MAURICE DE SAXE

IV.
PRAGUE ET FONTENOY.


I

Maurice de Saxe a enfin ses grands jours, le brouillamini général vient de commencer. C’est lui-même qui caractérise ainsi la situation à la mort de l’empereur d’Allemagne. Charles VI laisse deux filles ; l’aînée, Marie-Thérèse, mariée à François de Lorraine, grand-duc de Toscane, héritera-t-elle de la puissance des Habsbourg ? Telle est la question qui va incendier l’Europe et faire couler des flots de sang. S’il ne s’agissait que d’enlever l’empire d’Allemagne à la maison d’Autriche, le débat serait bien simplifié. Il y a là un candidat tout prêt, l’électeur de Bavière, Charles-Albert, l’ancien allié de Louis XIV, envers qui la France est engagée par la reconnaissance autant que par l’intérêt politique ; Charles-Albert est désigné d’avance au choix des électeurs. Ce qui cause l’embrasement universel et ce qui sera un jour le salut de l’Autriche, c’est qu’une moitié de l’Europe, sans se soucier du droit, se persuade que toute la succession de Charles VI est ouverte, sa succession tout entière. On ne dispute pas seulement à Marie-Thérèse la couronne impériale qu’elle veut faire donner à son époux, on lui dispute ses états autrichiens. Le dernier des Habsbourg est mort ; à qui son héritage ? Du nord et du midi, des prétendans se sont levés : chacun d’eux invoque un titre, un traité, une promesse ; chacun revendique sa part. L’Espagne, la Prusse, la Saxe, la Bavière, la Sardaigne, réclament à l’envi un lambeau de la vieille monarchie allemande, et la France, qui ne pensait d’abord qu’à soutenir Charles-Albert, est entraînée dans une coalition qui l’abandonnera au premier choc. Était-il donc si difficile de prévoir que chacun des coalisés, une fois sa passion satisfaite ou son espérance détruite, finirait par redouter notre prépondérance, que les premières alliances se rompraient, et qu’alors l’autre moitié de l’Europe, c’est-à-dire l’Angleterre, la Russie, la Hollande, se tournant contre nous, la France resterait seule en face d’une coalition nouvelle, s’obstinant d’abord par point d’honneur et contrainte ensuite par la nécessité à une guerre sans principe et sans but ? Un Richelieu se serait contenté d’abaisser la maison d’Autriche ; en se prêtant d’une manière aveugle à une œuvre de spoliation, le gouvernement de Louis XV n’a fait que préparer une sorte de restauration autrichienne. Quel a été en définitive le résultat de la lutte ? Marie-Thérèse a gardé l’Autriche, et l’Autriche a regagné l’empire. Pour enlever la couronne impériale aux héritiers des Habsbourg, il faudra toute une révolution. Ce sceptre des Othon, que Marie-Thérèse a ressaisi avec tant de vigueur, ne se brisera aux mains de ses enfans que dans le cataclysme d’où sortira le monde nouveau. L’Autriche, en un mot, ne cessera de posséder l’empire d’Allemagne que le jour où l’empire d’Allemagne se sera évanoui sous le canon d’Austerlitz.

Maurice de Saxe, qui n’entend rien à la politique, se trouve pourtant avoir exprimé mieux que personne le caractère frivole et incohérent de cette guerre quand il écrit au comte de Brühl, à l’occasion d’une nouvelle démarche relative au duché de Courlande : « Je ne me fais pas illusion, mon cher comte ; mais le brouillamini général qui s’apprête peut bien, après tout, m’apporter quelque bonne chance. » Ce mot-là ne vaut-il pas les considérations les plus graves ? Qui a plus vivement exprimé la confusion de tous les intérêts dans une grande aventure ? C’est une loterie que cette mêlée. Nul plan, nuls principes ; on compte sur le hasard. De là ces alliances si aisément rompues, de là ces changemens à vue sur la scène et le perpétuel va-et-vient des acteurs. Étrange coalition ! on y entre, on en sort suivant le besoin du moment. En somme, parmi les coalisés, deux hommes seulement, et deux hommes qui ne se ressemblent point, ont gagné à ces luttes de sérieux avantages. L’un, qui sait concevoir et agir, a élevé un royaume encore faible au rang des grandes puissances de l’Europe ; l’autre, qui ne sait que se battre, a trouvé les occasions de gloire si ardemment appelées. L’un est un roi, l’autre un aventurier. L’un mêle à ses opérations militaires les conceptions politiques les plus hardies ; l’autre, quoique rêvant toujours un trône, fait la guerre pour la guerre, et sa pensée ne dépasse pas le champ de bataille. Frédéric le Grand et Maurice de Saxe, comment ne pas rapprocher ces deux noms malgré les différences qui les séparent ? Maurice, si inférieur au roi de Prusse, a eu pourtant l’honneur de lui donner des leçons ; il a formé, on peut le dire, le capitaine de la guerre de sept ans, qui le glorifiera en prose et en vers. Autre contraste encore : cette guerre de la succession d’Autriche, Frédéric la commence et Maurice la termine. Frédéric, en 1740, met le feu à l’Europe entière en prenant la Silésie ; Maurice, en 1748, par le dernier de ses exploits, ira conquérir la paix dans Maëstricht.

On connaît la marche des événemens : tandis que les adversaires de l’Autriche hésitent encore à se déclarer, Frédéric II, qui vient de monter sur le trône de Prusse, inaugure son règne par un acte audacieux : il entre en Silésie et en chasse les Autrichiens. Dès lors il est évident que les luttes diplomatiques ont fini, et que l’épée doit remplacer la plume. Le cardinal Fleury opposerait en vain sa timide sagesse aux conseils aventureux du comte de Belle-Isle, aux excitations intéressées de la duchesse de Vintimille : c’est le parti de la guerre à outrance qui l’emporte. La France présidera au démembrement de l’Autriche. Nous signons un traité d’alliance avec la Prusse, et deux armées françaises passent le Rhin. Marie-Thérèse, en sa juvénile ardeur, a voulu rendre coup pour coup à Frédéric : au projet de démembrer l’Autriche, elle a voulu répondre par le démembrement de la Prusse, et elle offre cette proie aux puissances voisines. Pourquoi la Russie, l’Angleterre, la Pologne refuseraient-elles de se partager les états de Brandebourg ? Excellente occasion pour la Russie de s’étendre vers le sud de la Baltique, occasion excellente aussi pour les deux rois-électeurs, le roi d’Angleterre et le roi de Pologne, d’arrondir leurs possessions allemandes. Ce projet hardi, qui reparaîtra plus tard, est immédiatement déjoué par les coalisés. La Suède, alliée de la France, se charge de harceler la Russie, tandis que l’une des armées françaises, sous les ordres du maréchal de Maillebois, se dirige vers la Westphalie afin de contenir le Hanovre, c’est-à-dire l’Angleterre ; quant au roi de Pologne, électeur de Saxe, dès qu’il voit les Prussiens, déjà victorieux en Silésie, soutenus par la seconde armée française qui marche directement contre l’Autriche, il s’empresse de changer de drapeau pour la seconde fois, et reprend sa place parmi les adversaires de Marie-Thérèse. C’est dans cette armée du sud, dans l’armée française confiée à l’électeur de Bavière, que Maurice commande une division.

Au moment où le comte de Saxe va s’immortaliser au service de la France, il est impossible de ne pas se rappeler les hardis aventuriers ses ancêtres qui lui ont montré le chemin. Le fils de la comtesse Aurore n’est pas le premier de sa race qui se soit battu sous nos drapeaux. Il y a eu des Kœnigsmark dans les armées de Louis XIV. Je ne désigne pas ici le vieux Kœnigsmark (c’est le nom qui lui est resté dans l’histoire), le compagnon et le disciple de Gustave-Adolphe[1] ; celui qui, le 5 mai 1645, sachant Turenne en péril, accourut si vite et le sauva, comme de nos jours le maréchal Bosquet, à Inkermann, a sauvé l’armée anglaise. Dans nos rangs même, au milieu de nous, deux Kœnigsmark ont tiré l’épée contre nos ennemis. L’un était le grand-oncle de Maurice, l’autre était le frère de sa mère. Le comte Otto-Wilhelm, fils du vieux Kœnigsmark, vint en France après une première jeunesse fort agitée, fit bonne figure à la cour, s’engagea parmi les volontaires qui menèrent si brillamment l’expédition de Candie sous le duc de Lafeuillade, mais, retenu par je ne sais quel obstacle, voulut du moins se dédommager dans la guerre de, Hollande. Le roi le chargea d’organiser un régiment qui prit le nom de Royal-étranger. Nommé d’abord brigadier de ce régiment, le jeune comte se distingua sous Turenne, gagna son grade d’officier supérieur, et fut maréchal-de-camp en 1674. À Maëstricht, il avait mérité les éloges de Turenne ; après Sénef, il reçut du roi une épée d’honneur. Son inconstante humeur l’entraîna bientôt aux extrémités de l’Europe. Or, tandis qu’il se bat contre les Turcs, d’abord à la tête des Hongrois, ensuite sous la bannière de Venise, tandis qu’il prend Navarin, Modon, Athènes, presque toute la Morée, et qu’il s’en va mourir sous les murs de Négrepont, emporté par la fièvre comme par un boulet (1688), le fils de son frère, Charles-Jean de Kœnigsmark, joue à son tour un rôle dans les armées de Louis XIV. Celui-là nous arrivait d’Angleterre ; établi d’abord à Londres, qui semblait être sa patrie d’adoption, il avait été forcé de prendre la fuite sous le coup d’une accusation capitale. Le mari d’une femme qu’il aimait, un des plus opulens personnages de l’aristocratie britannique, sir Thomas Thynne, était tombé en plein jour, en pleine rue de Londres, dans son carrosse, frappé de cinq coups de feu. Le meurtrier, on le sut bientôt, était un gentilhomme allemand, parent et ami du jeune comte, qui avait exécuté le complot avec deux estafiers, un Suédois et un Polonais. Charles-Jean de Kœnigsmark était-il complice du crime ? Le procès, qui agita toute la société anglaise[2], ne parvint pas à éclaircir cette sombre histoire. Il y a toujours des mystères, toujours des drames romanesques ou tragiques dans la destinée des Kœnigsmark. Le gentilhomme allemand et les deux bravi, convaincus tous les trois d’avoir assassiné sir Thomas Thynne, furent pendus à Pall-Mall, sur le lieu même du crime ; Charles-Jean, déclaré innocent par le jury, fut condamné par l’opinion, et condamné avec une telle véhémence qu’il dut s’enfuir d’Angleterre au plus tôt. Cette lugubre aventure ne l’empêcha pas d’être bien accueilli dans une cour où l’on se souvenait encore des services de son oncle. Il était plein d’ardeur, plein de feu, impatient d’effacer la tache imprimée à son nom. Le roi lui donna le régiment de Furstenberg ; il prit part au siège de Courtray (1683) et y déploya une bravoure éclatante. Couvert de blessures, condamné quelques mois à un repos qui lui pèse, il se hâte, dès qu’il peut se lever, d’aller rejoindre son régiment en Catalogne ; il arrive au camp des Français la veille du combat de Pont-Mayor, et il étonne l’armée par son audace. Ce fut lui, assure-t-on, qui décida la victoire. Il fit aussi des prodiges de valeur au siège de Girona. Bientôt pourtant l’intolérance de la cour lui inspira une généreuse horreur. C’était au moment de la révocation de l’édit de Nantes : il aima mieux renoncer à son régiment que de souiller son épée dans les dragonnades. Louis XIV lui avait fait entrevoir les hautes dignités militaires, s’il changeait de religion : « Sire, répondit Kœnigsmark, je me croirais indigne de servir votre majesté, si je commettais jamais pareille trahison envers le Dieu de mes pères. » Il demanda au roi l’autorisation de s’engager quelque temps au service de l’empereur d’Allemagne, sans renoncer à son établissement en France ; il voulait combattre les Turcs sous les ordres de son oncle Otto-Wilhelm. Le roi refusa, se souciant peu de donner un tel soldat à une puissance ennemie. Charles-Jean, qui n’avait pas renoncé à son projet, ne tarda pas à obtenir pour la république de Venise ce qui lui avait été interdit pour l’Autriche. Il prit part aux luttes de la cité des doges contre les Ottomans. Ces expéditions, que son oncle Otto-Wilhelm dirigeait avec tant de vigueur, lui fournirent de glorieuses journées. Au siège de Modon, sous les murs de Navarin, le jeune Kœnigsmark était toujours le premier à l’assaut ; il eut un cheval tué sous lui à la bataille d’Argos, et il fit si bien son devoir au milieu de la mêlée, il donna et reçut tant de coups homériques, que le soir même du combat, saisi d’une fièvre chaude, il mourut dans la nuit (1686). On voit que Charles-Jean n’avait pas renoncé au service de la France, puisqu’il n’avait pas voulu partir sans, l’autorisation de Louis XIV. CharlesJean, Otto-Wilhelm, ces deux Kœnigsmark sont les dignes prédécesseurs de Maurice de Saxe sous les drapeaux de nos ancêtres. Le grand-oncle a été un des soldats de Turenne ; le petit-neveu est regardé par des juges habiles comme le Turenne du XVIIIe siècle. Tous les trois sont des condottieri, mais le dernier a éclipsé les deux autres.

Voilà donc Maurice de Saxe à la tête d’une division dans l’armée qui marche directement contre l’Autriche. Celui qui la commande, l’électeur de Bavière, nous doit compte de ses opérations. Le futur empereur Charles VII n’est ici qu’un général au service de la France, et quel général ? Le plus irrésolu des hommes, un ambitieux que son ambition effraie, un chef qui sera mené par ses troupes. La situation n’est pas mauvaise pour un Maurice de Saxe : ce sera lui, en plus d’une occasion, qui fera les plans et donnera le signal ; mais aussi que de difficultés, que d’entraves, avec un état-major sans direction ! Que de jalousies misérables ! Comme on devine aisément l’impatience irritée de Maurice ! Le jeune duc de Luynes, qui se trouvait à l’armée, traça, dès les premiers mois, une page curieuse où l’état des choses est représenté au vif. C’est une simple note adressée à sa femme.


Portrait du caractère des généraux.

« L’électeur, par la brièveté de ses lumières, a pensé faire échouer notre entreprise. Son irrésolution n’a rien d’égal, et sa facilité à suivre tous les conseils prouve assez qu’il est peu capable d’un bon avis.

« Le maréchal de Terring veut tout faire, et cette besogne est absolument au-dessus de ses forces, surtout celle de général. Il est peu estimé dans l’armée française.

« Les officiers-généraux bavarois sont d’une prudence si parfaite qu’ils voient des ennemis partout.

