Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 212-237).


CHAPITRE XXXI.
HISTOIRE DE GUZMAN ET DE SA FAMILLE.



Avant de commencer, l’étranger observa qu’il avait été lui-même témoin d’une partie de ce qu’il allait lire, et que le reste était établi sur une base aussi ferme que le témoignage des hommes la pouvait rendre.

« Dans la ville de Séville, que j’ai habitée pendant une longue suite d’années, je connaissais un marchand opulent que l’on appelait Guzman, et qui avait reçu le surnom de Riche. Il était d’une naissance obscure, et ceux qui, grâce à ses richesses, favorisaient sa bourse de fréquens emprunts, n’honoraient jamais son nom au point de le faire précéder du don, ou d’y ajouter son nom de famille que la plupart ignoraient, et dont on assure qu’il n’était pas fort bien instruit lui-même. On le respectait pourtant, et quand on voyait Guzman, chaque fois que la cloche sonnait les vêpres, sortir de l’étroite porte de sa demeure, la fermer soigneusement, la regarder deux ou trois fois d’un œil inquiet, puis déposer la clef dans son sein, et se rendre lentement à l’église, ne cessant de mettre la main dans sa veste pour être bien sûr que la clef y était toujours, alors les têtes les plus fières de Séville se découvraient à son passage, et les enfans, qui jouaient dans les rues, interrompaient leurs jeux jusqu’à ce qu’il leur eût adressé quelques paroles en passant.

« Guzman n’avait ni femme ni enfant ; il ne possédait ni parens ni amis : une vieille domestique composait tout son ménage et ses dépenses étaient calculées sur le pied de l’économie la plus stricte. Bien des personnes se demandaient, d’après cela, ce que deviendraient après sa mort ses immenses richesses. Ceci donna lieu de penser que Guzman pouvait avoir des parens dans l’éloignement ou la détresse, et la curiosité, stimulée par l’avarice, est infatigable. On découvrit ainsi que Guzman avait eu autrefois une sœur, beaucoup plus jeune que lui, qui, dans un âge fort tendre, avait épousé un musicien allemand, de la religion protestante, et qui, bientôt après son mariage, avait quitté l’Espagne avec son époux. On se rappela, ou du moins l’on prétendit qu’elle avait fait beaucoup d’efforts pour toucher le cœur et désarmer la main de son frère, afin qu’il pardonnât leur union et la mît en état de retourner dans sa patrie avec sa famille. Guzman fut inflexible. Riche et fier de ses richesses, il aurait pu néanmoins la voir sans regret mariée à un homme pauvre, qu’il aurait eu la gloire d’avoir enrichi ; mais l’idée qu’elle s’était unie à un protestant lui était insupportable.

« Inès se rendit donc avec son mari en Allemagne, où il était sûr que ses talens pour la musique seraient appréciés. Il éprouvait d’ailleurs ce sentiment naturel aux personnes qui émigrent, et qui sont portées à imaginer qu’un changement de lieu amènera un changement dans leur fortune ; tandis qu’ils sentent que le malheur sera plus supportable partout ailleurs que dans la présence de ceux qui l’infligent.

« Telle était l’histoire que les vieillards racontaient au sujet de la sœur de Guzman, et à laquelle les jeunes gens ajoutaient une foi d’autant plus implicite que leur imagination y joignait encore mille nouveaux charmes, quand Guzman tomba malade, et fut abandonné des médecins qui avaient été appelés en quelque sorte malgré lui.

« Dans le cours de sa maladie, soit que la voix de la nature se fît entendre à son cœur, soit qu’il jugeât qu’une sœur le soignerait mieux dans ses derniers momens que des domestiques avides et mercenaires ; soit enfin que son ressentiment s’affaiblît aux approches de la mort ; il est certain qu’il se souvint d’Inès et qu’il expédia à grands frais un exprès pour la partie de l’Allemagne où elle résidait, afin de l’inviter à revenir à la ville pour se réconcilier avec lui. En attendant, il adressa au ciel les prières les plus ferventes pour que sa vie pût être prolongée jusqu’à l’arrivée de sa sœur, et qu’il pût rendre le dernier soupir dans ses bras et dans ceux de ses enfans.

