Maurice Maeterlinck - Théâtre 1, 1903/Préface


Préface.


I.


Le texte de ces petits drames que mon éditeur réunit aujourd’hui en trois volumes, n’a guère été modifié. Ce n’est point qu’ils me semblent parfaits, il s’en faut bien, mais on n’améliore pas un poème par des corrections successives. Le meilleur et le pire y confondent leurs racines, et souvent, à tenter de les démêler, on perdrait l’émotion particulière et le charme léger et presque inattendu, qui ne pouvaient fleurir qu’à l’ombre d’une faute qui n’avait pas encore été commise.

Il eût, par exemple, été facile de supprimer dans la Princesse Maleine beaucoup de naïvetés dangereuses, quelques scènes inutiles et la plupart de ces répétitions étonnées qui donnent aux personnages l’apparence de somnambules un peu sourds constamment arrachés à un songe pénible. J’aurais pu leur épargner ainsi quelques sourires, mais l’atmosphère et le paysage même où ils vivent en eût paru changé. Du reste ce manque de promptitude à entendre et à répondre, tient intimement à leur psychologie et à l’idée un peu hagarde qu’ils se font de l’univers. On peut ne pas approuver cette idée, on peut aussi y revenir après avoir parcouru bien des certitudes. Un poète plus âgé que je n’étais alors et qui l’eût accueillie, non pas à l’entrée mais à la sortie de l’expérience de la vie, aurait su transformer en sagesse et en beautés solides, les fatalités trop confuses qui s’y agitent. Mais telle quelle, l’idée anime tout le drame et il serait impossible de l’éclairer davantage sans enlever à celui-ci la seule qualité qu’il possède : une certaine harmonie épouvantée et sombre.


II.


Les autres drames dans l’ordre où ils parurent, à savoir : L’Intruse, les Aveugles (1890), les Sept Princesses (1891), Pelléas et Mélisande (1892), Alladine et Palomides, Intérieur et la Mort de Tintagiles (1894) présentent une humanité et des sentiments plus précis, en proie à des forces aussi inconnues, mais un peu mieux dessinées. On y a foi à d’énormes puissances, invisibles et fatales, dont nul ne sait les intentions, mais que l’esprit du drame suppose malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur. Des destinées innocentes mais involontairement ennemies, s’y nouent et s’y dénouent pour la ruine de tous, sous les regards attristés des plus sages, qui prévoient l’avenir mais ne peuvent rien changer aux jeux cruels et inflexibles que l’amour et la mort promènent parmi les vivants. Et l’amour et la mort et les autres puissances y exercent une sorte d’injustice sournoise, dont les peines — car cette injustice ne récompense pas, — ne sont peut-être que des caprices du destin. Au fond, on y trouve l’idée du Dieu chrétien, mêlée à celle de la fatalité antique, refoulée dans la nuit impénétrable de la nature, et, de là, se plaisant à guetter, à déconcerter, à assombrir les projets, les pensées, les sentiments et l’humble félicité des hommes.


III.


Cet inconnu prend le plus souvent la forme de la mort. La présence infinie, ténébreuse, hypocritement active de la mort remplit tous les interstices du poème. Au problème de l’existence il n’est répondu que par l’énigme de son anéantissement. Du reste, c’est une mort indifférente et inexorable, aveugle, tâtonnant à peu près au hasard, emportant de préférence les plus jeunes et les moins malheureux, simplement parce qu’ils se tiennent moins tranquilles que les plus misérables, et que tout mouvement trop brusque dans la nuit attire son attention. Il n’y a autour d’elle que de petits êtres fragiles, grelottants, passivement pensifs, et les paroles prononcées, les larmes répandues ne prennent d’importance que de ce qu’elles tombent dans le gouffre au bord duquel se joue le drame et y retentissent d’une certaine façon qui donne à croire que l’abîme est très vaste parce que tout ce qui s’y va perdre y fait un bruit confus et assourdi.


IV.


