elles eussent senti la verge.

« Pourquoi rampez-vous déjà, âmes serviles ? leur demanda Merlin. Vous n’avez point encore de maîtres ! Qui vous tient ainsi courbées ? Est ce le souvenir d’avoir mal vécu en des temps que je ne connais pas ? Êtes-vous des transfuges du ciel ? Relevez-vous, regardez les choses d’en haut ! »

Mais, sans faire aucun effort pour lui obéir, elles regardèrent comme si elles n’eussent pas compris. Alors Merlin en releva quelques-unes ; il leur apprit à regarder le ciel, qu’elles n’avaient pas encore entrevu. Elles essayèrent de sourire à ces plaines d’azur ; mais, sitôt que Merlin eut passé, elles retombèrent, embrassant de nouveau la terre fangeuse que leurs pieds avaient pétrie.

VII

À cet endroit s’éleva subitement comme un bruit de feuilles mortes sous les pas du prophète. C’étaient une multitude de larves accroupies sur la terre qui s’efforçaient de rire. Celles-là étaient les plus misérables.

« Pourquoi vous efforcez-vous de rire ? leur demanda-t-il en se détournant, de peur de les fouler sous ses pieds. Rien n’est plus triste que votre joie.

— Nous rions de vos promesses de vie, répondirent les habitants de la pâle vallée. Pourquoi, prophète, vous jouez-vous des pauvres larves ? Nous ne croirons jamais qu’il y a une vie réelle et un soleil qui se lève par delà les vastes limbes. Plus d’une fois le bruit en a été semé parmi nous, et toujours il s’est trouvé mensonger. Laissez-nous, larves que nous sommes, jouir en paix du royaume des larves. Nous n’en voulons point d’autre. »

Merlin s’épuisa en efforts pour persuader à la foule que par delà les demeures où ils étaient plongés, à demi ébauchés, il y avait un soleil de vie qui réchauffait de son regard les créatures à mesure qu’elles entraient dans le monde. Étaient-ils donc faits pour demeurer à jamais confinés en d’aussi tristes lieux ? Ce n’était, à vrai dire, qu’une préparation à un monde meilleur, une ébauche d’univers, des propylées à peine entrouvertes, ou plutôt une prison.

Ne sentaient-ils pas croître en eux l’homme sous l’homoncule ? Sur leurs visages on lisait d’avance les jours futurs.

Il parla, avec la force que peut donner la conviction, de la splendeur des choses qui sont par delà le berceau.

Les âmes aveugles répliquèrent :

« Vous êtes barde et poëte, Merlin ; vous vivez de fantaisies dorées. Pour nous, qui n’avons pas vos ailes, il nous faut des raisons. Quelqu’un est-il jamais revenu de ce prétendu monde des vivants ? Jusque-là nous l’appellerons le monde des rêves. »

Plus attristé qu’indigné, Merlin invoqua son propre témoignage. N’était-ce donc rien que l’expérience ?

« Voyez, disait-il, aveugles que vous êtes ! Venez, approchez, touchez-moi. Ce bâton de coudrier je l’ai coupé en Bretagne, sur la terre des vivants. J’en arrive, vous dis-je. En voici la poussière encore blanche à mes pieds. Que vous faut-il de plus ? De grâce, amis, frères, ne vous fermez pas l’avenir par vanité. Croyez à la vie au moins par complaisance ; sinon vous resterez ici vains, légers, sans renommée, germes égarés, semés dans la mort. »

À ces discours accompagnés de prières et même de quelques pleurs, les esprits, endurcis par la contradiction même, se contentèrent de murmurer à l’envi :

« Visions que tout cela, Merlin ! Ce n’est pas nous que l’on abuse. Nous sommes des larves sérieuses. Encore un coup, nous le savons ; il n’y a rien par delà les limbes que la nuit éternelle. Nous ne croyons pas même au berceau. »

Combien Merlin regrettait alors de n’avoir pas Viviane pour témoin !

« Elle n’aurait pas besoin de parler, se disait-il à lui-même. En la voyant seulement, ils croiraient à la vie, à l’aurore, au parfum, aux chansons bocagères du printemps, aux promesses de l’année dans sa fleur, au regard étincelant du jour. Pour moi, je possède, il est vrai, l’existence ; mais souvent l’art me manque pour en convaincre les autres. »

À pas lents il s’éloigna, tournant souvent la tête, et il soupirait. Mais il n’accusait que lui-même si tant d’êtres appelés à la vie immortelle restaient à jamais, faute d’y croire, assis, emprisonnés dans les ténèbres informes.

Bientôt le froid ricanement de ceux qui doutent de la vie cessa par degrés. Les larves, privées de l’espérance et même du désir, rentrèrent l’une après l’autre en hochant la tête dans le silence contemporain de la mort.