« Indépendamment de cela, il fit appeler un notaire avec lequel il resta renfermé malgré sa faiblesse, pendant plusieurs heures. Le bruit courut aussitôt qu’il avait annullé son ancien testament, et qu’il en avait fait un nouveau ; mais quoique l’on se donnât beaucoup de peine pour écouter à la porte de la chambre, l’on ne put distinguer une seule de ses paroles. Ses amis avaient fait tous leurs efforts pour l’empêcher de se livrer à une fatigue aussi grande ; ce qui selon eux, ne pouvait manquer de hâter ses derniers momens ; mais à leur grand étonnement, et sans doute à leur sincère joie, dès que Guzman eut fait son testament, sa santé et ses forces revinrent ; il commença à marcher dans sa chambre et à calculer dans combien de temps il pourrait avoir des nouvelles de sa famille.

« Quelques mois s’écoulèrent, et les prêtres profitèrent de cet intervalle pour tâcher de changer les vues de Guzman. Voyant qu’il leur était impossible d’y réussir, ils changèrent de batterie ; ils exigèrent du moins qu’il n’eût de communications avec cette famille hérétique que par leur entremise, et qu’il ne vît sa sœur ou ses enfans qu’en leur présence.

« Guzman eut d’autant moins de peine à se soumettre à cette condition, qu’il éprouvait, à dire vrai, fort peu d’inclination à se lier de nouveau intimement avec sa sœur, de qui la présence ne pouvait manquer de lui rappeler des sentimens oubliés et des devoirs négligés. Il tenait d’ailleurs beaucoup à ses habitudes, et la société de la personne la plus intéressante lui serait devenue insupportable, si elle avait apporté le plus léger changement ou la plus courte suspension à ses habitudes.

« C’est ainsi que Guzman capitula avec sa conscience. En dépit de tous les prêtres de Séville, il résolut d’attirer auprès de lui sa sœur et sa famille ; mais de l’autre côté, il promit et jura à ses conseillers spirituels de ne jamais voir un seul individu de cette famille. Il décida que sa sœur hériterait de sa fortune ; mais qu’elle ne verrait jamais son visage. Ensuite il se mit à calculer ce que coûterait le voyage de sa sœur et l’établissement de son ménage, car il voulait ne rien épargner pour qu’elle vécût à son aise en Espagne.

« En moins d’un an M. et madame Walberg et leurs quatre enfans arrivèrent à Séville. Le mari était un excellent musicien et un homme fort industrieux. Ses talens lui avaient fait obtenir la place de maître de chapelle du duc de Saxe, et il avait élevé ses enfans selon ses moyens, de manière à pouvoir un jour le remplacer ou donner des leçons de musique dans les diverses cours de l’Allemagne. La plus grande économie régnait dans leur ménage et ils espéraient qu’un jour les talens de leurs enfans contribueraient à augmenter leur aisance.

« Le fils aîné qui s’appelait Everard avait hérité des talens de son père. Les deux filles, Julie et Inès étaient aussi musiciennes, et indépendamment de cela elles brodaient dans la perfection. Le plus jeune, Maurice, était tour-à-tour le charme et le tourment de sa famille.

« Ils avaient lutté pendant plusieurs années contre des difficultés trop peu importantes pour pouvoir être détaillées ici, mais trop cruelles pour ne pas empoisonner la vie de ceux qui étaient destinés à les éprouver journellement, et pour ainsi dire à toutes les heures de la journée ; tout-à-coup l’arrivée de l’exprès apportant l’invitation que leur riche parent Guzman leur faisait de se rendre en Espagne, vint leur offrir la première aurore du bonheur et du repos. Toutes leurs peines furent oubliées, leurs soucis écartés, leurs dettes payées, et ils s’empressèrent de faire les préparatifs nécessaires pour leur voyage en Espagne.

« En arrivant à Séville, ils reçurent la visite d’un grave ecclésiastique qui leur apprit la résolution que Guzman avait prise, de ne jamais voir sa sœur, quoiqu’en même temps il fût décidé à lui fournir ainsi qu’à sa famille le moyen de vivre dans l’aisance, jusqu’à ce que sa mort la mît en possession de tous ses biens : ils furent un peu troublés à cet avis, et Inès pleura en songeant qu’il ne lui serait pas permis de voir son frère pour qui elle conservait encore une affection sincère.

« Ce nuage était le premier qui, depuis leur départ d’Allemagne, eût obscurci leur avenir. Il répandit une teinte de tristesse sur la première soirée qu’ils passèrent à Séville. Walberg, dans l’attente de l’aisance dont il allait jouir, ne s’était pas contenté d’amener avec lui tous ses enfans, il avait encore engagé son père et sa mère, qui étaient fort vieux et fort pauvres, à le suivre à petites journées. La vente de ses meubles l’avait mis en état de leur remettre l’argent nécessaire aux dépenses d’un si long voyage. Il les attendait d’un moment à l’autre ; et ses enfans, qui se rappelaient à peine d’avoir reçu une fois leur bénédiction, étaient impatiens de les revoir. Inès avait cependant dit à son époux qu’il eût peut-être mieux valu les laisser en Allemagne, et leur remettre, de temps à autre, l’argent dont ils auraient besoin, plutôt que de les exposer, à leur âge, à de si grandes fatigues ; mais Walberg avait toujours répondu : J’aime mieux qu’ils meurent chez moi, que de vivre chez des étrangers.

