Maurice Scève et la Renaissance lyonnaise/06

Honoré Champion (p. 77-90).

chapitre sixième

PERMETTE DU GUILLET ET LES FEMMES DE LA RENAISSANCE LYONNAISE.

Un heureux hasard nous a conservé le nom de la femme à laquelle s’adressent les vers ardents de Maurice Scève.

Le 17 juillet 1545, une année après la publication de la Délie, mourut à Lyon, dans la fleur de sa jeunesse Pernette du Guillet, femme célèbre d’un mari parfaitement inconnu. Dans cette société lyonnaise où il y avait tant de faiseuses de vers, elle avait réussi à se faire une renommée de poète. Antoine du Moulin qui se sentait à cette époque la vocation de mettre en lumière les ouvrages des génies trop tôt éteints, (par exemple son pauvre ami Despériers) se hâta de publier les rimes de celle vertueuse, gentille et toute spirituelle Dame, déplorée par tout Lyon. Son dolent mary fit son possible pour secourir l’éditeur, en lui procurant tous les manuscrits de l’illustre défunte. L’épître dédicatoire de du Moulin aux Dames lyonnaises qui est datée du 14 août 1545, nous fournit quelques renseignements sur la vie et le caractère de Pernette[1].

En feuilletant le petit recueil, on se persuade aussitôt que ce ne sont pas là les vers d’un disciple de Marot. On y trouve de nombreux dizains, huitains, quatrains et chansons, mais point de rondeaux, ballades, chants royaux ou aultres telles épiceries. L’inspiration elle aussi a changé depuis les temps de Majrot et de Saint-Gelais ; à chaque page on remarque des traces du platonisme.

On se persuade facilement que toutes ces poésies sont adressées à un même personnage, homme célèbre pour ses vastes connaissances scientifiques, pour sa vertu, sa chasteté même ; poète illustre par son éloquence et sa „faconde“, par sa plume en douceur tant fluante et son esprit qui esbahit le monde. Pernette aime cet homme non point pour sa beauté, mais parce qu’il a changé la nuit d’ignorance qu’elle avait dans son âme, en gaie lumière de science et de liberté. Ces circonstances seules suffiraient à nous faire identifier ce personnage avec Maurice Scève.

Mais voici une preuve qui ne laisse aucun doute sur le nom de l’homme objet de tant de vers amoureux. Un des premiers et plus caractéristiques des dizains imprimés dans les Rymes est conçu de la façon suivante :
Puisqu’il t’a pieu de me faire congnoistre
Et par ta main le vice a se mver.
Je tascherai faire en moy ce bien croistre
Qui seul en toy me pourra transmuer ;
C’est à sçavoir de tant m’esvertuer
Que congnoistras que par égal office
Je fuirai loing de l’ignorance le vice.
Puisque désir de me transmuer as
De noire en blanche, et par si hault service
En mon erreur ce vice mveras.

Les mots en caractères relevés par l’impression forment deux fois l’anagramme de Mavrice Scève[2].

On pourrait objecter encore que cet amour de Pernette du Guillet pour Maurice Scève, ne fut pas payé de retour et que Pernette ne fut par conséquent pas la Délie du poète. Mais une lecture plus attentive des Rymes nous amène au contraire à l’identification. Tous ces vers respirent le bonheur d’un amour réciproque et l’assurance d’une foi parfaite. Pernette n’exprime nulle part une incertitude ou un doute sur les sentiments du poète qu’elle adore, qui l’a chantée, comme elle dit ; et son plus grand soin est de pouvoir payer par des louanges semblables, les louanges poétiques dont elle a été l’objet.
Par ce dixain clerement je m’accuse
De ne savoir tes vertus honorer,
Fors du vouloir qui est bien maigre excuse :
Mais qui pourroit par escript décorer
Ce qui de soy se peult faire adorer ?
Je ne dis pas, si j’avais ton pouvoir,
Qu’a m’acquitter ne feisse mon debvoir,
A tout le moins du bien que tu m’advoues.
Preste-moy donc ton éloquent savoir
Pour te louer ainsi que tu me loues.

Autre preuve de la réciprocité de leurs amours : les Rymes de Pernette sont suivies de quatre épitaphes dont les deux premiers sont signées m. se. (Maurice Scève). On est étonné de ne pas y trouver les cris de douleur d’un amant qui a perdu sa maîtresse ; Scève fait abstraction de sa personne, ne voulant pas mettre à nu son cœur devant le public, et chante seulement les hautes qualités de la défunte.