« Le comte de Saxe mène les Français sans précaution ni détail, à la tartare. C’est cependant celui de tous qui vise le plus au grand.

« Vous me dispenserez de parler sur les Leuville, d’Aubigné, Gassion et Lafare. Ce qui est certain, c’est que tous se réunissent pour avoir ensemble les tracasseries les plus misérables. Les Boufflers, Luxembourg et Mirepoix sont ceux dont on fait le plus de cas[3]. »


Le duc de Luynes ne dira pas toujours que le comte de Saxe mène les Français « sans précaution ni détail. » Quand il le connaîtra mieux, il admirera au contraire, avec tous les juges désintéressés, ce rare mélange d’entrain et de prudence, ce respect de la vie du soldat joint à des résolutions si hardies, cet art de prévoir avec calme et de frapper comme la foudre. Il y a ici toutefois une première impression fort curieuse à noter. Ce chef impétueux, dont l’ardeur est comme irritée par la somnolence des autres, on voit en lui un Tartare. Eh ! non, c’est un Français qui vient réveiller la France : entrain, audace, humanité, ses vertus sont toutes françaises, et nos soldats, qui n’étaient pas si vivement conduits par les maréchaux du temps, nos soldats, un peu étonnés d’abord, ne tarderont pas à reconnaître leur chef.

Maurice a passé le Rhin le 21 août 1741 avec la division qu’il commande, et qui est presque tout entière composée de cavalerie. L’opération s’est faite, non sans danger, avec autant de précision que de promptitude. Nous lisons dans une de ses lettres au comte de Brühl : « J’ai pensé y périr avec une partie des troupes que je conduis, par un débordement inopiné de ce fleuve qui nous a pris dans le moment que nous le passions. J’ai tout sauvé, et nous n’y avons pas perdu un chiffon. » Quelques jours après, Maurice rejoint le quartier-général. L’armée française envahit le territoire autrichien sans trouver de résistance sérieuse à la frontière. Maurice, qui commande l’avant-garde, rencontre dix-huit cents hommes à Waldsee et les culbute. L’électeur, après bien des hésitations, a décidé qu’on se dirigerait vers Prague au lieu de marcher sur Vienne. Il sait que les Saxons viennent d’entrer en Bohême, et ne veut pas qu’ils s’en emparent pour y rester, comme Frédéric en Silésie. Cette décision une fois prise, Charles Albert retombe dans ses incertitudes ; on dirait qu’il lui suffit de surveiller ses alliés les Saxons. Singulière campagne, où l’on songe plus à déjouer ses amis qu’à battre ses ennemis. Il est vrai que, dans la confusion de tous les intérêts, les amis de la veille peuvent être les ennemis du lendemain ; mais que fera la meilleure des armées avec un chef qui ne sait ce qu’il veut ? Heureusement Maurice est là ; c’est lui qui frappera le premier coup en escaladant les murs de Prague. L’entreprise est périlleuse : investir une ville si grande et coupée en deux par la Moldau, c’est disséminer ses forces. D’autre part, où est le point vulnérable ? Sur quel endroit concentrer ses efforts et diriger l’attaque ? Si l’étude du terrain retarde les opérations du siège, l’armée autrichienne aura le temps d’arriver ; les assiégeans seront pris entre deux feux. Un des officiers de Maurice, M. de Gouru, se déguise en paysanne bohémienne, et, portant au marché sa provision de légumes, parcourt la ville entière sans éveiller de soupçons. Maurice, qui sait désormais le fort et le faible de la place, se charge de diriger l’assaut. En vain l’état-major de l’électeur s’oppose-t-il par tous les moyens au projet du comte de Saxe, il désarçonne ses critiques dans le conseil de guerre aussi vivement qu’il va culbuter l’ennemi sur le bastion du polygone. Quelques échelles lui suffisent. Grâce aux dispositions les plus sûres, secondé par des lieutenans dignes de lui, M. de Chevert et le comte de Broglie, il est au cœur de la ville avant que les assiégés aient eu le temps de se reconnaître. Écoutez Maurice lui-même ; voici son récit de l’escalade de Prague. Cette nuit du 25 au 26 novembre 1741, il lui appartenait de la décrire.


« Je ramassai quelques échelles et j’accommodai deux poutres avec des cordes pour me servir de béliers. Le marquis de Mirepoix revint me joindre à neuf heures du soir avec ses mille hommes d’infanterie, et nous marchâmes sur-le-champ vers Prague ; mais comme la partie que j’avais commencé à reconnaître était celle de la citadelle, qui était très forte, je coulai tout le long du fossé jusqu’à Neu-Thor, la seule porte non murée de ce côté de la ville. Quoique l’on m’eût dit que le revêtement y était fort haut, je me résolus néanmoins d’y faire mon attaque, parce qu’il me fallait une porte pour faire entrer tout de suite ma cavalerie, n’ayant qu’une poignée d’infanterie. La ville d’ailleurs étant immense, je jugeais que si la cavalerie était une fois entrée, elle empêcherait les différens postes de la garnison de se communiquer et de se réunir. J’allai donc auprès de cette portE, qui est la seconde en-deçà de la Basse-Moldau, dans le dessein d’y planter mon escalade. Je fis mes dispositions en marchant… Il pouvait être une heure après minuit. Je fis halte, et pendant qu’on distribuait les échelles, la poudre et les balles, je m’avançai avec M. de Chevert, lieutenant-colonel du régiment de Beauce, pour reconnaître où nous ferions l’attaque. Je me coulai dans le fossé, qui n’avait point de revêtement du côté de la campagne. Je trouvai près de la porte un bastion qui avait trente-cinq pieds de haut, revêtu de briques jusqu’à environ trente pieds ; vis-à-vis était une espèce de plate-forme, formée par les gravois et les immondices de la ville, et à peu près au niveau du rempart. Comme le temps pressait, je n’eus pas le loisir de reconnaître la place plus loin, et je me décidai à planter l’escalade dans le flanc du bastion du polygone, à côté de celui où était la porte de la ville. Je dis à M. de Chevert que je me mettrais avec les troupes sur cette plate-forme dès que je m’apercevrais qu’il serait découvert pour y attirer les regards et le feu de tout le polygone, et qu’en même temps j’attaquerais le pont-levis.

« Tout cela se fit dans un si grand silence que les sentinelles du rempart ne s’en aperçurent pas. J’avais fait mettre pied à terre à six cents dragons et à quatre cents carabiniers : il me restait vingt-quatre troupes de cavalerie que je fis avancer sur la chaussée pour entrer dans la ville au moment où j’aurais forcé la porte. Les échelles ayant été distribuées aux grenadiers, j’ordonnai au premier sergent de monter avec huit grenadiers et de ne point tirer, telle chose qui arrivât, de poignarder les sentinelles, s’il pouvait les surprendre, et de ne se défendre qu’à coups de baïonnette, s’il trouvait résistance. Ce sergent devait être suivi de M. de Chevert, à la tête de quatre compagnies de grenadiers et de quatre cents dragons ou fusiliers conduits par le comte de Broglie. Le sergent étant parvenu au haut du rempart avec les huit grenadiers, les sentinelles donnèrent l’alerte. Je m’étais assis sur le bord du fossé, au bout de la plateforme de gravois, vis-à-vis le bastion dans lequel M. de Chevert devait monter. J’avais caché huit troupes de dragons à trente pas derrière moi.

Je me levai et criai : A moi, dragons ! Ils parurent sur-le-champ. Tout ce qu’il y avait d’ennemis sur le polygone et sur la courtine, nous ayant découverts, se mit à tirer sur nous ; j’y fis répondre par un très grand feu. Pendant ce temps-là, M. de Chevert montait avec les grenadiers. Les ennemis ne s’en aperçurent que lorsqu’il y eût une compagnie sur le rempart. Alors ils vinrent à la charge, tirèrent beaucoup et croisèrent leurs armes avec les grenadiers ; mais ceux-ci ne se défendirent qu’à grands coups de baïonnette et tinrent ferme. M. de Chevert fut bientôt suivi des trois autres compagnies de grenadiers et du comte de Broglie avec ses piquets ; mais comme on se pressait de monter sur les échelles et qu’elles ne pouvaient supporter le poids de tant d’hommes, il en rompit beaucoup, ce qui faillit tout déconcerter. J’envoyai au plus vite un officier pour y remédier, et je me pressai d’arriver au pont de la porte avec mes huit troupes de dragons… Dans le moment que j’arrivai, M. de Chevert, qui avait forcé le corps de garde par le dedans de la ville, m’abattit le pont-levis. Le pont-levis baissé, je me portai avec la cavalerie au pont qui sépare la ville en deux ; il était barricadé et défendu par quelques pièces de canon et de l’infanterie. L’officier qui commandait ce poste fit d’abord difficulté de se rendre ; mais ayant appris que les Saxons étaient entrés par la partie de la ville qu’on nomme le petit côté, et qu’il allait se trouver entre deux feux, il mit bas les armes. Toute la garnison, en ayant fait autant, fut enfermée dans les casernes. »


C’est avec cette précision militaire et cette simplicité d’accent que Maurice raconte la prise de Prague dans une lettre au chevalier de Folard. Les Saxons dont il est question ici avaient leur rôle indiqué dans la combinaison du chef. Maurice lui-même les avait décidés à seconder son effort malgré les intrigues des généraux bavarois, qui croyaient l’entreprise impossible et voulaient absolument l’empêcher, prédisant une catastrophe. À la tête des Saxons se trouvaient deux frères de Maurice, le comte Rutowski et un autre bâtard comme lui du roi de Pologne ; quand ils arrivèrent, il leur sauta au cou. « Frères, leur dit-il gaîment, je suis entré ici avant vous, et c’était bien mon droit ; je vous montrerai toujours que je suis votre aîné. »

Ce glorieux coup de main eut un grand retentissement par toute l’Europe. On admira surtout l’ordre merveilleux de l’entreprise et l’humanité du chef. Qu’on était loin de cette guerre de trente ans où s’était illustré le vieux Kœnigsmark ! Quels progrès depuis un siècle ! Quand les habitans de Prague se réveillèrent le matin du 26 novembre, ils apprirent qu’ils avaient changé de maître ; on attendait l’arrivée du grand-duc de Toscane, époux de Marie-Thérèse, ce fut le duc de Bavière qui entra, introduit par le comte de Saxe. Grave changement sans doute, mais ce fut le seul. Nul trouble, nulle violence ; Maurice avait ordonné aux officiers « de casser la tête à tout cavalier qui mettrait pied à terre pour piller et de faire sabrer tous les soldats d’infanterie qu’ils trouveraient épars. » L’électeur de Bavière put entrer royalement dans Prague le jour même où la ville avait été emportée d’assaut. Aucune scène de désolation, aucune plainte, aucun murmure ne troubla les fêtes du triomphe. Depuis le moment où le comte de Saxe, debout sur le seuil, remit les clés au nouveau souverain, jusqu’à l’heure où le clergé entonna le Te Deum dans la vieille cathédrale des rois tchèques, ce ne fut qu’une immense acclamation prolongée de rue en rue. Jamais sans doute on n’a vu de capitale enlevée si lestement et si doucement soumise. Dira-t-on encore que Maurice conduit nos soldats à la tartare ? Une telle victoire au contraire ne réalise-t-elle pas admirablement l’idéal français du XVIIIe siècle ? Comment ne pas se rappeler ici que Voltaire, depuis vingt ans déjà, prêchait sous toutes les formes l’esprit d’humanité ?

La campagne si bien commencée ne fut pas toujours heureuse. Le général bavarois, M. de Terring, se fit battre par les Autrichiens ; les troupes saxonnes furent mises en déroute[4] M. le maréchal de Broglie, qui était venu prendre le commandement et remplacer le maréchal de Belle-l’Isle pendant que celui-ci accompagnait l’électeur de Bavière, roi de Bohême, à l’élection impériale de Francfort, — le maréchal de Broglie était accusé par Maurice de commettre « sottises sur sottises. » Il est certain que les affaires tournaient mal et que de sinistres présages annonçaient les catastrophes prochaines. On peut dire toutefois, sans tomber dans la fadeur des panégyristes, que partout où se présentait le comte de Saxe, le drapeau des coalisés se relevait. C’est l’éloge et le remercîment que lui adressa Charles-Albert après son couronnement, au Rœmer de Francfort, sous le nom de l’empereur Charles VII. « Que ne pouvez-vous être partout, cher comte de Saxe ! » Ces paroles si flatteuses se rapportent à un fait d’armes où le vainqueur de Prague sauva les coalisés d’un péril imminent. Le comte de Ségur, malgré une brillante résistance, avait été obligé de rendre la ville de Linz à la suite des échecs de l’armée bavaroise. Il fallait prendre une revanche, il fallait surtout empêcher que nos communications avec Prague ne fussent coupées quelque jour par les progrès des Autrichiens. La ville d’Égra, dont l’ennemi renforçait la garnison, inquiétait à bon droit le maréchal de Broglie, qui résolut d’en faire le siège. Il confia l’entreprise au marquis de Leuville, et bientôt, celui-ci étant tombé malade, au comte de Saxe. Maurice arriva le 2 avril au quartier du marquis de Leuville, qu’il trouva expirant. La maladie du chef avait paralysé les travaux ; on reprend les préparatifs avec vigueur, et la tranchée est ouverte dans la nuit du 7 au 8. L’ennemi, trompé par de fausses attaques sur des points opposés, ne se savait pas serré de si près. Le 9, Maurice écrit à un général saxon, M. de Neubauer, dont les opérations se combinaient avec les siennes : « Je tiens ici le loup par les oreilles, et si vous m’en donnez le temps de votre côté, j’espère prendre Égra. Je pousserai ce soir la sape jusque sur le glacis, et demain je me logerai sur la palissade. J’espère que je pourrai battre en brèche après-demain, et vers le 15 je serai en état de donner un assaut au corps de la place. » L’assaut ne fut pas nécessaire ; la sape avait été menée si vigoureusement, que la garnison, malgré de suprêmes efforts et un feu meurtrier, sentit son impuissance. La place se rendit le 19 avril à dix heures du soir. Trois jours après, le maréchal de Broglie écrivait de son quartier-général au comte de Saxe.


« De Piseck, le 22 avril 1742.

« Je vous fais mon compliment de tout mon cœur, monsieur, sur la prise d’Égra, et je m’applaudis fort de vous avoir choisi par préférence pour cette entreprise, car à la façon dont les ennemis se sont défendus, sans un homme comme vous, peut-être n’y aurions-nous pas réussi, ou du moins cela aurait duré davantage, ce qui n’aurait pas été notre affaire dans la situation où nous sommes. J’en rends compte à la cour dans les termes que je dois ; elle ne saurait assez reconnaître vos services.