Il n’est pas déraisonnable d’envisager ainsi notre existence. C’est, de compte fait, pour l’instant, et malgré tous les efforts de nos volontés, le fond de notre vérité humaine. Longtemps encore, à moins qu’une découverte décisive de la science n’atteigne le secret de la nature, à moins qu’une révélation venue d’un autre monde, par exemple une communication avec une planète plus ancienne et plus savante que la notre, ne nous apprenne enfin l’origine et le but de la vie, longtemps encore, toujours peut-être, nous ne serons que de précaires et fortuites lueurs, abandonnées sans dessein appréciable à tous les souffles d’une nuit indifférente. À peindre cette faiblesse immense et inutile, on se rapproche le plus de la vérité dernière et radicale de notre être, et, si des personnages qu’on livre ainsi à ce néant hostile, on parvient à tirer quelques gestes de grâce et de tendresse, quelques paroles de douceur, d’espérance fragile, de pitié et d’amour, on a fait ce qu’on peut humainement faire quand on transporte l’existence aux confins de cette grande vérité immobile qui glace l’énergie et le désir de vivre. C’est ce que j’ai tenté dans ces petits drames. Il ne m’appartient point de juger si j’y ai quelquefois réussi.


V


Mais aujourd’hui, cela ne me paraît plus suffisant. Je ne crois pas qu’un poème doive sacrifier sa beauté à un enseignement moral, mais si, tout en ne perdant rien de ce qui l’orne au dedans comme au dehors, il nous mène à des vérités aussi admissibles mais plus encourageantes que la vérité qui ne mène à rien, il aura l’avantage d’accomplir un double devoir incertain. Chantons durant des siècles, la vanité de vivre et la force invincible du néant et de la mort, nous ferons passer sous nos yeux des tristesses qui deviendront plus monotones à mesure qu’elles se rapprocheront davantage de la dernière vérité. Essayons au contraire de varier l’apparence de l’inconnu qui nous entoure et d’y découvrir une raison nouvelle de vivre et de persévérer, nous y gagnerons du moins d’alterner nos tristesses en les mêlant d’espoirs qui s’éteignent et se rallument. Or, dans l’état où nous sommes, il est tout aussi légitime d’espérer que nos efforts ne sont pas inutiles, que de penser qu’ils ne produisent rien. La vérité suprême du néant, de la mort et de l’inutilité de notre existence, où nous aboutissons dès que nous poussons notre enquête à son dernier terme, elle n’est, après tout, que le point extrême de nos connaissances actuelles. Nous ne voyons rien par delà, parce que là s’arrête notre intelligence. Elle paraît certaine, mais en définitive rien en elle n’est certain que notre ignorance. Avant que d’être tenu de l’admettre irrévocablement, il nous faudra longtemps encore chercher de tout notre cœur à dissiper cette ignorance et faire ce que nous pourrons pour tenter si nous ne trouverons pas de lumière. Dès lors le grand cercle de tous nos devoirs antérieurs à cette certitude trop hâtive et mortelle se remet en branle, et la vie humaine recommence avec ses passions qui ne semblent plus aussi vaines, avec ses joies, ses tristesses et ses devoirs qui reprennent de l’importance puisqu’ils peuvent nous aider à sortir de l’obscurité ou à la supporter sans amertume.


VI.


Ce n’est pas à dire que nous reviendrons au point où nous nous trouvions autrefois, ni que l’amour, la mort, la fatalité et les autres forces mystérieuses de la vie, reprendront exactement leur place et leur rôle anciens dans notre existence réelle et dans nos œuvres, et notamment, puisque c’est d’elles que nous nous occupons ici, dans nos œuvres dramatiques. L’esprit humain, ai-je dit, à ce propos, dans une page à peu près inédite, l’esprit humain subit depuis trois quarts de siècle une évolution dont on n’a pas encore une vue bien claire, mais qui est probablement l’une des plus considérables qui aient eu lieu dans le domaine de la pensée. Cette évolution, si elle ne nous a pas donné sur la matière, la vie, la destinée de l’homme, le but, l’origine et les lois de l’univers, des certitudes définitives, nous a du moins enlevé ou rendu presque impraticables un certain nombre d’incertitudes ; et ces incertitudes étaient justement celles où se complaisaient et fleurissaient librement les pensées les plus hautes. Elles étaient, par excellence, l’élément de beauté et de grandeur de toutes nos allusions, la force cachée qui élevait nos paroles au-dessus des paroles de la vie ordinaire, et le poète semblait grand et profond à proportion de la forme plus ou moins triomphante, de la place plus ou moins prépondérante qu’il savait donner à ces incertitudes belles ou effrayantes, pacifiques ou hostiles, tragiques ou consolatrices.