D’après ses poésies et d’après l’épître aux dames lyonnaises, Pernette était bien digne de l’amour d’un poète. Antoine du Moulin nous la présente comme un prodige dans tous les arts appréciés dans un salon mondain, et dans les sciences qu’une société érudite sait estimer. Car veu le peu de temps que les cieulx l’ont laissée entre nous, il est quasi incroyable comme elle a peu avoir le loysir, je ne dis seulement de se rendre si parfaictement asseurée en tous instruments musicaulx, soit au luth, espinette et aultres, lesquels de soy requièrent une bien longue vie à s’y rendre parfaictz comme elle estoit, et tellement que la promptitude qu’elle y avait, donnoit cause d’esbahissementz aux plus expérimentez : mais encores à si bien dispenser le reste de ses bonnes heures qu’elle l’ayt employé à toutes bonnes lettres, par lesquelles elle avoit eu premièrement entière et familière congnoissance des plus louables vulgaires (outre le sien) comme du Thuscan[3] et du Castillan[4], tant que sa plume en pouvait faire foy : et après avoit ja bien avant passé les rudimentz de la langue Latine, aspirant à la Grecque[5] (si la lampe de sa vie eust peu veiller jusques au soir de son eage) quand les Cieulx nous enviantz tel heur la nous ravirent. Voilà ce que du Moulin appelle les vertus à l’aspiration desquelles il exhorte les dames de Lyon. Pernette n’avait rien négligé pour participer de ce grand et immortel los que les Dames d’Italie se sont aujourd’hui acquis et si l’on entend par vertu la virtù des Italiens de la Renaissance, la maîtresse de Scève était vraiment l’object de plus haulte vertu.

Malheureusement les autres documents qui nous renseignent sur la vie de Pernette du Guillet, sont en très petit nombre. Je n’en connais que deux, et ces deux seuls témoignages se contredisent de la manière la plus absolue-

Guillaume Paradin, dans son histoire de Lyon[6], consacre un chapitre tout entier à deux Dames Lyonnaises, en ce temps excellantes en sçavoir et Poésie ; soubz le Roy Frauçoys Ier et Henri IIme. La plus grande partie de ce chapitre nous chante en termes exaltés les louanges de Louise Labé dont il admire la face plus angélique que humaine, et l’esprit tant chaste, tant vertueux, tant poétique, tant rare en sçavoir qu’il semblait qu’il eust été créé de Dieu pour estre admiré comme un grand prodige entre les humains. Après un résumé du Dialogue d’Amour et Folie, il ajoute : Et ne s’est ceste Nymphe seulement fait congnoistre par ses écritz, ainçois par sa grande chasteté. Voici les dernières lignes du chapitre relatives à la maîtresse de Scève :

L’autre dame estait nommée Pernette du Guillet, toute spirituelle, gentille et treschaste, laquelle a vescu en grand renom de tout meslé sçavoir, et s’est illustrée par doctes et éminentes poésies, pleines d’excellence de toutes grâces. Elle trespassa de ce siècle en meilleure vie l’an de salut 1545. Les poètes français célébrèrent ses obsèques.

Voilà un témoignage que nous accepterions volontiers, s’il n’était contredit par un autre d’égale valeur[7]. En 1604, Claude de Rubys publie sa Véritable Histoire de Lyon. Dans une préface adressée aux consuls et échevins de la ville, il critique durement l’histoire de Paradin qui a été, d’après Rubys, de ces gens qui croient et escrivent légèrement. Par opposition à son prédécesseur, il veut écrire une histoire véritable, pour le vérifier par le récit de plusieurs discours fabuleux qu’il a employez et affirmez pour véritables dans ses écrits[8]. Et le fait qu’il allègue comme exemple de la crédulité de Paradin, est précisément cet hommage immérité à Louise Labé et à Pernette du Guillet.

D’après lui Louise Labé est renommée non seulement à Lyon mais par toute la France soubs le nom de la belle Cordiere pour l’une des plus insignes courtisanes de son temps[9]. Pernette du Guillet aurait été pire encore ; les expressions avec lesquelles il parle d’elle sont telles que nous n’osons les rapporter.

Ne connaissant que ces deux documents il semble presque impossible de se faire une opinion impartiale sur Pernette du Guillet. La témérité de Rubys eût été grande s’il avait déclaré fausse une histoire que chaque consul ou échevin (les plus âgés de ces hommes ont dû connaître du moins Louise Labé) pouvait vérifier sans difficulté. Devant un conseil d’hommes mûrs qui l’ont connue, comment oser nommer une femme chaste, „une des plus insignes courtisanes de son temps renommée comme telle dans toute la France ?“

Mais ces deux témoignages si opposés nous montrent du moins que Pernette du Guillet et Louise Labé appartiennent à la même classe de femmes : l’une et l’autre sont des dames „très chastes, très honorables et très vertueuses“, ou des courtisanes. On a souvent débattu la question à propos de Louise Labé sans arriver à la trancher, à mon avis ; mais si l’on y parvient on pourra peut-être en appliquer les conclusions à Pernette du Guillet. Nous avons très peu de documents qui nous renseignent sur Pernette, nous pouvons y suppléer par ceux que nous avons sur Louise ; ils sont très nombreux et nous arriverons aisément à connaître la belle Cordière. Mais il nous faut y puiser avec une impartialité complète, sans cette galanterie posthume et cette pruderie sentimentale qui ont si souvent faussé les jugements sur cette femme célèbre, dont la figure est de la plus grande importance dans un tableau de la Renaissance lyonnaise.