« Le maréchal DE BROGLIE. »


Aux félicitations du maréchal se joignaient les remercîmens du nouvel empereur :


« De Francfort, le 24 avril 1742.

« Souffrez à mon amitié, cher comte de Saxe, de prendre pour elle le zèle que vous ne devez qu’à la gloire du puissant monarque que vous servez, afin qu’il me soit permis de vous en remercier et de vous complimenter sur la conquête importante que vous venez de faire de la forte place d’Égra. Je vous devais déjà celle de Prague, et c’en était assez pour mériter mon estime particulière ; mais vous en voulez à ma reconnaissance. Que ne puis-je vous rendre des services aussi essentiels que ceux que vous me rendez !

« Mes ennemis ont évacué quelques places de mes états à l’approche de l’armée française, mais les désordres qu’ils y ont commis sont irréparables. Que ne pouvez-vous être partout !

« Sur ce, je prie Dieu, cher comte de Saxe, qu’il vous ait en sa sainte garde !

« CHARLES-ALBERT. »

Ces témoignages ne sont pas les seuls qu’on puisse invoquer à la gloire de Maurice ; il en est un que nous mettons au-dessus de tout, c’est celui de la conscience publique. Au lendemain de la régence, au milieu de la frivolité générale, cette France amollie, mais toujours pleine de sève, sentit un sublime aiguillon. La littérature même, à travers ses petitesses, en gardera une cicatrice immortelle. Quelle est cette passion de la gloire qui transporte soudain les amis de Voltaire ? d’où leur vient cette tristesse virile et cette mélancolie héroïque ? Ce ne sont plus les hommes dont le poète célébrait en souriant la bravoure et l’insouciance :


Ô nation brillante et vaine,
Illustres fous, peuple charmant !…
Il est beau d’affronter gaiment
Le trépas et le prince Eugène !


Il y a autre chose ici, c’est la soif de l’action, le dégoût des frivolités meurtrières. Voltaire lui-même, le chantre du mondain, est frappé de cette transformation, et, s’adressant à l’un des hommes de la génération nouvelle, il lui dit : « Par quel prodige avais-tu, à l’âge de vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence sans autre étude que le secours de quelques bons livres ? Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? » Cet épisode, l’un des plus beaux à coup sûr dans l’histoire du XVIIIe siècle, cette scène touchante et virile, c’est Voltaire en face de Vauvenargues, le moqueur ému jusqu’aux larmes, le sceptique touché jusqu’au dévouement à la vue de l’héroïsme moral dans une âme fière et pure. Ah ! je l’ai trouvé, le secret que Voltaire demandait si éloquemment à l’auteur du Discours sur la gloire. Vauvenargues, Hippolyte de Seytres, vous aussi, Froulai, Beauvau, La Faye, fleur de la vieille France moissonnée aux premiers jours du renouveau, et vous, plus nombreux encore, dont le nom même n’a pas retenti jusqu’à nous, compagnons de ces héros qui êtes tombés dans le sang et la neige sur la terre étrangère, si vous avez pris un si haut essor dans le siècle des petitesses, si vous avez obligé le chantre des soupers à la mode, le chantre de Salle ou de Camargo, à flétrir « ces ouvrages licencieux, délices passagers d’une jeunesse égarée[5], » c’est que vous avez suivi Maurice de Saxe à l’escalade de Prague ou dans la tranchée d’Égra. Qu’on répète tant qu’on voudra des lieux communs contre la guerre ; la Providence sait tirer le bien du mal, et dans les conditions de notre existence ici-bas la guerre, ce fléau détesté, est souvent une école de vertu. Les plus mauvaises époques se purifient au feu. C’est cette guerre d’Autriche, tout injuste qu’elle ait pu être, ce sont ces campagnes de 1741 à 1748, qui ont arraché à une littérature énervée les accens virils et tendres dont elle avait désappris la noblesse.

En rapprochant ainsi la guerre et les lettres, je pense à ces paroles d’un soldat de Maurice : « qui condamne l’activité condamne la fécondité. Agir n’est autre chose que produire : chaque action est un nouvel être qui commence et qui n’était pas. Plus nous agissons, plus nous produisons… » Et à quel moment Vauvenargues traçait-il cette maxime, fruit de son expérience et de sa douleur ? Au moment où, épuisé par les souffrances de la guerre, après la retraite de Prague, paralysé, aveugle, cloué sur son lit d’agonie, il attendait la mort avec cette stoïque douceur dont le spectacle régénérait Voltaire et lui arrachait, sept ans plus tard, une plainte si touchante : « tu n’es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ! ô ami tendre, élevé dans cet invincible régiment du roi, toujours conduit par des héros, qui s’est tant signalé dans les tranchées de Prague, dans la bataille de Fontenoy, dans celle de Lawfeld où il a décidé la victoire ! La retraite de Prague, pendant trente lieues de glaces, jeta dans ton sein les semences de la mort que mes tristes yeux ont vues depuis se développer… Je sentirai longtemps avec amertume le prix de ton amitié, à peine en ai-je goûté les charmes, — non pas de cette amitié vaine qui naît dans les vains plaisirs, qui s’envole avec eux et dont on a toujours à se plaindre, mais de cette amitié solide et courageuse, la plus rare des vertus. C’est ta perte qui mit dans mon cœur ce dessein de rendre quelque honneur aux cendres de tant de défenseurs de l’état, pour élever aussi un monument à la tienne… »

O magie des influences secrètes ! l’ardeur de Maurice éveille l’amour de la gloire chez de jeunes héros ; Hippolyte de Seytres est célébré par Vauvenargues, son camarade au régiment du roi ; Vauvenargues inspire à Voltaire des sentimens inattendus. Et qui sait si le poète des frivolités parisiennes, si brillant, mais si léger dans la première période de sa vie, ne devra pas à cette rencontre quelques-unes des inspirations viriles qui honoreront la seconde moitié de sa carrière ? Les choses véritablement grandes chez Voltaire, ses luttes pour l’humanité, sa conquête de la tolérance, sa défense de Calas, de Sirven, de Labarre, de Montbailly, de Lally-Tollendal, les encouragemens qu’il prodigue aux rois émancipateurs, son enthousiasme pour Turgot, ses meilleures journées enfin sont postérieures à cet épisode, et si d’autres influences ont contribué aux inspirations suprêmes de ce mobile esprit, les souvenirs de 1741 peuvent en revendiquer une bonne part. L’action engendre l’action, disait le soldat de Maurice. Il ajoutait encore (et quand ma pensée va ainsi des grands jours du comte de Saxe aux grands jours de Voltaire, je ne fais que commenter ces paroles), il ajoutait avec autant de profondeur que de poésie : « Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action. De là la communication et l’alliance de tous les êtres, de là l’unité et l’harmonie dans l’univers[6]. »


II

Les désastres auxquels Voltaire fait allusion dans son Éloge funèbre appartiennent à la fin de 1742. Le fruit des victoires de Maurice avait été bientôt compromis par les fautes du commandement supérieur. Le vieux maréchal de Broglie, malade et impotent, était un chef bien éclopé pour une telle guerre. On sait que l’électeur de Bavière était comme écrasé sous le poids de son ambition ; craignant de perdre ses états en convoitant l’empire, irrésolu, inquiet, disposé à voir partout des pièges, il aurait eu besoin d’un coopérateur qui pût dominer sa faiblesse. La défection de la Prusse et de la Saxe augmentent nos périls. Le maréchal de Broglie, qui a dispersé imprudemment les troupes françaises au moment où l’Autriche vient de concentrer les siennes, est mis en déroute et enfermé dans Prague. Belle-Isle le remplace, Belle-Isle plus intelligent à coup sûr et surtout plus hardi, mais livré en quelque sorte à la vengeance de Marie-Thérèse par la timidité radoteuse du cardinal Fleury. C’est lui qui reçoit du cabinet de Versailles l’ordre formel d’évacuer Prague au plus tôt et de ramener en France les débris de cette armée qui, sous un chef digne des soldats, aurait pu encore épouvanter l’Autriche. Le vieux cardinal, déjà bafoué par Marie-Thérèse, espérait acheter la paix par la soumission. Un seul homme sauva l’honneur de nos drapeaux ; c’était ce lieutenant de Maurice qui avait dirigé sous ses ordres l’escalade de Prague, celui que Maurice nous a signalé dans son récit, le plébéien que le panégyriste du comte de Saxe associe à la gloire du héros et auquel il décerne pour ainsi dire, au nom de la France elle-même, ce bâton de maréchal dont l’avaient privé les préjugés de son temps. « Qu’il nous soit permis, s’écrie timidement Thomas, d’associer le nom de Chevert à celui de Maurice[7]. » On parlait ainsi sous l’ancien régime ; aujourd’hui, loin de demander grâce pour ce rapprochement, nous croyons faire honneur au royal aventurier en plaçant à côté de lui le soldat plébéien, artisan de sa fortune. Un pareil disciple rehausse la gloire du maître. Laissé dans Prague avec une poignée d’hommes pour protéger les malades et les blessés, tandis que le maréchal de Belle-Isle emmène les débris de l’armée au milieu des glaces de la Bohême, Chevert est sommé de se rendre sans conditions ; il répond que, si le général autrichien ne lui accorde pas les honneurs de la guerre, il met le feu aux quatre coins de la ville et s’ensevelit sous les décombres. Quand on est entré à Prague par l’escalade, on y reste, et s’il faut en sortir, c’est l’épée haute et bannière en tête. L’ennemi, quoique vainqueur et animé par la vengeance, est subjugué par cette fière attitude. Encore une action engendrée par l’action du comte de Saxe. Qu’on se représente Chevert cinquante années plus tard, quelle grande figure de plus parmi les généraux de la république et les maréchaux de l’empire !

Où est Maurice pendant ces heures sombres ? Pourquoi ne le voit-on pas empêcher la retraite ou la couvrir ? Deux révolutions venaient de s’accomplir en Russie, et l’éternelle affaire de Courlande attirait de nouveau son attention. Vainqueur de Prague (novembre 1741), vainqueur d’Égra (avril 1742), Maurice croit avoir assuré le succès de la campagne ; il obtient un congé, arrive à Dresde le 1er mai et se dispose à partir pour la Russie, où l’appellent les deux confidens de la tsarine Elisabeth, Lestocq et La Chétardie.

On sait ce qu’était devenu le duché de Courlande depuis l’audacieuse tentative du comte de Saxe. Anna Ivanovna, nièce de Pierre le Grand, portée au trône en 1730 après la mort de Pierre II, avait donné la Courlande à. son amant le duc de Biren, naguère paysan courlandais, le Menschikof du nouveau règne. Anna meurt en 1740, laissant l’empire à un enfant, son petit-neveu, celui qu’on appelle Ivan VI, et la régence à Biren. La mère du petit Ivan[8], exclue du pouvoir ainsi que son mari le duc de Brunswick, se débarrasse de Biren par un hardi coup de main et s’empare de la régence. Biren était régent depuis le 28 octobre 1740 ; le 20 novembre, au milieu de la nuit, il est réveillé par les soldats du maréchal Münnich qui viennent l’arrêter, et comme il se débat, « donnant des coups de poing à droite et à gauche, » il est renversé à grands coups de crosse, bâillonné avec un mouchoir, garrotté avec l’écharpe d’un officier, traîné enfin, sans autre vêtement que sa chemise, dans le corps de garde du palais, où on le couvre d’un manteau de soldat pour le jeter dans la voiture du maréchal[9]. Un an plus tard, le 6 décembre 1741, les mêmes scènes se renouvelaient dans le palais impérial, et la seconde fille de Pierre le Grand, la princesse Elisabeth, celle-là même que les amis de Maurice avaient voulu lui faire épouser, détrônait à la fois la régente et son fils. Or, au milieu de ces tragédies, la Courlande attendait encore un souverain. Un duc de Brunswick, beau-frère de la régente, avait été élu par les états sans pouvoir obtenir l’agrément de la Pologne ; la révolution de 1741 écartait pour toujours sa candidature. Le comte de Saxe a-t-il cette fois quelque chance de succès ? Son frère, le roi de Pologne Auguste III, déclaré avoir les mains liées comme son père en 1728, et le comte de Brühl, incapable d’éprouver les haines qui avaient rendu Flemming si redoutable au fils d’Aurore de Kœnigsmark, reste pourtant fidèle à la même politique. Quels seront donc les appuis que Maurice invoquera ? La tsarine et ses conseillers intimes : la tsarine est cette Elisabeth qui se disait folle de lui au récit de ses prouesses ; ses conseillers sont le médecin allemand Lestocq et l’ambassadeur de France, le marquis de La Chétardie, ceux-là mêmes qui ont comploté le coup de main du 6 décembre et donné la Russie à Elisabeth.

C’est un singulier personnage que le marquis de La Chétardie, grand fourbe, causeur éblouissant, ami du faste et des intrigues, un des plus curieux aventuriers du XVIIIe siècle[10]. Personne n’excellait comme lui à conter les anecdotes. « Le marquis viendra ici la semaine prochaine, écrivait un jour Frédéric le Grand, c’est du bonbon pour nous. » Ces anecdotes qu’il contait si bien étaient ordinairement des révélations fort indiscrètes sur les cours où il avait joué un rôle. On l’avait vu arriver à Saint-Pétersbourg en 1739 menant véritablement un train de prince ; douze secrétaires, huit chapelains, six cuisiniers, cinquante pages et valets de chambre à grande livrée, telle était la maison du marquis. Il éblouit Berlin à son passage ; on trouve ces mots dans une dépêche de Manteuffel au roi de Pologne : « Ses habits sont tout ce que la Russie aura jamais vu de plus magnifique et de mieux entendu ; il fera voir en tous sens aux Russiens, dit-il, ce que c’est que la France[11]. » De toutes les capitales du nord de l’Europe, on avait les yeux sur M. de La Chétardie. Quand on apprit en Prusse la mort de la tsarine Anna Ivanovna, un homme qui le connaissait bien s’écria aussitôt : « Il pourra désormais semer la zizanie plus aisément que par le passé. » C’était là son plaisir en effet. La Chétardie conspirait par amour de l’art, et quel meilleur théâtre pour un tel homme que ces cours du Nord où se nouaient et se dénouaient tant de tragédies occultes ! il attisait le feu sans avoir l’air d’y toucher. Un jour pourtant il faillit s’y brûler les doigts et plus que les doigts ; si la chute de La Chétardie ne fut pas aussi violente que celle de Biren, cela tient à un sentiment de clémence ou à une inspiration de prudence politique fort inattendu chez la tsarine Élisabeth. En tout cas, ce fut le terme de son pouvoir. Chassé de cette Russie où il avait exercé une autorité si haute, le diplomate pris dans ses pièges fut désavoué par Louis XV et disparut de la scène. Au moment où Maurice de Saxe fut appelé à Moscou par le marquis de La Chétardie, l’aventureux personnage (c’est de l’ambassadeur que je parle) avait déjà ébranlé son crédit auprès de la tsarine par des importunités trop pressantes. Était-ce La Chétardie qui avait de son propre mouvement, comme Lefort autrefois, épousé les intérêts de Maurice ? Était-ce Maurice qui avait fait recommander sa cause à La Chétardie par le cardinal de Fleury en récompense de ses glorieux services ? Là-dessus nos documens se taisent ; ce qui est certain seulement, grâce aux archivés de Dresde, c’est que le cabinet de Versailles avait chargé l’ambassadeur de France en Russie d’intervenir activement en faveur du. comte de Saxe, Un diplomate saxon nommé Pezold écrit au roi de Pologne que le marquis de La Chétardie lui a communiqué ses instructions à ce sujet. Le principal prétendant au trône de Courlande était alors le landgrave de Hesse ; or La Chétardie, d’après ses instructions, devait demander à la tsarine de ne patronner ni le landgrave ni Maurice, c’est-à-dire de tenir entre eux la balance égale en laissant la diète de Mitau procéder librement au vote. C’est alors que La Chétardie, mettant à profit les fêtes du couronnement de la tsarine, eut l’idée de faire apparaître subitement le vainqueur de Prague au milieu des pompes de Moscou. Le fastueux marquis aimait les coups de théâtre.