« Pour la première fois, cette nuit, il sentit la prudence des conseils de sa femme. Elle s’aperçut de ce qui se passait dans son esprit, et fut assez généreuse pour ne pas lui rappeler ce qu’elle avait dit.

« Le temps était triste et froid ; ce n’était pas celui des nuits ordinaires en Espagne. Sa tristesse semblait s’être communiquée à la famille. Inès travaillait en silence ; les enfans, rassemblés à la fenêtre, parlaient, à voix basse, de l’arrivée prochaine de leurs grands parens ; et Walberg, qui marchait avec inquiétude dans la chambre, soupirait de temps en temps en les écoutant.

« Le lendemain, le ciel fut serein. Le prêtre revint les voir ; et, après avoir exprimé ses regrets de ce que la résolution de Guzman était inaltérable, il leur apprit qu’il était chargé de leur payer une pension, dont il nomma la somme, et qui leur parut énorme. Il ajouta qu’une autre somme assez forte était consacrée à l’éducation des enfans. Il remit en leurs mains des contrats à cet effet, et se retira en répétant que, comme il était hors de doute qu’ils seraient les héritiers de Guzman, ils pouvaient, dans l’intervalle, être heureux et tranquilles, et vivre dans l’abondance, sans se livrer à d’inutiles soucis. L’ecclésiastique était à peine sorti, quand les vieux parens de Walberg arrivèrent ; ils étaient affaiblis par la joie et la fatigue, mais non épuisés, et toute la famille s’assit autour d’une table bien servie, avec l’espoir d’un bonheur à venir, souvent plus doux que sa jouissance.

« Je les vis, » dit l’étranger interrompant sa lecture, « je les vis, dans la soirée de ce jour de bonheur ; et le peintre qui aurait voulu représenter la félicité domestique, aurait été sûr d’en trouver le plus parfait tableau dans la demeure de Walberg. Il était assis, avec sa femme, au haut de la table, souriant à ses enfans qui souriaient à leur tour, sans qu’une seule pensée inquiète vînt troubler leur joie. Il faut avouer d’ailleurs que ces enfans formaient un groupe vraiment charmant. Everard, le fils aîné, était âgé de seize ans. Il était trop beau pour un homme ; son teint était brillant et délicat ; sa taille parfaitement prise, et sa voix, encore grêle, ne faisait qu’indiquer sa force à venir. Les filles Inès et Julie avaient tous les charmes du sexe dans les climats septentrionaux ; de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus, une peau d’albâtre, des bras ronds et potelés, des joues fraîches et colorées ; en un mot, on eût dit, à les voir servir leurs parens, que c’étaient deux jeunes Hébés versant une liqueur que leur seul attouchement convertissait en nectar.

« La gaîté de ces enfans avait été, de bonne heure, amortie par les embarras de fortune auxquels leurs parens avaient été en butte. Dès leur enfance, ils avaient pris l’habitude de marcher d’un pas timide, de parler à voix basse, de jeter des regards inquiets ; en un mot, ils avaient toutes les manières que le sentiment de la détresse enseigne péniblement dès le premier âge, et que des parens ne peuvent voir qu’avec douleur. Aujourd’hui, tout était changé. Leurs jeunes cœurs pouvaient enfin s’épanouir ; le sourire, étranger à leurs lèvres, s’y montrait avec tous ses agrémens, et la timidité de leurs anciennes habitudes ne faisait qu’ajouter un charme de plus à l’expression de leur nouveau bonheur. En face de ce tableau, dont les couleurs étaient à la fois si vives et si tendres, étaient assis le vieux grand-père et la vieille grand’mère. Le contraste était frappant. C’étaient, d’un côté, les plus belles fleurs du printemps, et, de l’autre, la froide stérilité de l’hiver.