Parcourons d’abord les Ecriz de divers poètes à la louenge de Louize Labé qui ont été imprimés avec ses Œuvres. D’après la réédition que j’ai en mains[10], les poésies de la célèbre Lyonnaise (3 élégies et 24 sonnets, — je ne compte pas le Débat de Folie et d’Amour) comprennent vingt-huit pages, les vers de ses admirateurs (25 pièces) cinquante pages. Cette disproportion me semble témoigner d’un certain snobisme[11]. Seuls les pauvres poètes forcés de gagner leur pain par des vers se permettaient une telle faiblesse ; Clément Marot, Maurice Scève, Antoine Héroët, les poètes de la Pléiade, n’usaient pas d’une telle réclame.

Le contenu de ces poésies parvient encore moins à nous persuader de „l’honnêteté“ de la belle Cordière. Elle permettait à ses admirateurs de chanter en latin et français, dans son propre livre, de Aloysæ Labœœ osculis, (à Louise Labé sur son portrait), et de décrire certains détails de sa beauté qu’on ne dévoilait pas même dans ces temps pourtant si peu prudes[12]. Quelques-uns de ces poètes adressaient bien aussi des hommages à la chasteté de Louise, à l’instar de Paradin ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Ce sont des compliments en style pétrarquisant, ce qui les rend plus que suspects.

Des documents plus impartiaux nous renseignent sur les mœurs de la belle Cordière. Les registres du Consistoire de Genève[13] contiennent sous la date du 14 juillet 1542 la notice suivante. Estienne Robinet, libraire, dépose devant le Consistoire dans l’affaire de Jean Ivart, chirurgien qui plaidait en divorce par ce que sa femme, amie de Loyse Labé de Lyon, dite la belle Cordière, avait été corrompue par ladite Loyse, au point qu’elle l’a abandonné et a voulu l’empoisonner tant en un œuf que dans la soupe. Du présent, dit-il, est à chacun notoire qu’elle se gouverne fort mal et ordinairement fréquente sa cousine, la belle Cordière, et tient fort mauvais train. — Voilà un acte officiel très impartial, d’une époque où Pernette vivait encore, et qui nous désigne Louise Labé comme une femme de mauvaise conduite[14].

Les relations entre Lyon et Genève étaient constantes à cette époque, particulièrement entre les libraires et imprimeurs des deux villes, également enclins à la Réforme. Calvin passa plusieurs fois par Lyon, il en recevait toujours des nouvelles, et connut sans doute la renommée de la belle Cordière. Dans un pamphlet de 1560 contre Gabriel de Saconay, prêtre lyonnais, il reproche à celui-ci une vie immorale et peint sa maison comme un lieu de débauche. Il l’accuse d’avoir introduit à ces banquets des femmes en habits d’hommes. Hunc ludum quam sæpe tibi præbuit plebeia meretrix quam partim a propria venustate, partim ab opificio mariti Bellam Corderiam vocabant. Connaissant l’intempérance des invectives du seizième siècle, nous n’attribuerons pas trop de valeur à ce passage. Pourtant il faut convenir que Calvin avait l’intention de blesser le seul Gabriel de Saconay, et non Louise Labé ; il n’arriva à son but qu’en le mettant en rapports intimes avec une femme dont la dépravation n’était un secret pour personne[15].

Quelques mois avant la publication des Œuvres de Louise Labé parut un livre qui était destiné uniquement à chanter la gloire des femmes. C’est Le Fort inexpugnable de l’Honneur du Sexe Féminin par François Billon (Lyon 1555). L’auteur y parle des louables qualités de Louise Labé qui des cieux sont procédées, de ses grâces et gentilles perfections, mais aussi de ses dispositions mauvaises, qui ont été développées par les hommes ; il l’appelle lubrique et autrement vicieuse et blâme ses sâfres déduytz. Il nous atteste qu’elle avait partout la réputation de mœurs plus que légères, et qu’on avait l’habitude de la comparer à Cléopâtre[16] pour sa perversité et lubricité.