« Le 10 juin (1742), à onze heures du soir, le comté de Saxe est arrivé à Moscou et est descendu dans le palais du marquis de La Chétardie. Le major de Dieskau, son ami, l’y avait précédé la veille. C’est ce même Dieskau, déjà envoyé par lui à Saint-Pétersbourg il y a quelques années pour soutenir ses prétentions en Courlande, et dont la mission avait échoué. Plus on était persuadé que le résultat ne serait pas meilleur cette fois, moins on s’attendait à voir paraître le comte en personne. Cependant, le bruit de son arrivée prochaine s’étant répandu à la cour, des paris s’étaient engagés pour et contre : il viendra ! il ne viendra pas ! On pariait encore, et chaudement, quand déjà le comte de Saxe, au débotté, était en gala chez le marquis. » Tel est le résumé d’une dépêche de Pezold au roi de Pologne. Ce soir-là même en effet, La Chétardie avait donné à son hôte un souper magnifique ; il y avait réuni quelques-uns des personnages les plus considérables de la cour, Lestocq d’abord, son frère le baron de Mardefeld, M. de Buchwald, ministre du Holstein, le prince Kourakin, grand-écuyer de la tsarine, enfin tous les membres de la légation saxonne. Le souper se prolongea jusqu’à trois heures du matin, au bruit des verres entre-choqués et des conversations joyeuses. Le lendemain, à onze heures, Maurice fut présenté à la tsarine par le grand-maréchal Bestuchef ; Elisabeth lui fit le plus gracieux accueil, et le soir, au bal masqué de la cour, elle voulut danser la seconde contredanse avec lui. Les prévenances de la tsarine pour Maurice étaient l’objet de tous les commentaires. « Autant on a été surpris de son arrivée, écrit Pezold au comte de Brühl, autant on est impatient à cette heure de connaître le véritable motif de son voyage. » Le 13 juin, La Chétardie donne un grand dîner en l’honneur de Maurice ; la tsarine y vient en habits d’homme, au retour d’une promenade à cheval, et assiste à la fête pendant une grande partie de la soirée. Bals et festins se succèdent ainsi tous les jours, toutes les nuits, et, quand Maurice est libre, Elisabeth fait déployer à ses yeux toutes les splendeurs de Moscou. Le 18, le chambellan Voronzof lui offre un déjeuner à la russe, qui ne dure pas moins de neuf heures, après quoi les convives montent à cheval pour accompagner la tsarine, qui galopait en costume d’amazone à travers les rues illuminées de la vieille cité moscovite. Une pluie torrentielle ne réussit pas à disperser le cortège ; dans ces fêtes tartares, on brave les élémens. Personne n’a de manteaux ; qu’importe ? à minuit seulement, l’orage ayant redoublé de violence, la compagnie trempée jusqu’aux os va s’abriter un instant sous les voûtes du Kremlin, où la tsarine montre elle-même à Maurice tout l’appareil du couronnement, diadème, sceptre, brillans, trésors sans nombre étalés dans la grande salle. Puis on se remet en selle, et tous les cavaliers escortant la souveraine se rendent au palais du marquis de La Chétardie, devant lequel se dressait une illumination splendide avec deux fontaines jaillissantes, l’une de vin blanc, l’autre de vin rouge. On entre ; la tsarine s’habille et prend place au souper du marquis. « Il était près de six heures du matin, écrit un témoin oculaire, lorsque sa majesté, faisant honte, au soleil par sa beauté, se retira très satisfaite. » Un soleil russe, il est vrai, un soleil noyé.

« Mais qu’est donc venu faire ici le comte Maurice ? se demandaient les courtisans, de plus en plus ébahis, et que présage cette réception impériale ? » On aurait pu leur répondre avec Shakspeare : Much ado about nothing ; beaucoup de bruit pour rien, tel est le résumé de ces fêtes moscovites. La tsarine aimait les folies fastueuses de La Chétardie, elle n’aimait pas ses intrigues. Après lui avoir accordé aveuglément sa confiance, elle commençait à la lui retirer peu à peu. « Je m’en rapporte à mes ministres, » lui disait-elle vers cette époque au sujet d’affaires plus importantes. Et les ministres, fort jaloux de La Chétardie et de Lestocq, s’empressaient de les éconduire avec cette phraséologie diplomatique où les Russes ont excellé du premier coup. Quand les deux protecteurs de Maurice conjurèrent le ministère moscovite de se montrer aussi bienveillant pour lui en Courlande que l’impératrice à Moscou, il leur fut répondu avec une politesse un peu sèche : « L’arrivée du comte de Saxe à Moscou n’a pu qu’être fort agréable à l’impératrice. Quant aux affaires de Courlande, l’impératrice, ayant déjà recommandé la candidature du landgrave de Hesse, ne saurait se donner un démenti. Toutefois, comme sa majesté ne veut faire violence ni à la république de Pologne, ni au roi Auguste III, ni aux Courlandais, comme elle veut que le duché de Courlande conserve les droits et franchises de sa vieille constitution, elle ne sera point hostile à la candidature du comte de Saxe. » C’était bien, à peu de chose près, ce que le cardinal Fleury avait demandé pour Maurice ; mais La Chétardie et Lestocq avaient eu de bien autres espérances quand ils avaient invité le vainqueur de Prague à leurs fêtes de Moscou. Maurice s’en alla donc comme il était venu ; son duché de Courlande était décidément une chimère. Il repartit le 4 juillet. Le marquis, avec une nombreuse escorte de grands seigneurs, l’accompagna jusqu’à un village éloigné de quinze verstes, où il lui donna encore un souper qui dura toute la nuit.

Cette escapade moscovite faillit causer d’assez graves embarras au comte de Saxe. On lit dans les Mémoires du duc de Luynes, à la date du mois d’août 1742 : « M. le comte de Saxe, qui était allé en Russie à l’occasion de ses prétentions sur le duché de Courlande, est revenu à Dresde, d’où il est parti presque aussitôt pour aller en Bavière. M. le comte de Saxe est lieutenant-général plus ancien que M. le duc d’Harcourt. Sur la nouvelle de son arrivée, M. d’Harcourt dépêcha un courrier ici pour savoir ce qu’il devait faire, croyant devoir représenter que, depuis les lettres de service de M. le comte de Saxe pour l’armée de Bavière qui sont entre les mains de M. le maréchal de Broglie, les circonstances pouvaient être changées, que M. le comte de Saxe était étranger, d’une autre religion, et frère (bâtard) d’un prince (le roi de Pologne) dont il se pouvait faire que nous ne fussions pas longtemps amis, — demandant sur cela s’il devait lui remettre le commandement et lui confier tous les secrets importans dont il était chargé. J’ai vu la lettre de M. d’Harcourt écrite à M. le cardinal. On lui a marqué de remettre tout à M. le comte de Saxe[12]. » Ces défiances du duc d’Harcourt font pressentir les tracasseries que Maurice aura bientôt à subir. Les jalousies militaires, si vives et si puériles à cette époque, sont envenimées à son égard par les circonstances qu’on vient de voir : Maurice n’est pas Français ; Maurice est le frère d’un roi qui demain peut-être se tournera contre nous ; Maurice est luthérien ! Il est vrai que le marquis de Breteuil, ministre de la guerre, lui donnait à ce moment-là même le commandement d’un corps d’armée et l’initiait à un secret important que le duc d’Harcourt ne élevait pas connaître[13].


« Versailles, le 1er août 1742.

« Je commence notre correspondance, monsieur, en vous donnant la plus grande marque de confiance, puisque je vous annonce un secret ignoré encore de tout le monde, et que je vous prie d’ignorer vous-même jusqu’à ce qu’il soit temps de le rendre public, ce dont j’aurai l’honneur de vous informer.

« Le roi a pris la résolution de faire passer incontinent en Allemagne l’armée que commande M. le maréchal de Maillebois pour aller au secours de M. le maréchal de Broglie et des troupes qui sont bloquées sous Prague, pendant que vous y marcherez d’un autre côté. Je compte que M. le maréchal de Maillebois partira vers le 10 de ce mois de Dusseldorf, et arrivera du 10 au 15 septembre sous Égra. Il sera question de voir les moyens de vous faire joindre alors sous Amberg avec les troupes que vous commandez ; en sorte que le prince Charles ait contre lui tout à la fois des forces considérables de tous les côtés, qui opèrent une assez puissante diversion pour le faire retirer et l’entamer… Vous jugez bien que le secret pour l’exécution de ce projet, qui est inconnu de M. le duc d’Harcourt, et auquel je vous prie de ne pas le confier, non plus qu’à nul autre, est de la plus grande conséquence… La précipitation avec laquelle je vous dépêche ce courrier ne me permet pas d’entrer aujourd’hui dans un plus grand détail ; mais vous recevrez dans peu de jours un mémoire détaillé sur ce chapitre, cette lettre n’ayant pour objet que de vous prévenir et de vous empêcher de faire des mouvemens qui pourraient être contraires aux vues et aux intentions du roi.

« Il est inutile de vous recommander de nouveau le secret le plus absolu. MM. les maréchaux de Broglie et de Belle-Isle sont les seuls que j’informe, ainsi que vous, de ce projet, et je l’ai fait afin qu’assurés d’une puissante diversion dans les commencemens de septembre, ils mettent tout en usage pour en attendre le succès… »


On voit que le comte de Saxe pouvait braver les défiances du duc d’Harcourt. Cependant ni le ministre de la guerre ni le cardinal Fleury n’étaient de force à maintenir la paix entre les chefs de corps, et Maurice, en butte à tant de préventions jalouses, aurait mieux fait assurément de ne pas courir encore après les aventures en Russie au moment où se préparaient pour lui des triomphes qui valaient mieux qu’un duché de Courlande.

N’importe, il fit glorieusement son devoir dans ces opérations difficiles dont le marquis de Breteuil lui avait confié le secret. Le 11 août, il écrit au comte de Brühl « du camp de Niederwaldock » qu’il a pris le commandement d’un corps d’armée, et qu’il va se joindre à Maillebois pour débloquer Broglie, « Hier, ajoute-t-il, j’ai fait frotter M. Trenck, colonel de pandours, qui s’était avisé avec dix-huit cents hommes de nous incommoder. » Trenck était un de ces chefs de bandes comme ceux qui avaient désolé l’Allemagne sous Wallenstein et Tilly ; Trenck, Menzel, Nadasti, Franquini, ces pandours de la guerre de trente ans, faisaient honte à la civilisation du XVIIIe siècle, et il y a plaisir à les voir frottés par Maurice de Saxe. Le 10 septembre, Maurice est à Donaustauf, le 16 à Weiden, en Bohême ; le 19, il rejoint le maréchal de Maillebois à Bohenstraus et reçoit l’ordre de marcher en avant. Ici commencent les luttes de Maurice et de Maillebois ; on en peut voir les échos dans les Mémoires du duc de Luynes, et les archives de Dresde confirment par d’éclatans témoignages les plaintes du comte de Saxe. Un témoin sûr, le comte Poniatowski, écrit le 1er octobre, dans une lettre conservée à Dresde : « Je n’ai jamais vu une armée aussi mal gouvernée que celle-ci. Si on nous ôtait le comte de Saxe, qui est obligé de penser à tout, je ne sais pas ou nous en serions. » Toutes les résolutions généreuses, c’est lui qui les conçoit ; tous les hardis coups de main, lui seul les exécute. Dès qu’il paraît sous les murs d’Elnbogen, la garnison capitule (10 octobre) ; c’étaient six mille Croates qui se souvenaient de l’escalade de Prague. Pourquoi le maréchal de Maillebois ne seconde-t-il pas son audace ? Pourquoi le maréchal de Broglie se refuse-t-il à exécuter ses plans ? Maurice pousse des cris de rage en pensant aux victoires qui nous échappent. Il écrit au ministre pour se plaindre du maréchal de Maillebois, il écrit au maréchal de Broglie pour le supplier de ne pas battre en retraite, de garder et de fortifier ses positions, d’attendre la jonction complète des trois armées[14], d’opposer aux Autrichiens une formidable ligue et de prendre là nos quartiers d’hiver pour agir au printemps. Quoi ! rien n’est perdu et l’on se retire ! Prague, Egra, cette Bohême si brillamment conquise, on l’abandonne quand il ne reste plus à faire qu’un suprême effort pour jeter l’ennemi dans le Danube ! La douleur de Maurice est si vive qu’il va jusqu’à demander au roi de quitter le service et de retourner en Saxe, puisqu’on ne tient nul compte de ses avis. C’est aux gens du métier de juger les combinaisons proposées par Maurice. « Les armées françaises, dit Voltaire, furent détruites en Bavière et en Bohême sans qu’il se donnât une seule grande bataille, et le désastre fut au point qu’une retraite dont on avait besoin, et qui paraissait impraticable, fut regardée comme un bonheur signalé. » Voltaire a-t-il raison ? Frédéric le Grand a-t-il raison d’approuver aussi la retraite du maréchal de Belle-Isle, sauf l’imprévoyance du chef et son manque de ménagemens pour le soldat ? Nous n’oserions contredire de tels juges ; seulement, nous qui interrogeons l’homme chez Maurice de Saxe encore plus que le capitaine, nous admirons et cette foi belliqueuse dans les ressources de la France, et cette sympathie si ardente, si douloureuse pour ses camarades de la garnison de Prague. Il faut regretter sans doute que cette inutile escapade à Moscou l’ait séparé de l’intrépide Chevert ; il n’a pas cessé du moins de songer à ses compagnons d’armes, il a parlé, il a crié pour eux, il leur a envoyé ses encouragemens et ses vœux à travers l’espace ; enfin, chargé de ramener sur le Rhin les divisions décimées par l’impéritie de Maillebois, il s’est retiré en victorieux, frottant les pandours en toute rencontre et ne se laissant pas entamer un seul jour.