« Ces vieillards, malgré leur âge avancé, avaient cependant quelque chose d’agréable dans leur physionomie, et il est probable que Vandyck ou Rembrandt eût préféré leurs figures à celles de leurs jeunes et aimables petits-enfans. Ils étaient bizarrement costumés à l’allemande. Le grand-père portait un pourpoint et un bonnet ; et la vieille grand’mère une fraise, une pièce d’estomac et une coiffe à longues barbes, sous laquelle on distinguait de rares cheveux blancs et des joues ridées. En attendant on voyait sur son visage ce froid sourire qui ressemble aux rayons du soleil quand il se couche en hiver. Ils n’entendaient pas fort distinctement les douces importunités de leur fils et de leur fille, qui les pressaient de manger du repas le plus abondant qu’ils eussent fait de leur vie ; mais ils saluaient et souriaient avec cette expression de reconnaissance qui fait en même temps plaisir et peine aux cœurs d’enfans tendres et respectueux. Ils souriaient aussi à la beauté d’Everard et des deux filles, ainsi qu’aux espiègleries de Maurice, qui n’était pas moins gai dans l’adversité que dans le bonheur ; en un mot, ils souriaient à tout ce qui se disait, quoiqu’ils n’en entendissent pas la moitié, et à tout ce qu’ils voyaient, quoiqu’ils pussent à peine en jouir, et ce sourire de la vieillesse, cette tranquille soumission aux plaisirs de la jeunesse, mêlée à la certitude d’une félicité à venir plus parfaite, donnait une expression presque céleste à des traits qui, sans cela, n’auraient offert que le triste aspect de la faiblesse et de la décadence.

« Une description détaillée de ce qui se passa pendant le repas, fera bien connaître les personnages. Walberg, très-sobre lui-même, pressa à plusieurs reprises son père de prendre plus de vin qu’il n’avait coutume d’en boire. Le vieillard le refusa avec douceur. Le fils ayant insisté, le père y consentit à la fin, plutôt pour faire plaisir à Walberg que pour sa propre satisfaction.

« Les plus jeunes d’entre les enfans caressaient leur grand’mère, avec la bruyante tendresse de leur âge. Leur mère leur en fit des reproches. Laissez-les faire, dit la bonne vieille.

« Ils vous gênent, dit l’épouse de Walberg.

« Ils ne me gêneront pas long-temps, répondit la grand’mère avec un sourire expressif.

« Mon père, dit Walberg, ne trouvez-vous pas qu’Everard est bien grandi ?

« La dernière fois que je le vis, répondit le vieillard, il fallut me baisser pour l’embrasser ; maintenant ce serait son tour.

« Everard à ces mots s’élança dans les bras de son aïeul, qui s’ouvrirent pour le recevoir, et ses lèvres fraîches et roses se collèrent contre la barbe argentée du vieillard.

« Walberg ayant entendu sonner l’heure à laquelle, sous quelque aspect que la fortune se présentât, il ne manquait jamais de faire la prière au sein de sa famille, fit un signal que ses enfans comprirent, et que l’on communiqua à voix basse aux vieux parens.

« Rendons grâce à Dieu, dit la vieille, en se mettant à genoux, à l’aide de ses petits-enfans.

« Rendons grâce à Dieu, répéta son époux, en s’efforçant de plier ses genoux roidis par l’âge et en ôtant son bonnet, tandis que Walberg, après avoir lu un ou deux chapitres dans une Bible allemande, prononça une prière improvisée, par laquelle il demandait à Dieu de remplir leurs cœurs de reconnaissance pour les biens temporels qu’il daignait leur accorder, et de les mettre en état d’en user de manière à ne pas perdre les choses éternelles. La prière finie, tout le monde se leva, et l’on s’embrassa avec cette tendresse dépouillée de tout sentiment terrestre qui porte les plus beaux fruits dans le jardin de Dieu.

« L’épouse de Walberg ne négligeait rien de ce qui pouvait contribuer à l’agrément des parens de son mari, et Walberg lui cédait ce soin avec cette reconnaissance mêlée d’orgueil qui nous fait éprouver plus de plaisir à voir ce que nous aimons répandre des bienfaits, que si nous les répandions nous-mêmes. Il aimait ses parens ; mais il était sûr que sa femme les aimait, parce qu’ils étaient à lui. Ses enfans s’étaient offerts pour assister ou soigner leurs grands parens ; il leur disait : Non mes enfans, votre mère le fera mieux ; votre mère fait toujours pour le mieux. Comme il parlait, ses enfans, selon leur coutume, se mirent à genoux pour qu’il les bénît. Il posa sa main, tremblante de joie, d’abord sur la tête d’Everard, qui s’élevait fièrement au-dessus des autres, puis sur celle de Maurice, qui, avec la gaîté de son âge, riait en s’agenouillant. Dieu vous bénisse, leur dit-il en détournant la tête pour pleurer ; Dieu vous bénisse tous et vous rende aussi vertueux que votre mère, et aussi heureux que votre père l’est ce soir. »