En 1559 — Louise Labé vivait encore — un imprimeur lyonnais, Jean d’Ogerolles, publia un Recueil des plus belles chansons de ce temps[17] où il avait inséré la Chanson nouvelle de la belle Cordière. Celle-ci y est désignée comme une courtisane de profession qui reçoit ses amants — un Florentin, un avocat, un procureur, un meunier — dans l’unique but d’avoir de la pécune. N’y avait-il pas de tribunaux pour protéger contre un tel affront une femme honnête, telle que Jules Favre et d’autres critiques nous peignent Louise Labé ? Et ses nombreux admirateurs, n’osaient-ils pas rompre une lance pour la réputation de leur amie, attaquée publiquement par un calomniateur ? Ou bien était-ce une chanson populaire, cette vox populi qu’on ne combat pas si facilement puisqu’elle a toujours un peu raison ? Si personne n’a défendu Louise à cette occasion, cela n’a pas été sans cause.

Rappelons encore l’Ode à Aimon Perrin[18] qu’Olivier de Magny a publiée la même année 1559, et qui ne parait pas avoir été écrite dans un jour de dépit (comme le dit Jules Favre), mais dans une heure d’humeur excellente. Comment voir dans cette poésie la vengeance d’un amant éconduit ? Elle ne contient que des compliments pour la beauté de la belle Cordière, et ses qualités intellectuelles et artistiques, tout en admettant qu’elle fut courtisane. Les nombreux sarcasmes ne s’adressent qu’au bon Ennemond Perrin, lequel semble en effet avoir joué un rôle qu’on n’a jugé héroïque dans aucune période de l’histoire.

Autre témoignage assez intéressant : Pierre de Saint-Julien révoque en doute l’authenticité du Débat de Folie et d’Amour[19] ; ne pouvant croire que cet ouvrage ait été composé par une simple courtisane, il suppose une collaboration de Maurice Scève.

De tous les hommes du seizième siècle qui se sont occupés de la belle Cordière, le plus impartial est sans doute Antoine du Verdier. Il mérite notre entière confiance ; il raconte le bon et le mauvais sans louer et sans blâmer, sans rhétorique et sans moralisation. Comme dans toutes ses notices biographiques, il montre la meilleure volonté de ne rapporter que la vérité[20]. Il place Louise Labé sous la fiche Courtisane lyonnaise et continue : autrement nommée la belle Cordière, pic quoit fort bien un cheval, à raison de quoi les gentilshommes qui avaient accès à elle l’appeloient le capitaine Loys ; femme au demeurant de bon et gaillard esprit et de médiocre beauté, recevoit gracieusement dans sa maison entretiens de devis et discours, musique tant à la voix qu’aux instruments où elle estait fort duicte, lecture de bons livres latins et vulgaires, italiens et espagnols, dont son cabinet éstoit copieusement garni.

Voilà des mots qui expliquent aussi bien le scandale des uns que l’enthousiasme des autres. Rappelons-nous, pour comprendre cet enthousiasme, que Lyon était au seizième siècle presque une ville italienne, une autre Venise ; en tout cas un grand centre du commerce international — celeberrimum totius Europæ emporium — renommé pour le bien-être et le grand luxe de ses habitants. Les courtisanes italiennes n’y manquaient point, nous connaissons les noms d’une Malatesta et d’une Susanna laquelle se vantait d’avoir eu les faveurs du dauphin. Les courtisanes lyonnaises avaient peut-être subi l’influence de ces Italiennes bien que celles-ci ne fussent pas des représentantes célèbres de l’aristocratique cortegiana onesta[21], comme Tullia d’Arragona auteur de sonnets très platoniques ; ou comme l’Imperia chantée même par le pieux évêque de Carpentras, Sadolet ; ou enfin comme Veronica Franco connue aussi pour des poésies charmantes, pour ne nommer que trois d’entre ces célébrités de la Renaissance italienne dont les palais ressemblaient à des cours princières, et que des prélats et des rois ne manquaient guère de visiter en passant par Rome ou Venise. Types renouvelés de la sympathique hétaïre grecque, ces femmes dont la virginité du cœur pouvait résister à des épreuves professionnelles où le cœur n’entre pour rien (Maulde de Clavière), s’illustraient plutôt par leur esprit et par le charme de leur conversation que par la beauté de leur corps et leurs artifices de femme galante. Beaucoup d’entre elles étaient très adroites à tourner des sonnets et des ballades, et leurs vers ne sont point des plus mauvais du siècle. Leur instruction était souvent fort étendue ; les langues et littératures antiques ne leur restaient point étrangères. Elles n’étaient pas toujours de basse origine, quelquefois même elles étaient mariées, et leurs maris n’étaient pas les premiers venus ; celui de Veronica Franco, par exemple, était médecin et littérateur.