Ainsi, dans cette espèce de déroute générale, Maurice avait grandi encore aux yeux de l’opinion. Lorsqu’il revient à Paris, le 16 février 1743, après avoir établi ses troupes à Deckendorf pour les quartiers d’hiver, le roi l’accueille avec une faveur marquée. L’armée entière, mécontente de ses chefs, brûle de prendre sa revanche sous ses ordres. Le public parisien, en chansonnant les vieux maréchaux, appelle aussi le comte Maurice au poste que les préjugés lui refusent, et quand il recevra, l’année suivante, le bâton du commandement, l’honnête avocat Barbier, écho des bruits de la ville, s’écriera : « Enfin ! enfin ! le voilà maréchal de France ![15]. »


III

« On croit nécessaire de dire à ceux qui pourront lire cet ouvrage qu’ils doivent se souvenir que ce n’est point ici une simple relation de campagnes, mais plutôt une histoire des mœurs des hommes. Assez de livres sont pleins de toutes les minuties des actions de guerre… » Qu’il nous soit permis de nous approprier ces paroles. Si Voltaire a pu s’exprimer ainsi à propos des guerres de Louis XIV, nous avons le droit d’invoquer la même excuse ou plutôt d’annoncer le même dessein au sujet des campagnes où Maurice de Saxe a préparé sa gloire. Que de minuties dans ces opérations militaires si compliquées, si embrouillées, si mal conduites, du moins jusqu’à l’heure où Maurice prendra le commandement ! Que d’ordres et de contre-ordres ! Les collecteurs de détails en ont rempli des volumes. Si on veut connaître les dépêches des chefs, la marche des troupes, les positions prises, quittées, reprises, les escarmouches et les combats, on n’a qu’à feuilleter les recueils spéciaux publiés en Hollande ou à Londres et les pages diffuses du baron d’Espagnac[16]. Aller droit aux grands faits, emprunter aux détails quelques traits de caractère, peindre un homme à travers le tumulte des événemens, et retrouver dans cet homme les qualités et les vices de son siècle, tel est le but de notre étude.

Le rôle de Maurice pendant la campagne de 174S peut se résumer en quelques mots : il sauva la France de l’invasion anglaise. On sait que le cardinal de Fleury, après nos désastres de Bohême, avait demandé la paix à Marie-Thérèse dans une lettre sans dignité, et que notre altière ennemie s’était empressée de publier cette supplique honteuse afin de déshonorer la France ; on sait aussi que le roi d’Angleterre, jusque-là spectateur de la lutte, y entra résolument au printemps de 1744. La retraite de Frédéric II, réconcilié avec l’Autriche par la cession de la Silésie, faisait la partie belle aux Anglais. Ils voulurent mettre l’occasion à profit et abaisser la France en achevant de relever Marie-Thérèse. Or le maréchal de Noailles, malgré de savantes combinaisons, ayant été battu à Dettingen (27 juin), est obligé d’évacuer l’Allemagne. L’Alsace était menacée d’une invasion, si Maurice, avec de faibles troupes, mais secondé par des inspirations de génie, n’eût opposé un rempart impénétrable à l’ennemi victorieux.

Les archives saxonnes nous fournissent quelques détails nouveaux pour compléter ce résumé. Le 5 avril, Maurice avait rejoint à Amberg l’armée que commandait le maréchal de Broglie ; trois semaines après, il écrivait au comte de Brühl : « La cour de France, qui ne connaît pas le terrain, défère souvent aux prières de l’empereur, qui n’y entend pas grand’chose, et l’on est obligé de faire des démarches que l’on sait bien qui sont détestables. La faute en tombe sur les généraux. C’est un des désagrémens de notre métier. » Plainte expressive et curieuse à noter, car elle prouve bien l’impartialité de Maurice. L’empereur Charles VII, irrité par l’infortune, a souvent rejeté sur le maréchal de Broglie la responsabilité des désastres dont il était le principal auteur ; Maurice, qui a signalé tant de fois les fautes du duc de Broglie (il employait un mot plus cavalier dans sa franchise militaire), Maurice venge ici son général et dénonce les deux causes de ruine : l’impéritie de l’empereur d’Allemagne et la faiblesse de la cour de France. À la faiblesse du roi pour les fantaisies de Charles VII, ajoutez les intrigues jalouses des courtisans ; vous aurez une idée de ces inconvéniens du métier signalés par Maurice. Le maréchal de Broglie avait confié au comte de Saxe le commandement de la réserve ; le prince de Conti, qui prétendait à ce poste, remue ciel et terre à Versailles pour en faire expulser son rival, et M. d’Argenson, assailli de tous côtés, craint de perdre son portefeuille en défendant le vainqueur de Prague. « Telle est aujourd’hui la situation de la cour de France, » écrit M. le comte Loss, ministre de Saxe à Paris. Il ajoute que Maurice s’est résigné « de la meilleure grâce du monde. » Le maréchal de Broglie était moins résigné ; il sentait bien quelle perte il venait de faire. Quelques semaines après, le prince de Conti était battu par les Autrichiens, et le comte Loss écrivait à Dresde le 5 juin : « le prince Charles n’aurait pas eu si beau jeu avec le comté de Saxe, si les intrigues de la cour n’avaient prévalu pour ôter la réserve à ce général et en donner le commandement a un prince du sang qui fait sa première campagne. » Le prince de Conti n’était pas de cet avis ; il se fût couvert de gloire infailliblement pour peu.que le duc de Broglie l’eût secondé. En un mot, il exploita si bien les rancunes de l’empereur Charles VII, pour dissimuler sa propre déconvenue, que le vieux maréchal de Broglie perdit son commandement. On l’avait maintenu au moment de ses plus grandes fautes ; il fut destitué pour avoir fait son devoir. C’est alors que Maurice, placé sous le maréchal de Noailles et chargé de couvrir nos frontières après la malheureuse journée de Dettingen, écrivait à son frère le roi de Pologne :


« Spire, 25 juillet 1743.

«… On m’a donné le commandement d’une armée dans l’Alsace. Pour un Allemand et pour un luthérien surtout, ce n’est pas peu de chose. Que Dieu me tire bien de ceci, et je lui promets une belle chandelle ! M. de Noailles avec son armée est destiné à suivre les Anglais, s’ils se portent vers Luxembourg. Son armée est plus forte et meilleure que la mienne. Il ne m’a donné que les épluchures de la sienne et m’a pris ce qu’il y avait de meilleur dans celle de Bavière ; mais celui qui fait les parts fait ordinairement la sienne bonne… »


On aurait tort de voir la moindre amertume dans ces paroles ; le maréchal de Noailles avait une sincère affection pour Maurice, il se réjouissait de ses victoires, il l’appelait son enfant, et Maurice a toujours répondu à cette paternelle amitié par la déférence la plus respectueuse et la plus tendre. Ce mot qui lui échappe sur l’égoïsme si naturel du vieux maréchal est plutôt une réflexion joyeuse ; il agirait ainsi lui-même à l’occasion, et l’on voit d’ailleurs qu’il en prend lestement son parti, sachant bien que l’activité multiplie les ressources de l’homme de guerre, et qu’une armée française, même faiblement organisée, vaudra bientôt ce que vaudra son chef. C’est ce qu’il montra d’une manière éclatante sur cette ligne du Rhin défendue avec tant de vigueur et de succès. Le 4 octobre, établi au camp de Schleithal, il avait le droit d’écrire au comte de Brühl : « J’ai été le bouclier de la Haute-Alsace contre le prince Charles. »

Les premiers mois de l’année suivante (1744). sont marqués par un projet hardi, aventureux, tout à fait digne d’être réalisé par Maurice ; il s’agissait de jeter une armée française en Angleterre et de soulever les partisans des Stuarts. Si ce projet n’avait pas été abandonné, l’héroïque tentative de Charles-Edouard en Écosse, l’expédition illustrée par les victoires de Preston-Bans et de Falkirk, par la prise d’Edimbourg, de Carlisle, de Manchester, de Derby, eût été accomplie deux ans plus tôt, et c’est à Londres même que le jeune prince, secondé par nos troupes, aurait porté les premiers coups. Le comte de Saxe était déjà désigné pour le commandement de l’expédition. Le caractère extraordinaire de cette entreprise offrait une occasion de donner au vainqueur de Prague un titre exceptionnel et de le mettre en quelque sorte hors de pair sans offenser les préjugés de la cour. On n’osait admettre un luthérien parmi les maréchaux de France ; ne pouvait-on créer une place de capitaine-général pour l’homme qui aurait exécuté une descente en Angleterre ? L’avocat Barbier écrit à la date de février 1744 : « La première opération a été d’enlever de tous nos ports depuis Nantes tous les bâtimens nécessaires pour le transport, ensuite de faire défiler à Dunkerque tous les régimens qui étaient aux environs et qui sont destinés pour l’embarquement. Cela a été fait avec grande diligence et grand secret. On dit qu’il y a quinze mille hommes d’embarquement et de bonnes troupes. Le comte de Saxe, qu’on croyait devoir commander sur la Moselle, est le général de cette expédition avec le titre de capitaine-général. » Le comte Loss, ministre de Saxe auprès du cabinet de Versailles, confirme ces paroles de l’annaliste dans une lettre au comte de Brühl : « On veut, dit-il, pour lui conférer un commandement en chef, créer ou renouveler pour lui la place de capitaine-général, les privilèges des maréchaux ne pouvant être accordés qu’à un catholique. » Cette place de capitaine-général, à laquelle on avait pensé un instant, ne fut pas créée pour Maurice ; mais Barbier, comme on voit, n’avait pas eu tort de mentionner ce bruit dans son journal : la commission donnée au comte de Saxe pour l’expédition d’Angleterre le désigne seulement par son titre de lieutenant-général dès armées du roi. Bien que ce document ne soit pas inédit, il appartient trop directement à notre sujet pour que nous puissions nous dispenser d’en citer ici quelques extraits. L’homme chargé d’une mission si importante et glorifié en de pareils termes par le souverain reconnaissant devait emporter bientôt sa nomination de maréchal, et même, après Fontenoy, une dignité militaire plus haute encore, malgré tous les préjugés de la vieille monarchie.


Commission de commandant en chef les troupes pour le sieur comte Maurice de Saxe.

« Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut.

« Un nombre considérable de sujets de la nation britannique qui, malgré les révolutions qui l’ont agitée, ont demeuré constamment attachés et fidèles à leur légitime souverain, notre très cher et très amé frère Jacques III, roi de la Grande-Bretagne, nous ayant fait demander en différens temps avec des instances réitérées un secours de nos troupes qui, passant en Angleterre et se joignant à eux, pussent les tirer de l’oppression où ils gémissent depuis tant d’années, remettre leur roi sur le trône, héritage de ses pères, et lui rendre l’entière possession de ses royaumes ; vu les liens du sang qui unissent la maison de Bourbon à celle de Stuart et le bon droit d’une aussi juste cause généralement reconnu de toute l’Europe, à laquelle la circonstance des affaires présentes nous invite de concourir, nous nous sommes déterminés et avons résolu d’acquiescer à la demande renouvelée encore en dernier lieu desdits fidèles sujets de notre dit frère Jacques III, roi de la Grande-Bretagne, et de leur accorder un corps de troupes pour parvenir au but qu’ils se proposent, — et rien n’étant plus important, pour conduire un si juste et glorieux dessein à une heureuse et entière réussite, que de confier le commandement de ce corps de troupes à une personne qui, par ses talens, sa bravoure et son expérience à la guerre puisse s’attirer la confiance tant de nos troupes que desdits fidèles sujets britanniques, et conduire pour l’avantage de nos intérêts communs les opérations de guerre, sous les ordres cependant de notre très cher et très amé frère Jacques III, roi de la Grande-Bretagne, et, en son absence et jusqu’à son arrivée, de concert avec celui qui sera chargé en son nom du gouvernement et de l’administration de ses royaumes, nous avons cru ne pouvoir faire pour cet effet un meilleur choix que de notre très cher et bien amé le sieur comte Maurice de Saxe, lieutenant-général de nos armées, par la connaissance que nous avons de sa valeur, courage, expérience au fait de la guerre, vigilance, activité et sage conduite, dont il a donné des preuves suffisantes, tant dans les deux dernières campagnes en Allemagne que dans plusieurs autres occasions… Et en conséquence lui avons donné et donnons plein pouvoir de commander à toutes les troupes, tant de cavalerie que d’infanterie française et étrangère, dont ledit corps de troupes sera composé, leur ordonner ce qu’elles auront à faire et les employer partout où besoin sera pour l’effet de nos intentions, publier, dans le temps et en la forme qu’il estimera la plus convenable les déclarations qui pourront être nécessaires pour faire connaître et manifester les motifs de l’emploi des troupes que nous lui confions pour une mesure aussi juste, s’opposer aux entreprises des sujets rebelles à notre dit frère Jacques III, roi de la Grande-Bretagne, entrer dans leur pays, assiéger leurs villes, places et châteaux, les emporter de force ou les prendre à composition, combattre lesdits sujets rebelles, leur livrer batailles, rencontres et escarmouches… Si, donnons en mandement à nos lieutenans-généraux, maréchaux-de-camp, brigadiers, colonels, mestres-de-camp, ingénieurs, capitaines, chefs et conducteurs de nos gens de guerre, tant de cheval que de pied, Français et étrangers, qui serviront dans ledit corps de troupes, et tous autres nos officiers et sujets qu’il appartiendra, de reconnaître ledit sieur comte Maurice de Saxe en la qualité de notre lieutenant-général, et de lui obéir et entendre en toutes les choses concernant le pouvoir porté par les présentes, car tel est notre plaisir. En témoin de quoi nous avons fait mettre scel à cesdites présentes.

« Donné à Versailles, le 13e jour du mois de janvier, l’an de grâce 1744 et de notre règne le 29e.