Il va sans dire qu’on connaissait à Lyon, au moins de nom, ces courtisanes italiennes qui s’efforçaient d’acquérir toutes les qualités et tous les arts qui pouvaient charmer les hommes de la Renaissance. Les bourgeoises françaises étaient restées bonnes ménagères et dévotes chrétiennes ; n’ayant point changé depuis le moyen-âge, à l’exception de quelques rares bas-bleus, elles ne pouvaient guère représenter l’idéal de la femme pour des hommes dont les aspirations à l’amour et à la beauté avaient pris un essor plus haut. Même en Italie, Maulde de Clavière a oublié de nous le dire, il n’y avait que les princesses et les courtisanes qui pussent s’appeler vraiment des femmes de la Renaissance.

Pour comprendre rapparition de ces courtisanes du seizième siècle, il nous faut sortir des conceptions morales de l’époque actuelle et du christianisme pour entrer dans le gai paganisme des Italiens de la Renaissance. Leur idéal de vertu était bien différent du nôtre, qui est avant tout passif. La virtù italienne est en première ligne la puissance, c’est à dire la force et l’art de développer son individualité dans une vie affranchie de préjugés ; et selon les tempéraments, cette virtù s’applique à l’art, à la science, ou aux ambitions politiques, ou à l’amour. Dans l’épître liminaire des Rymes de Remette du Guillet, Antoine du Moulin parle de la vertu d’une façon qui ne diffère guère de celle que nous venons d’exposer.

Cette morale explique l’estime dont jouissaient les courtisanes italiennes, et que souvent les femmes honnêtes enviaient. Les poètes italiens[22] rivalisaient à chanter les courtisanes qui glorifiaient l’amour pur avec autant et plus de conviction que n’importe qui ; et — comme il y avait une contradiction éclatante entre la morale pratique du jour et le style lyrique, ce dernier n’ayant point changé depuis Pétrarque — on ne se gênait guère pour célébrer même la chasteté de ces femmes, et cela dans des termes plus enthousiastes encore que ceux du chantre de Laure[23]. En France, les maîtresses royales. Madame d’Estampes et Madame de Chasteaubriant, occupent une place toute semblable dans la poésie officielle.

Quiconque a étudié tant soit peu la civilisation de la Renaissance italienne, ne peut guère douter que Louise Labé n’ait été cortigiana onesta. Aucun document ne contredit cette hypothèse — pas même le témoignage de Paradin.

Tout ce qu’on a allégué jusqu’à ce jour contre sa qualité de femme vénale : son origine de bonne famille bourgeoise, son mariage avec un cordier assez riche, son amitié pour Clémence de Bourges, les compliments que lui ont adressés des personnages de marque et de dignité comme Antoine Fumée et Pontus de Tyard, le futur évêque de Châlon, le texte de son testament[24] — tout cela n’est pas sans exemple dans la vie des courtisanes d’Italie. Toutes ces circonstances sont très caractéristiques pour les mœurs lyonnaises du seizième siècle, mais elles ne contredisent point l’hypothèse que nous venons d’émettre[25]. Ce serait dépasser les limites de cette étude que d’examiner tout ce que d’autres ont écrit sur la vie et le caractère de Louise Labé[26] en arrivant à des conclusions contraires aux nôtres ; mais nous avouons que leurs raisons n’ont pas réussi à nous ébranler.

Et Pernette du Guillet ? Le parallélisme entre elle et Louise Labé, qui nous a paru si vraisemblable que nous l’avons mis à la base de notre argumentation, nous amènerait donc à la solution que la maîtresse de Scève fut courtisane aussi bien que la belle Cordière. Mais la grande douceur de son caractère, l’enjoûment vraiment féminin de ses poésies et ce platonisme qui n’est plus chez elle une philosophie mais presque une façon de sentir nous rendent la décision pénible. À la vérité, ces qualités ne sont pas sans exemple chez les courtisanes italiennes ; rappelons à ce sujet l’Imperia et Veronica Franco. Il va sans dire que la Délie et les Pymes de Pernette, poésies écrites en style pétrarquisant, ne sont pas des documents très positifs sur les relations des deux amants. Il me semble seulement que la liberté avec laquelle ce célibataire et cette femme mariée se voient pendant des journées entières, les effusions de sentiments dans les scènes d’adieu, l’échange de bagues, ne donnent guère l’idée d’un amour platonique, et moins encore quelques autres intimités que l’on entrevoit quelquefois dans les pages les plus obscures de la Délie.

Quelles étaient, à cette époque, les mœurs des autres Lyonnaises qui se sont fait connaître soit par les vers qu’elles ont composés, soit par ceux qu’on leur a adressés ? Nous avons dit plus haut que la poésie marotique était, à Lyon comme dans le reste de la France, un véritable jeu de société. Toute personne qui voulait passer pour instruite, s’essayait à la correspondance poétique et rédigeait toute sorte de compliments en vers. Il ne serait pas juste de supposer que les Lyonnaises „poètes“ sur lesquels nous avons, par hasard, des notices, aient été les seules qui aient su faire des vers ; au contraire l’exception serait, je crois, une dame du monde lyonnais étrangère à cet art.

Les renseignements trop rares que nous avons sur les femmes auteurs ne nous permettent pas de déterminer la place qu’elles tenaient dans la société lyonnaise. Peut-être que Jeanne Gaillarde, l’amie de Marot, fut courtisane, son nom paraît suspect. De Jacqueline Stuard on ne sait rien si ce n’est qu’elle a échangé quelques dizains avec Bonaventure Despériers. Jeanne Creste a reçu les hommages des poètes latins[27] ; un jour elle donna dans la rue un baiser à un ramoneur pour gagner un pari. Personne ne doutera de l’honorabilité de Claudine et Sibylle Scève, les sœurs (ou cousines) de Maurice — Billon fait leur éloge pour les opposer à Louise Labé — ; et Catherine de Vauzelles, sœur des trois célèbres frères, n’est pas non plus accessible aux soupçons. Voilà des femmes, des meilleurs familles lyonnaises, chez lesquelles le goût pour la poésie et la science étaient héréditaires.

Rien de plus caractéristique pour la civilisation lyonnaise que les relations entre les deux sexes, telles qu’elles ressortent de tout ce que nous venons de dire et de tout ce que les documents nous rapportent : les frères entraînaient leurs sœurs, et les amants leurs maîtresses vers la terre nouvellement découverte : la Renaissance de la beauté, de la poésie et de la science. Voilà ce que nous apprennent Claudine et Sibylle Scève, et Catherine de Vauzelles, ainsi que Remette du Guillet qui remercie à tout moment son amant de ce qu’il a fait le jour dans la nuit de son ignorance. Il se peut même que celui-ci lui ait donné des leçons de grec. Adam qui fait à Ève, dans le troisième livre du Microcosme, un cours d’astronomie et de cosmographie, paraît être l’image fidèle des Lyonnais de cette époque. N’est-ce pas là la société qui a inspiré à Rabelais les chapitres sur l’Abbaye de Thélème ? „Tant noblement estoyent apprins qu’il n’estoit entre eulx celluy ou celle qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceulx composer tant en carme qu’en oraison solue… Jamais ne feurent veues dames tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes, à la main, à l’aiguille, à tout acte mulièbre honneste et libre que là estoyent.“ Ajoutons que nous ne trouvons dans l’Abbaye de Thélème ni le mariage chrétien, ni la fidélité conjugale.

Mais revenons à Pernette du Guillet. Nous avons déjà dit plus haut qu’elle était la plus aimable des Lyonnaises dont des notices nous soient parvenues. Personne ne terminera la lecture de ses Rymes sans ressentir une vive sympathie pour la maîtresse de Scève, morte dans la fleur de la jeunesse. Ses vers ne brillent pas par de grandes qualités de langue et de style, par des images très poétiques, par un vol soutenu. Ils n’ont pas même l’avantage d’être très originaux, rappelant trop souvent la Parfaite Amye, Mais on ne manquera pas de les goûter pour leur caractère de sincérité que ne gâte aucun artifice, pour ce fin parfum d’une âme féminine qui sent le bonheur d’être aimée, bonheur qu’on respire à travers ces rythmes simples. Comme la continuation de cette étude traitera aussi des vers de Pernette, nous nous abstenons d’en citer dans ce chapitre.

Pour l’époque qui suivit la mort de Pernette du Guillet, nous avons très peu de notices concernant la vie de Scève. C’étaient les dernières années du gouvernement de François Ier malheureuses pour toute la France, où le roi de la Renaissance compromettait l’œuvre de sa jeunesse. Les poètes et savants lyonnais eurent à s’en ressentir. Le procès d’Étienne Dolet marchait avec une lenteur désespérante pour finir d’une manière plus désespérante encore. Guillaume Scève, depuis 1539 conseiller au parlement de Chambéry, était engagé dans un procès contre un confrère qu’il avait accusé de négligence et qui fit tout pour se venger en cherchant à le supplanter de sa charge par toutes sortes de cabales. Il parait qu’il mourut en prison à Paris, avant le jugement définitif de son procès, probablement vers le commencement de 1546[28].

La perte de son cousin, qui avait été son ami et son collaborateur en littérature, toucha de près le cœur sensible de Maurice Scève. Le trépas du roi qu’il avait chanté avec tant d’enthousiasme dans la Délie, ne dut pas non plus le laisser froid. François Ier mourut le dernier jour de mars 1547 et l’on ensevelit avec lui la plus belle époque de la Renaissance française, l’époque des grandes espérances et de l’enthousiasme ardent qui force notre admiration moins par les buts atteints que par la ferveur de ses aspirations.