« Louis. »


Les formes de ce document oublié indiquent assez l’importance qu’on attachait à l’expédition d’Angleterre. Un mémoire remis un mois après au comte de Saxe révèle aussi l’extrême confiance du roi et du ministre. Ce n’est pas seulement une diversion qu’on a en vue pour obliger les Anglais à évacuer le continent ; on songe très sérieusement à la restauration des Stuarts. « Le sieur comte de Saxe est informé de la résolution que sa majesté a prise de ne plus reconnaître l’électeur de Hanovre pour roi d’Angleterre. » Tel est le premier mot du mémoire. Les Stuarts seront donc remis en possession du trône qu’ils ont deux fois perdu ; on l’espère, on y compte, et d’avance on prend toutes les mesures pour l’occupation du pays et la reconstitution de la royauté légitime. M. de Barailh, chef d’escadre des armées navales, est chargé d’embarquer les troupes et de les conduire dans la rivière de Londres. Rien ne manque au programme : une révolution (le mot y est) éclatera immédiatement après le débarquement. Grâce à cette révolution, le succès est infaillible. « Le débarquement étant fait, et tout se trouvant favorablement disposé dans le pays, le sieur comte de Saxe y entrera avec ses troupes comme en pays ami, les faisant vivre en bonne discipline sans rien exiger, se contentant de ce qui sera fourni volontairement par les sujets affectionnés au roi Jacques, et prenant en payant ce qui sera nécessaire pour la subsistance de ses troupes. » Comme la commission que nous venons de citer, le mémoire où se révèlent ces illusions étranges porte aussi la signature du roi et le contre-seing du ministre de la guerre (février 1744.)

Quelle fut l’issue de ces préparatifs ? Pendant la nuit du 22 février, Maurice, muni de ses pouvoirs, reçoit l’ordre de se rendre à Dunkerque, où va se faire l’embarquement du corps d’armée. Deux heures après, il monte à cheval, suit la route de Calais, et arrive à Dunkerque le 25. Charles-Edouard s’y trouvait déjà, divulguant ainsi par sa présence le secret si important qu’il avait promis de garder. Le jeune prince, plein d’admiration et de sympathie pour Maurice, le reçoit avec des transports de joie. L’embarquement commence le 1er mars ; déjà une partie des troupes est dans les navires, quand s’élève une tempête furieuse. Maurice, qui ne veut pas perdre une heure, car il sait que la flotte anglaise peut paraître d’un jour à l’autre, s’installe à bord du vaisseau-amiral et donne l’exemple à tous. L’élan est donné, un élan irrésistible, si l’on n’avait affaire qu’à des hommes ; mais comment lutter contre les élémens ? La tempête redouble, embarcations et navires sont tellement secoués par les vagues, que l’Océan, si l’on persiste, mettra en pièces cette seconde Armada. Plusieurs vaisseaux viennent d’être brisés sur la côte. Maurice descend à terre pour diriger les secours et sauver les naufragés. Le 4 mars, le ciel étant redevenu calme, on se remet joyeusement à l’œuvre ; nouvel orage, nouveaux désastres. « Décidément les vents ne sont pas jacobites, » écrit Maurice à un ami. Informé des désastres de Dunkerque, le comte d’Argenson apprend en même temps que l’escadre de l’amiral Norris a échappé à la surveillance de M. de Roquefeuille, et qu’elle est en mesure d’empêcher le débarquement dans la rivière de Londres. D’ailleurs aucune nouvelle des jacobites d’Angleterre, aucun indice de la révolution promise. Soudain une sage prudence succède aux illusions téméraires ; l’entreprise est indéfiniment ajournée, sans qu’on ait l’air toutefois d’y renoncer tout à fait.


« Vous continuerez, monsieur, de suivre l’embarquement que vous avez commencé, mais sans y mettre de précipitation, et vous n’y apporterez que la sorte d’apparence d’empressement qui convient pour marquer que le roi n’abandonne pas le projet qu’il a formé, et dont l’exécution ne dépend que des secours et des facilités qui lui ont été promis de la part des partisans du roi Jacques, mais sur lesquels on ne peut compter tant qu’on n’aura pas de nouvelles précises.

« Sa majesté ne juge donc point à propos, dans les circonstances présentes, que vous sortiez de la rade de Dunkerque pour passer en Angleterre, jusqu’à ce que vous soyez informé directement par ceux du parti du roi Jacques qui sont dans le secret que tout est prêt pour vous recevoir et que le lieu de débarquement vous soit précisément indiqué. Si ces nouvelles, ces indications, ces assurances nous venaient plutôt qu’à vous, je vous dépêcherais aussitôt un courrier pour vous en informer et pour vous porter les ordres de sa majesté.

« Au reste, sa majesté désire extrêmement qu’en marquant de sa part autant de fermeté qu’elle fait pour la suite d’un projet qui a été dans l’origine entrepris sur la foi du secret, et que l’arrivée subite du prince de Galles a entièrement déconcerté par la publicité qu’elle y a donné, toutes les difficultés qui surviennent aujourd’hui à chaque pas pour l’exécution de ce projet soient pesées et examinées avec le prince de Galles et avec ceux qui le conseillent, en sorte que si l’on est obligé d’abandonner l’entreprise par l’impossibilité absolue de l’accomplir, cette impossibilité soit reconnue authentiquement par ceux du parti du roi Jacques, et qu’ils soient les premiers eux-mêmes à conseiller le désistement de l’entreprise…

« D’ARGENSON. »


Les lettres échangées à cette occasion entre le comte de Saxe et Charles-Edouard nous montrent le désespoir de Maurice et les nouvelles combinaisons qu’il imagine pour vaincre la fortune ennemie. Le jeune prince lui écrit le 9 mars : « Le désespoir que vous marquez sur l’obscurité qui couvre cette affaire à présent me donne des preuves de votre zèle,… », et quatre jours après : « Votre projet des bâtimens pêcheurs avec trente mille hommes pour faire suer l’Angleterre me plaît infiniment, Je me persuade qu’ayant débarqué dix mille de ces trente, en quelque coin du pays que ce débarquement se ferait, nous n’aurions pas lieu de les rembarquer ou de craindre la conséquence. Ce qui vous occupe à cette heure demande la fermeté d’un esprit fait comme le vôtre… » L’entreprise fut abandonnée, comme on pouvait le pressentir d’après la lettre du comte d’Argenson ; mais Charles-Edouard conçut dès lors une si vive amitié pour Maurice, qu’il annonça le projet de servir à ses côtés dans la prochaine campagne. Voilà bien l’héroïque étourdi dont les illusions avaient engagé la France dans une folle aventure, et qui la fit échouer par son impatience ! Si ses amis ne l’en avaient empêché, le prétendant au trône d’Angleterre allait combattre sous nos drapeaux les soldats de sa patrie.

Pendant ce temps-là, le comte Loss, toujours préoccupé des intérêts de Maurice, écrivait au roi de Pologne le 15 mars : « Je plains le comte de Saxe, qui sera la dupe de cette équipée, car il y a grande apparence que le roi a disposé, pendant son absence, du commandement qui lui était destiné en faveur du maréchal de Belles-Isle. » Le comte Loss se trompait ; Maurice obtint le commandement de l’armée de la Moselle. Louis XV avait résolu de prendre part à la nouvelle campagne, et, de tous les généraux qui pouvaient commander à côté du roi, aucun n’inspirait la même confiance que le vainqueur de Prague. Ce fut une occasion toute naturelle de braver enfin les préjugés de la cour et de donner à Maurice la haute dignité militaire que l’opinion publique lui avait depuis longtemps décernée. Le lundi de Pâques 6 avril, Versailles apprit, non sans étonnement, que le comte de Saxe était nommé maréchal de France. Le duc de Luynes, qui mentionne le fait dans son journal, a grand soin d’ajouter qu’il y a pourtant une différence entre le nouveau maréchal et ses collègues, « différence indispensable, parce qu’il est protestant ; » il n’aura le droit d’assister ni aux lits de justice ni au tribunal des maréchaux. Ces deux points exceptés, les privilèges seront les mêmes.. « On l’appellera le maréchal Maurice ; le roi le traitera de mon cousin. » Le duc de Luynes ajoute que le comte de Saxe avait refusé jusque-là de changer de religion dans la crainte qu’on n’attribuât cette démarche au désir d’être nommé maréchal, mais qu’il était disposé « à se faire instruire. » S’il est vrai qu’il ait tenu ce propos, la première partie atteste sa loyauté, la seconde est de pure politesse. Maurice n’était pas de ceux qui « se font instruire. » Il eût été un catholique sans foi, il est resté protestant par indifférence. Entre la franchise effrontée de l’absolue indifférence et l’hommage que le vice rend à la vertu, c’est aux casuistes de faire leur choix. Nous nous bornons à dire que le comte de Saxe n’était ni un philosophe ni un chrétien. Héros de l’action et de l’aventure, ne cherchez pas en lui les combats bien autrement glorieux qui font les héros de la vie morale ; tourmens généreux ou sérénité stoïque, Maurice ne devait pas vous connaître. Aussi éprouve-t-on un certain malaise quand une parole indiscrète vient soulever de telles questions au sujet d’un tel homme ; on a hâte de quitter un domaine qui n’est pas le sien, on est impatient de se replonger avec lui dans le tourbillon des batailles.


IV

Le maréchal Maurice quitte Paris le 15 avril 1744 et va prendre sur la frontière le commandement de son corps d’armée. Le roi ne tarde pas à le suivre. L’armée du roi, sous les ordres de Noailles, assiégera les places fortes ; Maurice couvrira les assiégeans et tiendra l’ennemi en respect. Cette campagne de 1744 a été pour le nouveau maréchal une occasion glorieuse de justifier certains principes exposés dans ses Rêveries. « Je ne suis point, dit-il, pour les batailles, surtout au commencement de la guerre, et je suis persuadé qu’un habile général pourrait la faire toute sa vie sans s’y voir obligé. Rien ne réduit tant l’ennemi que cette méthode et n’avance plus les affaires. Il faut donner de fréquens combats, et fondre, pour ainsi dire, l’ennemi petit à petit… Je ne prétends point dire pour cela qu’on n’attaque pas l’ennemi quand on trouve l’occasion de l’écraser, et qu’on ne profite pas des fausses démarches qu’il peut faire ; mais je veux dire qu’on peut faire la guerre sans rien donner au hasard, et c’est le plus haut point de perfection et d’habileté d’un général. » Harceler continuellement ses adversaires, les fatiguer, les surprendre, les fondre petit à petit, telle fut l’œuvre de Maurice pendant cette vive campagne. Une activité de tous les instans sans que rien soit livré au hasard, une précision extrême au sein de l’extrême mobilité, voilà le signe distinctif de son génie. Tous les juges contemporains l’attestent, je dis les juges désintéressés et même plusieurs de ceux qui d’abord ne lui rendaient pas justice[17]. Grâce à cette vigueur d’action, le roi put emporter les places qu’il assiégeait sans être inquiété par l’ennemi. Menin, Ypres, Furnes, attendaient en vain les secours des Anglais : Maurice barrait la route.

Un grave incident vint arrêter nos conquêtes. Tandis que nous soutenons sur nos frontières du nord le choc de l’Angleterre et de la Hollande, une armée autrichienne, sous les ordres du prince Charles, menace la ligne du Rhin. Le roi est obligé de porter son quartier-général à Metz ; il tombe malade, il est en péril de mort, et un immense cri de douleur, le dernier cri d’enthousiasme populaire pour une monarchie condamnée, éclate d’un bout de la France à l’autre. N’est-il pas juste de reporter quelque chose de cet enthousiasme sur le chef vigilant et hardi dont les combinaisons avaient assuré la victoire aux assiégeans d’Ypres et de Menin ? L’enthousiasme ! il venait de renaître dans nos camps, à la voix de Maurice, après une période d’indifférence et de langueur. Vauvenargues ne dirait plus que les soldats vont à l’ennemi « comme les capucins vont à matines, » sans prendre intérêt à la guerre, sans amour de la gloire ou de la patrie, menés et ramenés par le tambour « comme la cloche fait lever et coucher les moines. » Ces paroles s’appliquent aux armées engourdies sous les maréchaux de cour, non pas aux jeunes recrues qui avaient retrouvé sur les pas du comte de Saxe la vieille impétuosité française. L’entrain, dans l’armée de Maurice, ne nuisait pas à la discipline, et l’estime des officiers pour le chef entretenait la confiance du soldat. Le comte Loss, qui a visité son camp, le décrit en deux mots : « tout s’y exécute à la minute, à la lettre, au compas, et le général est extrêmement estimé des officiers. »

Les opérations n’étaient pas encore terminées, l’armée française non plus que l’ennemi n’avait pas encore pris ses positions d’hiver, et déjà le maréchal Maurice était désigné pour le commandement de la prochaine campagne. Le comte d’Argenson, en lui donnant cette nouvelle, lui demande ses projets et ses plans[18]. Maurice, après avoir étudié les positions des alliés et cherché à deviner leurs desseins, dresse tout un plan de campagne qu’il vient soumettre au roi. Il arrive à Paris le 19 décembre. Il est plus ardent que jamais, car il sait ce qu’il vaut : la campagne de 1744 lui a révélé ce qu’il appelle les parties sublimes de son art. Il sent d’ailleurs que, malgré les intrigues de cour, il est désormais indispensable ; jamais la France n’a couru pareil danger dans cette terrible aventure. L’empereur Charles VII, celui pour qui nous avons engagé la lutte, vient de mourir le plus misérable des hommes au milieu des pompes menteuses de sa dignité (20 janvier 1745), et son fils, le jeune électeur Maximilien-Joseph, afin de conserver ses états héréditaires, s’est empressé de se soumettre aux injonctions de Marie-Thérèse. Nous voilà seuls contre une moitié de l’Europe, seuls, et quel est pour nous l’intérêt de cette guerre ? Quelle cause nous soutient en ce suprême effort ? Une politique injuste et pusillanime nous a réduits à un rôle humiliant ; nous demandons la paix, et la paix nous est refusée. Marie-Thérèse se venge.

Ah ! quelle que fût alors la frivolité de l’esprit public, des préoccupations douloureuses agitaient bien des cœurs. En veut-on une preuve singulièrement touchante ? L’Académie française avait proposé pour sujet du prix d’éloquence en 1745 un discours sur l’inégalité des richesses d’après ce texte de la Bible : dives et pauper obviaverunt sibi, utriusque operator est Dominus ; le pauvre et le riche se sont rencontrés, le Seigneur a fait l’un et l’autre. » Un jeune écrivain obscur encore, inconnu, accablé d’infirmités, soutenu seulement par la hauteur de son âme et l’amitié de Voltaire, se met à commenter ces paroles, qui répondent si bien à sa propre situation. Il médite sur ce terrible problème de l’inégalité des richesses, et tout d’abord, songeant à l’égalité bien autrement terrible des infortunes humaines, il évoque avec une compassion éloquente et hardie l’image du Louis XV menacé dans son royaume à côté de l’image de l’empereur Charles VII, récemment couché dans la tombe. « Un homme obligé par état à faire le bonheur des autres hommes, à les rendre bons et soumis, à maintenir en même temps la gloire et la tranquillité de la nation, lorsque les calamités inséparables de la guerre accablent ses peuples, qu’il voit ses états attaqués par un ennemi redoutable, que les ressources épuisées ne laissent pas même la consolation de l’espérance, ô peines sans bornes ! quelle main séchera les larmes d’un bon prince dans ces circonstances ? S’il est touché comme il doit l’être de tels maux, quel accablement ! s’il y est insensible, quelle indignité[19] ! » Et quelques lignes plus loin : « mêmes infirmités, mêmes faiblesses, même fragilité se font remarquer dans tous les états ; même sujétion à. la mort qui met un terme si court et si redoutable aux grandeurs humaines. S’il fallait donner un exemple plus frappant de ces vérités, la Bavière et la France en deuil nous le fourniraient. Oserai-je le proposer et me permettra-t-on cet écart ? Un prince s’était élevé jusqu’au premier trône du monde par la protection d’un roi puissant ; l’Europe, jalouse de la gloire de son bienfaiteur, formait des complots contre lui ; tous les peuples prêtaient l’oreille et attendaient les circonstances pour prendre parti. Déjà la meilleure partie de l’Europe était en armes, ses plus belles provinces ravagées ; la mort avait détruit en un moment les armées les plus redoutables ; triomphantes sous leurs ruines, elles renaissaient de leurs cendres ; de nouveaux soldats se rangeaient en foule sous nos drapeaux victorieux ; nous attendions tout de leur nombre, de leur chef et de leur courage. Espérance fallacieuse ! ce spectacle nous imposait. Celui pour qui nous avions entrepris de si grandes choses touchait à son terme… Frappé tout à coup sous la pourpre, il descend aux sombres demeures où la mort égale à jamais le pauvre et le riche, le faible, et le fort, le prudent et le téméraire. Ses braves soldats, qui avaient perdu le jour sous ses enseignes, l’environnent, saisis de crainte : Sage empereur, est-ce vous[20] ?… »

Pourquoi l’ancien frère d’armes de Maurice, en donnant ce libre cours à sa patriotique douleur, nous parle-t-il « de ressources épuisées qui ne laissent pas même la consolation de l’espérance ? » Nos documens des archives de Dresde complètent ici le discours de l’orateur. Le comte Loss, dans une de ses dépêches, annonce à l’électeur de Saxe que le roi Louis XV est dans la plus vive anxiété au sujet du maréchal Maurice. Le maréchal est atteint d’hydropisie, et l’on croit ses jours en danger. En tout cas, il paraît impossible qu’il supporte les fatigues d’une campagne. De là le désespoir du roi. « On a une si haute idée de la capacité et de l’expérience du maréchal, ajoute le comte Loss, qu’on est généralement persuadé que sa perte serait un malheur pour la France dans les circonstances présentes, n’y ayant guère de sujets capables de le remplacer parmi la quantité d’officiers-généraux dont le royaume fourmille. » Maurice triompha de la douleur par l’énergie de sa volonté. On sait sa réponse à Voltaire, qui, l’ayant rencontré avant son départ, lui demandait comment il pourrait faire dans cet état de faiblesse : « Il ne s’agit pas de vivre, mais de partir. » Grande parole, véritable cri du cœur où se révèle tout entier le soldat amoureux de la gloire ! Vivre ou mourir, qu’importe dès que le canon l’appelle ? Imaginez un tel homme au service d’une croyance, supposez qu’il se dévoue à une grande cause, à un principe sacré ; il n’y aura pas de plus magnanime figure.

Maurice prend congé du roi le 31 mars, et quelques jours après il arrive à la frontière de Flandre. Les soins de son médecin ordinaire, Sénac, et du chirurgien-major de ses houlans, M. Roth, le régime sévère qu’on lui impose, un traitement indiqué par l’illustre chef des animistes, le professeur Stahl de l’université de Halle, surtout l’ardente volonté du malade, lui permettent de déployer une activité prodigieuse au milieu des plus cruelles douleurs. Le 19 avril, il quitte Maubeuge avec son armée et la porte rapidement sous les murs de Tournay. L’attaque était si peu prévue, la marche fut si bien conduite, si bien exécutée, qu’au moment où le siège commença, les deux principaux officiers de la garnison, le commandant de la place et le directeur de l’artillerie (nous devons ce détail au comte Loss) assistaient dans Bruxelles à un conseil de guerre. Aussitôt les alliés se décident à venir au secours des assiégés. Anglais, Hollandais, Hanovriens, Autrichiens, environ soixante mille hommes sous le commandement du duc de Cumberland, sont en marche sur Tournay. Le maréchal de Saxe acceptera la bataille sans abandonner les travaux du siège. Il occupe le village de Fontenoy et s’y retranche solidement, appuyant sa droite au bourg d’Anthoin, sur l’Escaut, sa gauche à la pointe des bois de Barry. Il connaît le pays, il sait que là est la clé des positions décisives. Les préparatifs terminés et l’ennemi s’approchant, Maurice écrit au roi, qui part de Versailles le 6 mai et arrive le 8 au quartier-général, salué par les acclamations de toute l’armée. Du 8 au 11, les dernières mesures sont prises. Chacun se prépare pour ce terrible choc. Porté dans sa voiture d’osier, le maréchal surveille l’exécution de ses ordres, explique le plan de la bataille à ses aides-de-camp, entretient la confiance du roi, confiance joyeuse, intrépide, qui à son tour enflammera l’ardeur chevaleresque de tant de brillans gentilshommes. Jamais la veille d’une grande bataille ne fut si joyeuse. La présence d’un souverain au milieu d’une bataille, quand ce souverain n’est pas le vrai capitaine, est souvent un embarras pour l’exécution des ordres. Le roi eut le bon goût de faire respecter l’unité du commandement en imposant silence aux gens de cour. Un déplacement de troupes, exigé par le plan général, mais suspect à ceux qui ne pouvaient embrasser l’ensemble, avait excité de vifs murmures dans l’entourage du roi. « Le maréchal est malade, disait-on ; sa tête faiblit, son cerveau se trouble ! » Louis XV va droit à Maurice, et d’une voix haute et ferme, devant tous les courtisans : « Monsieur le maréchal, dit-il, en vous confiant le commandement de mon armée, j’ai entendu que tout le monde vous y obéît ; je serai le premier à en donner l’exemple. »

Il n’y avait eu que des escarmouches dans la journée du 10 entre les tirailleurs des deux armées. Le 11, à cinq heures du matin, l’ennemi se range en bataille à une demi-portée de canon des lignes françaises. Les Anglais sont à notre gauche, les Hollandais à notre droite. Après une demi-heure de canonnade, les Anglais s’élancent sur les redoutes de Fontenoy avec de grands cris ; ils sont reçus de telle sorte que le ravin creusé en avant du village est bientôt comblé de leurs cadavres. Le duc de Cumberland veut nous tourner par la gauche en traversant le bois de Barry. Les postes établis par la vigilance de Maurice ayant déconcerté son projet, il prend la résolution de jeter plusieurs milliers d’hommes sur nos lignes, entre le bois de Barry et Fontenoy, précisément à l’endroit où Maurice avait prévu que se déciderait le sort de la journée. Sans cette prévision, véritable éclair de génie, la bataille était perdue. Maurice avait prévu le dessein de Cumberland, il n’avait pu prévoir une manœuvre à laquelle Cumberland lui-même ne songea point, et qui, dans ses proportions formidables, n’eut d’auteur que le hasard[21]. À la suite des premières attaques dirigées par le général anglais, une colonne se forme sous l’empire de circonstances toutes fortuites, colonne immense, profonde, qui répare continuellement ses brèches, qui se fortifie, qui s’allonge, et embrassera bientôt toute l’armée. Elle avance, elle déborde Fontenoy, elle va nous couper en deux et rester maîtresse du champ de bataille. Étrange spectacle ! ordre et furie tout ensemble : une solidité impassible et un feu d’enfer. Maurice, avec sa verve rapide, a déjà conçu un nouveau plan : il laisse la terrible colonne s’engager entre nos feux, afin de la détruire d’un seul coup. C’est jouer gros jeu sans doute ; mais la prudence chez Maurice est toujours unie à l’audace, et si la manœuvre échoue, la retraite est assurée. Pendant six heures, de huit heures du matin à deux heures, on vit la colonne anglaise s’avancer toujours, à pas comptés, mais terrible ; pendant six heures, on vit nos meilleures troupes, cavaliers et fantassins, se briser contre ces remparts vivans qui vomissaient la mort. La bataille fut longtemps douteuse. Maurice suppliait le roi et le dauphin de s’éloigner, voulant à la fois ménager des existences précieuses à l’état et écarter les influences qui pouvaient contrarier ses plans. Le roi tint bon et resta fidèle jusqu’au bout à sa promesse d’obéissance. Maurice l’en remercie, dans un rapport au comte d’Argenson, avec une franchise toute militaire. « Je ne saurais vous faire d’assez grands éloges de la fermeté de son air et de sa tranquillité. Il a vu pendant plus de quatre heures la bataille douteuse, cependant aucune inquiétude n’a éclaté de sa part ; il n’a troublé mon opération par aucun ordre opposé au mien, qui est ce qu’il y a le plus à redouter de la présence d’un monarque environné d’une cour qui voit souvent les choses autrement qu’elles ne sont. Enfin le roi a été présent pendant toute l’affaire, et n’a jamais voulu se retirer, quoique bien des avis fussent pour ce parti-là pendant toute l’action[22]. »

On dit qu’à l’instant le plus périlleux de la crise, tandis que tous ces gentilshommes aussi élégans qu’intrépides allaient se briser avec désespoir contre la colonne anglaise, tandis que chefs et soldats, après des prodiges de valeur, retombaient épuisés ; tandis que Maurice lui-même laissait échapper ce cri, non pas de découragement, mais de surprise : « Se peut-il que de telles troupes ne soient pas victorieuses ? » on dit que le duc de Richelieu, arrivant du côté de Fontenoy, les cheveux au vent, l’épée à la main, annonça la victoire comme certaine, si une dernière attaque était conduite avec ensemble et secondée par la trouée du canon. À en croire le récit de Voltaire, c’est là l’inspiration qui aurait sauvé l’armée française. Répété, amplifié, comme il arrive toujours, ce récit a passé de bouche en bouche, et Maurice, d’après une certaine tradition, doit céder au duc de Richelieu une part, une bonne part, de la gloire de Fontenoy. L’erreur, car c’en est une, vient du marquis d’Argenson. Le marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères[23], était venu retrouver le roi à son quartier-général deux jours avant la bataille ; il était auprès de lui pendant les péripéties de la lutte, il vit le généreux élan du duc de Richelieu, et dans la lettre célèbre, dans la lettre à la Sévigné qu’il écrivit à Voltaire du milieu des mourans et des morts, il n’eut garde d’oublier un incident qui faisait tant d’honneur à un ami du poète. « Votre ami, M. de Richelieu, est un vrai Bayard ; c’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs ou comme des fourrageurs, pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci, maîtres, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tout ensemble. Cette vivacité française dont on parle tant, rien ne lui résiste ; ce fut l’affaire de dix minutes que de gagner la bataille avec cette botte secrète. » Voltaire répète le fait avec ses commentaires ; le roi, dit-il, se rendit le premier à cette idée ; le duc de Biron prit sur lui de désobéir au maréchal en empêchant les troupes de commencer la retraite ; « le maréchal, qui arrivait en cet endroit, n’eut pas de peine à se rendre ; il changea de sentiment quand il en fallait changer. » Tout cela est-il bien sûr ? N’est-ce pas exagérer un incident qui a sa place sans doute, mais une place secondaire dans un vaste ensemble de combinaisons ? Le témoin qu’il faut suivre ici, ce n’est pas l’homme qui n’a vu qu’un détail, c’est le confident initié aux secrets du chef. « De quelle utilité, dit le baron d’Espagnac, pouvaient être ces différentes charges de cavalerie contre une colonne formidable qui devait nécessairement culbuter tous ces corps isolés ? » Et à cette question, comme le maréchal lui-même lui avait expliqué son dessein, il répond sans hésiter : « Tant que l’ennemi n’avait pas pris Fontenoy ou la redoute, ses succès dans le centre lui étaient désavantageux, étant sans point d’appui. Plus il marchait en avant, plus il exposait ses troupes à être prises en flanc par les Français qu’il laissait derrière lui. Il était donc essentiel de le contenir par des charges réitérées, trop faibles il est vrai pour s’en promettre un grand effet, mais qui donnaient le temps de disposer l’attaque générale d’où dépendait la victoire[24]. » Voilà un témoignage décisif. Quant aux ordres de retraité donnés par le maréchal, ordres positifs, nous dit Voltaire, qui plaide pour Richelieu, le baron d’Espagnac en connaissait bien la valeur. Ces ordres donnés à une partie des troupes se combinaient avec l’attaque générale réservée pour le moment suprême. Richelieu pouvait proposer un coup de main sans se soucier des conséquences ; Maurice était tenu de pourvoir d’avance aux nécessités d’un échec possible. « Il songeait à assurer la retraite, dit le baron d’Espagnac, dans le temps qu’il préparait les moyens de vaincre[25]. » Et qu’on ne voie pas ici la partialité d’un aide-de-camp décidé à justifier son chef ; les rapports émanés de toutes mains sont d’accord avec ce jugement. On peut dire que les preuves abondent, preuves de fait et preuves morales. Un illustre officier danois, donné par Maurice à la France et que nous rencontrerons dans la suite de notre histoire, le comte de Loewendal, voyant arriver Maurice à l’un des momens les plus critiques de la bataille, alla prendre ses ordres et lui dit : « Monsieur le maréchal, voilà une belle journée pour le roi ; ces gens-là ne sauraient lui échapper[26]. » Il avait deviné le plan du comte de Saxe. Comment s’expliquer d’ailleurs-le succès foudroyant de cette botte secrète ? « Dans un moment, écrit Maurice au ministre de la guerre, cette colonne anglaise qui pouvait consister en huit ou dix mille hommes, fut anéantie[27]. » Espagnac complète le tableau. « Le maréchal de Saxe avait commandé que la cavalerie touchât les Anglais avec le poitrail des chevaux ; il fut bien obéi. Les officiers de la chambre chargeaient pêle-mêle ftvec les gardes et les mousquetaires : les pages du roi y étaient l’épée à la main ; il y eut une si exacte égalité de temps et de courage, un ressentiment si unanime des échecs qu’on avait reçus, un concert si parfait, — la cavalerie le sabre à la main, l’infanterie la baïonnette au bout du fusil, — que la colonne anglaise fut foudroyée et disparut. » Eh bien ! comment expliquer cette disparition d’une armée, si les mesures générales de Maurice, connues du baron d’Espagnac et devinées par le comte de Loewendal, n’avaient préparé le coup de foudre ?