On comprend aisément que Scève ait écrit à ce moment une œuvre de mélancolie qui parait être la déploration poétique de Pernette du Guillet, bien mieux que ne le sont les deux épitaphes assez conventionnelles et faibles, imprimées avec les Rymes. C’est la Saulsaye, Églogue de la Vie solitaire, publiée en 1547.



  1. Rymes de gentille et vertueuse dame D. Pernette de Guillet, Lyonnoise. Lyon, Jean de Tournes 1545 (autre édition de Paris 1546, réimpression, Lyon, L. Perrin 1830).
  2. Dans un autre dizain, Pernette appelle son amant de nom et de faict trop sévère. (Allusion au nom de Scève).
  3. Parmi les vers français des Rymes, il y a aussi deux madrigaux italiens ; j’en cite un pour prouver que le platonisme n’avait point étouffé la volupté dans l’âme de Pernette.
    Colpa ne sei amor, se troppo volsi
    Aggiongendo alla tua la bocca mia :
    Ma se punir mi vuoi di quel che tolsi,
    Fa che concesso il replicar mi sia :
    Che tal dolcezza in le tuoi labbia accolsi,
    Che fu lo spirto per partirsi via ;
    Sô qu’ai secondo bacio uscirà fuora :
    Baciami dunque se tu vuoi ch’i muora.