Le roi se montra reconnaissant envers le comte de Saxe ; il savait bien qu’il lui devait le succès de Fontenoy. Il le dit expressément dans une lettre à l’archevêque de Paris en lui ordonnant de faire chanter un Te Deum d’actions de grâces. « La lettre du roi à M. l’archevêque, écrit l’annaliste Barbier, est fort belle et fort noble. Quoique le roi en personne commande son armée, il reconnaît lui-même que la victoire a été remportée par le maréchal comte de Saxe. » Une autre lettre adressée par Louis XV au cardinal de Tencin, lettre que le comte Loss a reproduite dans une de ses dépêches et que la Saxe nous restitue aujourd’hui, contient ces mots : « Nous devons aux bonnes dispositions du maréchal de Saxe la victoire que nous venons de remporter. Il nous a donné de bonnes leçons, si nous voulons en profiter ; mais je crains qu’il ne nous en donne pas longtemps, s’il reste dans l’état où il se trouve. Ce serait une perte irréparable pour nous, que je ferais avec bien du regret, surtout parce que je ne pourrais, comme je le voudrais, récompenser les grands services qu’il nous a rendus. »

Les récompenses données par Louis XV au vainqueur de Fontenoy, est-il besoin de les énumérer ? Pensions, privilèges de cour, gouvernement de l’Alsace, commandement supérieur en Flandre, en attendant la plus haute, la plus rare de toutes les dignités militaires, rien ne lui sera refusé. Un trophée plus beau, ce fut la reconnaissance de la nation. Chacun comprenait que le vainqueur avait sauvé la France de l’invasion des alliés. Le Te Deum chanté le 20 mai à Notre-Dame pour la victoire de ce protestant eut l’éclat d’une cérémonie nationale. On comptait dans l’immense assemblée quarante évêques et soixante-dix membres du parlement, « ce qui ne s’était jamais vu, » dit Barbier. Le soir, Paris resplendissait d’illuminations et de feux de joie. Le parlement décida qu’il enverrait une députation sur le théâtre de la guerre pour complimenter le roi. Enfin, ce jour-là même, le 20 mai 1745, Voltaire célèbre aussi son Te Deum ; il achève un chant de triomphe enlevé en quelques heures, et y met ce simple titre, qui répondait à l’allégresse universelle : le Poème de Fontenoy.

Nous avons parlé de Vauvenargues à propos du vainqueur de Prague et d’Égra ; comment ne pas rapprocher Voltaire et le vainqueur de Fontenoy ? Sous le coup des événemens auxquels est attaché le nom de Maurice, Voltaire laisse éclater des émotions inconnues aux autres périodes de sa vie. L’amour de la patrie semble créer en lui un homme nouveau. Déjà en 1744, au milieu des angoisses publiques, quand le roi se mourait à Metz et que l’invasion frappait à nos portes, Voltaire était parti pour Berlin, et là, à force d’esprit, d’adresse, de séductions, il avait décidé son ami le roi de Prusse à reprendre les armes contre l’Autriche. Ce détail si peu connu est l’un des meilleurs titres du poète ; l’auteur de Mérope protégeait la France à Berlin comme Maurice la sauvait en Alsace. C’est le marquis d’Argenson qui avait mis en campagne ce diplomate, auquel ses prédécesseurs n’auraient jamais songé. Esprit original et hardi, philosophe dévoué au bien de l’état, précurseur de Jean-Jacques et de Turgot, d’Argenson aimait Voltaire, il le contenait, il le guidait, et si Voltaire avait eu plus longtemps un guide comme celui-là, si d’Argenson n’avait pas été disgracié après quelques mois d’un ministère glorieux, le grand agitateur aurait exercé assurément une meilleure influence sur son siècle. Ils s’étaient connus dès le collège, chez les jésuites de Louis-le-Grand. En 1744, le marquis d’Argenson, jusque-là gouverneur de province et conseiller d’état, remplace M. Amelot aux affaires étrangères, et à dater de ce moment les rapports du ministre et du poète deviennent plus intimes, plus actifs : d’Argenson communique à Voltaire son amour du pays, il l’intéresse à la cause de la paix, il emploie sa plume pour des travaux diplomatiques, il lui fait écrire la lettre que Louis XV doit adresser à la tsarine Elisabeth pour l’engager à se porter médiatrice entre les belligérans, il le nomme historiographe de France. Historiographe de France ! à un tel moment, quand Maurice tient le drapeau, la fonction est digne du poète. Avec quelle verve il racontera ces campagnes dont il a, lui aussi, préparé les succès par ses négociations ! Comme son cœur est ému ! comme il suit nos soldats sur tous les champs de bataille ! Si une victoire décisive relève la France, c’est Voltaire qui en reçoit le premier la nouvelle, et qui la reçoit du marquis d’Argenson ! Le soir même de la bataille de Fontenoy, d’Argenson envoie un courrier à Voltaire, et Voltaire lui répond en trois lignes :


« Jeudi, 13 mai, onze heures du soir.

« Ah ! le bel emploi pour votre historien ! Il y a trois cents ans que les rois de France n’ont rien fait de si glorieux. Je suis fou de joie. Bonsoir, monseigneur. »

Quelques jours après, le ministre adresse au poète une description de la bataille, description vive, brusque, familière, profondément humaine, avec des cris de soldat et des accens de philosophe. Voltaire lui répond aussitôt :


« Jeudi, 20 mai au soir.

« Vous m’avez écrit, monseigneur, une lettre telle que Mme de Sévigné l’eût faite, si elle s’était trouvée au milieu d’une bataille. Je viens de donner bataille aussi, et j’ai eu plus de peine à chanter victoire que le roi à la remporter. M. Bayard de Richelieu vous dira le reste. Vous verrez que le nom de d’Argenson n’est pas oublié. En vérité, vous me rendez ce nom bien cher ; les deux frères le rendront bien glorieux.

« Adieu, monseigneur. J’ai la fièvre à force d’avoir embouché la trompette. Je vous adore. »


Qu’est-ce donc que cette bataille livrée par Voltaire ? C’est son Poème de Fontenoy. Il le termine le 20 mai ; le 26, trois éditions étaient épuisées, et l’on publiait la quatrième. Certes tout n’y est pas également heureux : il y a trop de figures mythologiques, trop de Mars et de Minerve au milieu des noms qui sentent la poudre ; mais quel feu ! quelle furie toute française ! Comme ils s’élancent, ces brillans gentilshommes, si spirituels et si braves, si enjoués et si terribles ! Pas un n’est oublié, ni Boufflers, ni d’Ayen, ni Grammont, ni Colbert, ni cette maison du roi, ces corps d’élite créés sous Louis XIV et qui décidèrent si souvent la victoire. On dirait que la voix même de la France retentit dans les accens du poète, c’est elle qui entraîne ses enfans et glorifie ceux qui tombent. Les paroles peuvent faiblir, le mouvement est toujours admirable. On entend un mot qui revient sans cesse : marchez ! Les régimens qui se succèdent se brisent contre la colonne anglaise ; marchez ! marchez ! et le tambour bat, et le poète sonne la charge, jusqu’à, ce qu’enfin généraux et soldats, cavaliers et fantassins, entrent pêle-mêle comme la mitraille dans la colonne éventrée du duc de Cumberland. Le Poème de Fontenoy, avec toutes les circonstances qui s’y rattachent, est un des meilleurs épisodes de la vie de Voltaire ; mais s’il faut en faire honneur à la généreuse vivacité du poète et à l’influence libérale du marquis d’Argenson, ne doit-on pas aussi en reporter quelque chose sur le général qui redressait le cœur d’un grand peuple, sur l’homme qui, dévoré de souffrances, forçait son corps à subir le joug de l’esprit, agissait, combinait, dirigeait tout, demandant au dieu des combats

De vivre encore un jour et de mourir vainqueur ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Le monument de Gustave-Adolphe, à Stockholm, garde le souvenir de ce rude et vaillant soldat. On voit dans les bas-reliefs du piédestal la figure de Jean-Christophe de Kœnigsmark à côté des autres lieutenans du héros, Bauer, Wrangel, Torstenson.
  2. Le roi Charles II voulut interroger lui-même l’accusé avant qu’il comparût devant le jury. On a dit que le roi était décidé d’avance à le trouver innocent ; ce qu’il y a de certain, c’est que ni le roi ni les juges ne troublèrent un instant sa fière attitude. Pressé d’objections, il eut réponse à tout. — Voyez le travail intitulé Die Grafen von Kœnigsmark, dans le douzième volume des Geheime Geschichten und räthselhafte Menschen, par M. Bülau. Leipzig 1860.
  3. Mémoires du duc de Luynes, t. IV, p. 57-58. Paris 1861.
  4. Maurice, transmettant cette nouvelle au comte de Bruni, lui envoie une dépêche singulièrement laconique. Est-ce la précipitation d’un homme qui n’a pas une minute à perdre ? Y a-t-il là quelque malice cachée dont le secret nous échappe ? Nous ne savons que répondre à ces questions. Voici le texte de cette dépêche, tel que M. de Weber l’a retrouvé dans les archives de Dresde :
    « Iglau, 19 février 1742.

    « Vous n’avez plus d’armée.

    « MAURICE DE SAXE. »
  5. Voltaire, Éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741
  6. Vauvenargues, Maximes.
  7. Thomas, Éloge de Maurice, comte de Saxe. — Cette page sur Chevert ne se trouve pas dans le texte du discours tel qu’il fut couronné et publié en 1759 ; l’auteur a ajouté ce passage, ainsi que plusieurs autres détails, dans la seconde édition (1774).
  8. Elle portait aussi le nom d’Anna ; on l’appelait la grande Princesse.
  9. Ces détails sont fournis par un des acteurs, M. de Manstein, aide-de-camp du maréchal Münnich. Voyez ses Mémoires, p. 362. Manstein ajoute avec un sang-froid qui n’est pas le trait le moins caractéristique de cette société barbare : « Tandis que les soldats avaient été aux prises avec le duc, la duchesse était sortie en chemise de son palais et courait après son époux jusque dans les rues, où un soldat la prit par le bras et la traîna auprès de Manstein, à qui il demanda ce qu’il en devait faire. Il lui ordonna de la ramener dans son palais ; mais le soldat, ne voulant pas s’en donner la peine, la jeta au milieu de la neige et s’en alla. Le capitaine de la garde, l’ayant trouvée dans ce pitoyable état, la releva, lui fit donner des habits et la ramena dans son appartement. » Ces mémoires sont rédigés en français. M. de Manstein, qui rencontra Voltaire à la cour de Frédéric II, lui communiqua son manuscrit en le priant d’y faire des corrections.
  10. Je l’appelle un aventurier, bien qu’il ait été revêtu d’un caractère officiel et accrédité par le roi de France auprès de plusieurs cours. Il lui arriva souvent de déposer ce caractère pour se jeter plus librement dans les entreprises hasardeuses. Ses témérités faillirent lui coûter cher. La Chétardie n’avait pas présenté ses lettres de crédit quand il encourut la disgrâce d’Elisabeth ; peu s’en fallut qu’il ne fût condamné comme tant d’autres à monter sur l’échafaud ou à mourir en Sibérie.
  11. Ans vier Jahrhunderten, Mittheilungen aus dem Haupt-Staatsarchive zu Dresden, von Dr Karl von Weber. Neue Folge, 1 vol., p. 292. Leipzig 1861.
  12. Mémoires du duc de Luynes, tome IV, page 202 ; Paris 1861.
  13. Lettres et Mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, 5 volumes, Paris 1794 ; tome Ier, pages 31-34.
  14. Il y avait deux armées françaises au centre de l’Allemagne ; l’armée de Bohême et l’armée de Bavière, sans compter l’armée de Westphalie, qui s’avançait alors à leur secours. Au moment de la retraite, l’armée de Bohême était commandée par le maréchal de Belle-Isle, l’armée de Bavière par le maréchal de Broglie. Ce furent surtout les soldats de Belle-Isle qui eurent a supporter d’effroyables épreuves.
  15. Journal de Barbier, tome III, page 503 ; Paris 1861.
  16. Histoire de la dernière guerre de Bohême, Amsterdam, 4 vol., 1750. — Histoire de la guerre de 1741, Amsterdam 1755. — Collection historique, ou Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre terminée par la paix d’Aix-la-Chapelle, Londres 1758. — Histoire de Maurice, comte de Saxe, par M. le baron d’Espagnac, gouverneur de l’hôtel royal des Invalides ; Paris, 2 vol., 1775.
  17. A côté du maréchal de Noailles qui est « un peu brouillon et irrésolu devant l’ennemi, » il faut, écrit le comte Loas, un homme tel que Maurice. « M. de Saxe, dit le fils du duc de Luynes, — celui-là même qui l’accusait trois ans auparavant de mener les Français à la tartare, sans précaution ni détail, — M. de Saxe suit son objet sans le perdre de vue. » Mémoires du duc de Luynes, t. VI, p. 122.
  18. Lettre du comte d’Argenson au maréchal de Saxe, 24 novembre 1744. Dans les Lettres et Mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, t. Ier, p. 156-157.
  19. Il est évident que l’auteur écrivait ces paroles au commencement de 1745, avant la bataille de Fontenoy.
  20. Vauvenargues, Discours sur l’inégalité des richesses.
  21. Maurice avoue pourtant qu’il aurait dû fortifier plus vigoureusement encore cette partie de ses lignes. Il s’accuse de l’échec subi par les troupes que surprit le premier choc de la colonne.
  22. Le maréchal de Saxe au comte d’Argenson. Du camp devant Tournay, 13 mai 1745. — Voyez Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, t. Ier, p. 234.
  23. Le marquis d’Argenson était le frère aîné du comte d’Argenson, dont nous avons rencontré le nom tout à l’heure à l’occasion du projet de descente en Angleterre. Le comte d’Argenson était ministre de la guerre depuis le mois d’août 1742, quand son frère le marquis fut chargé du portefeuille des affaires étrangères au mois de novembre 1744.
  24. Histoire de Maurice, comte de Saxe, par le baron d’Espagnac. 2 vol., Paris 1775. Voyez t. II, p. 59-60.
  25. Id., ibid., p. 61.
  26. Id., ibid., p. 63.
  27. Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, 5 vol., Paris 1794, T. Ier, p, 233.