    Malgré le peu de correction (le tuoi labbia !), cet italien me paraît assez élégant. — Dans un dizain, Pernette décide de la valeur des langages italien et français en disant que celuy depeinct que cestuy veult dire.
  4. Elle fait passer la Suyte de la Déploration de Vénus sur la mort du bel Adonis (poésie commencée par Mellin de Saint-Gelais) pour une version de l’espaignol du Coude Claros de Adonis.
  5. Dans une poésie de Pernette, Amour dit à une bourgeoise : calliméra (= καλἡ ἠμερα bonjour). Le maître qui lui donnait des leçons de grec prononçait cette langue à la manière des Grecs modernes, à juger d’après cette graphie. C’était probablement Maurice Scève qu’elle appelle souvent son jour, une fois Iméra = Ημερα. (cf. réimpression des Rymes de 1830).
  6. Lyon, Antoine Gryphe 1573, chap. XXIX, p. 355.
  7. Charléty (Bibliographie de l’Hist. de Lyon) appelle l’ouvrage de Paradin une compilation laborieuse, sans critique, et dit que Rubys qui prétend le rectifier, n’a guère plus de critique que lui. Pourtant les deux historiens ne sont pas sans valeur, quand il s’agit de choses qu’ils ont vues ou dont le souvenir était encore vivant chez leurs contemporains.
  8. Jules Favre (Olivier de Magny, p. 118) dit pour diminuer la valeur du témoignage de Rubys : il prend un seul exemple pour vérifier… Il semble oublier que toute l’Histoire véritable n’est d’un bout à l’autre qu’une réfutation de l’histoire de Paradin qu’il convainc plusieurs fois de crédulité et de plagiat. Le mot seul n’est juste que pour la préface.
  9. Déjà en 1574, huit ans après la mort de la belle Cordière, Claude de Rubys cite Louise Labé que chacun sçait avoir fait profession de courtisane publique jusques à sa mort.
  10. Lyon, Durand et Perrin 1824.
  11. Elle (L. Labé) monte trop à cheval et s’en vante trop, elle a des airs bravaches et faussement langoureux, elle sent la décadence. (Maulde la Clavière, Les Femmes de la Renaissance).
  12. Gabriel de Minut nous donne aussi dans son Livre de la Beauté (Lyon 1587, dédié à Catherine de Médicis) une description très détaillée et „minutieuse“ des beautés de Louise Labé.
  13. Cités dans Gaullieur, E. H. Etudes sur la typographie genevoise. Genève 1885.
  14. Si la date de naissance 1526 qu’on donne d’habitude (par ex. Jules Favre, Laur etc.) à Louise Labé était juste, elle aurait eu seulement seize ans à cette époque. Or, cette date est fausse. On l’a conjecturée sur la foi de la troisième élégie de Louise, où elle dit :
    Je n’avais vu encore seize hivers
    Lorsque j’entray en ces ennuis divers ;
    Et jà voici le treizième esté
    Que mon cœur fust par Amour arresté.
    Mais on a oublié que les dates de la composition et de la publication de cette élégie ne sont point identiques. Le privilège d’impression de l’édition originale dit : Reçu avons l’humble supplication de… Louise Labé, Lyonnoise contenant qu’elle aurait dès longtemps composé quelque dialogue de Folie et Amour, ensemble plusieurs sonnets, odes et épîtres…
  15. Gratulatio ad venerabilem presbyterum Dominum Gabrielem de Saconay Calvin, Œuvres. Amsterdam 1667. tome VIII. p. 331—330. — Le pamphlet de Calvin a été traduit par Th. de Bèze en 1565 : Recueil des opuscules de Jean Calvin, les uns revus et corrigez, less autres translatez nouvellement de latin en français. Genève, Baptiste Pinereul 1566. — Voici le passage en question : une paillarde assez renommée, à sçavoir la belle Cordière…
  16. Jules Favre (op. cil. p. 113) dit que Billon n’a pas l’air de croire à ces méchants bruits ; mais il ne dit pas ce qui l’autorise à cette supposition. En parlant des hommes qui sont auteurs de tous maux en toutes créatures, Billon ne parle pas de leur médisance mais de leur manie de séduire les femmes, et ces maux sont bien les vices de la belle Cordière et non les bruits qui en circulent et qu’il n’essaie pas même de contredire. Pour excuser cette femme célèbre, il dit seulement que ses bonnes qualités compensaient les mauvaises. Du reste, en la comparant à un homme, il ne veut guère lui faire un compliment, après tout le mal qu’il vient de dire du sexe masculin.
  17. cf. pour les sources de ce chapitre : Gonon. Documents hist, sur L. Labé Lyon 1844.
  18. Olivier du Magny. Odes. A II. p. 222-226. cf. /. Favre op. cit. p. las.
  19. Gemelles et Pareilles. Lyon 1584.
  20. Bibliothèque française. Lyon 1581.
  21. Voici quelques remarques bibliographiques sur cette question intéressante : Graf. Veronica Franco, una cortigiana fra mille. (Attraverso il Cinquecento, Torino 1888). — Maulde de Clavière. Les femmes de la Renaissance. Paris 1898. p. 483-493 — Ferrari. Lettere di cortigiane del secolo XVI. Firenze 1884.
  22. Entre autres Vittoria Colonna et Michel-Ange.
  23. Voilà qui explique même les louanges de Paradin concernant la grand chasteté de Louise Labé et de Pernette du Guillet. Compaiez à ce sujet la lettre qu’un anonyme adresse sous le pseudonyme „Apollo“ à Isabelle d’Esté : Il vient d’arriver ici une gentille dame, si réservée dans son tnaintien, si séduisante de ses manières qu’on ne peut s’empêcher de lui trouver quelque chose de vraiment divin ; elle chante à livre ouvert toute sorte d’airs et de motets, elle a dans sa conversation un charme sans pareil ; elle sait tout, on peut lui parler de tout. Personne ne saurait ici lui être comparée, pas même la marquise de Pescare. Il s’agit de TuUia d’Aragona (Maulde, op. cit. p. 499).
  24. Ce testament (Archives hist. du Rhône, vol. I, p. 34-46) prouve qu’elle était riche et bienfaisante et qu’elle n’avait point d’enfants. Les témoins sont quatre Italiens : l’un, Claude Alamanni est maître-ès arts, le seul des quatre qui ait un nom connu ; le second est un apothicaire, et les deux autres, un cordonnier et un couturier, ne savent pas même signer. Pas un membre d’une famille influente, pas un poète français. Les Italiens étaient-ils, dans les jours de la Contre-Réforme, restés seuls fidèles à la Renaissance et à la courtisane vieillie ?
  25. On se demande peut-être quelles étaient les causes de quelques jugements évidemment trop sévères contre Louise Labé, comme ceux de Billon, de Calvin et de Claude de Rubys. C’est que la belle Cordière n’atteignait pas à l’aristocratie des courtisanes ; elle sentait la décadence et le snobisme. La France n’a d’ailleurs jamais adopté complètement la virtù italienne ; et la Réforme aussi bien que la Contre-réformation apportèrent bientôt des notions morales beaucoup plus sévères. Louise Labé précisément en a pâti. L’idéal de la femme tel que le conçoit François Billon est purement moyen-âgeux, la qualité la plus saillante de Calvin est son rigorisme moral, et Rubys est l’homme de la Contre-Réforme, l’ennemi juré de tout ce qui appartient à la Renaissance.
  26. cf. Cochard et Bréghot dans la réédition des „Œuvres“ Lyon 1834. — Sainte-Beuve. Revue des deux mondes, mars 1845. — Feugère. Femmes poètes. Paris 1860. - Laur. Louise Labé. Stuttgart 1873.
  27. Duther. Liber I p. 94 et Vulteius. Carmina, passim.
  28. Mugnier. op. cit. p. 98-108.