VII.


La haute poésie, à la regarder de près, se compose de trois éléments principaux : D’abord la beauté verbale, ensuite la contemplation et la peinture passionnées de ce qui existe réellement autour de nous et en nous-mêmes, c’est-à-dire la nature et nos sentiments, et enfin, enveloppant l’œuvre entière et créant son atmosphère propre, l’idée que le poète se fait de l’inconnu dans lequel flottent les êtres et les choses qu’il évoque, du mystère qui les domine et les juge et qui préside à leurs destinées. Il ne me paraît pas douteux que ce dernier élément est le plus important. Voyez un beau poème, si bref, si rapide qu’il soit. Rarement sa beauté, sa grandeur se limitent aux choses connues de notre monde. Neuf fois sur dix il les doit à une allusion aux mystères des destinées humaines, à quelque lien nouveau du visible à l’invisible, du temporel à l’éternel. Or, si l’évolution peut-être sans précédent qui se produit de nos jours dans l’idée que nous nous faisons de l’inconnu ne trouble pas encore profondément le poète lyrique, et ne lui enlève qu’une partie de ses ressources, il n’en va pas de même du poète dramatique. Il est peut-être loisible au poète lyrique de demeurer une sorte de théoricien de l’inconnu. À la rigueur il lui est permis de se tenir aux idées générales les plus vastes et les plus imprécises. Il n’a point à se préoccuper de leurs conséquences pratiques. S’il est convaincu que les divinités d’autrefois, que la justice et la fatalité n’interviennent plus aux actions des hommes et ne dirigent plus la marche de ce monde, il n’a pas besoin de donner un nom aux forces incomprises qui s’y mêlent toujours et dominent toute chose. Que ce soit Dieu ou l’Univers qui lui paraisse immense et terrible, il importe assez peu. Nous lui demandons principalement qu’il fasse passer en nous l’impression immense ou terrible qu’il a ressentie. Mais le poète dramatique ne peut se borner à ces généralités. Il est obligé de faire descendre dans la vie réelle, dans la vie de tous les jours, l’idée qu’il se fait de l’inconnu. Il faut qu’il nous montre de quelle façon, sous quelle forme, dans quelles conditions, d’après quelles lois, à quelle fin, agissent sur nos destinées, les puissances supérieures, les influences inintelligibles, les principes infinis, dont, en tant que poète, il est persuadé que l’univers est plein. Et comme il est arrivé à une heure où loyalement il lui est à peu près impossible d’admettre les anciennes, et où celles qui les doivent remplacer ne sont pas encore déterminées, n’ont pas encore de nom, il hésite, tâtonne, et s’il veut rester absolument sincère, il n’ose plus se risquer hors de la réalité immédiate. Il se borne à étudier les sentiments humains dans leurs effets matériels et psychologiques. Dans cette sphère il peut créer de fortes œuvres d’observation, de passion et de sagesse, mais il est certain qu’il n’atteindra jamais à la beauté plus vaste et plus profonde des grands poèmes où quelque chose d’infini se mêlait aux actions des hommes ; et il se demande s’il doit décidément renoncer aux beautés de cet ordre.


VIII.


Je ne le crois pas. Il trouvera à réaliser ces beautés, des difficultés qu’aucun poète n’avait jusqu’ici rencontrées, mais il y parviendra demain. Et aujourd’hui même, qui semble le moment le plus dangereux de l’alternative, un ou deux poètes ont réussi à sortir du monde des réalités évidentes, sans rentrer dans celui des chimères anciennes, car la haute poésie est avant tout le royaume de l’imprévu, et des règles les plus générales surgissent, comme des fragments d’étoiles qui traversent le ciel où l’on n’attendait aucune lueur, des exceptions déconcertantes. Et c’est, par exemple, La Puissance des Ténèbres de Tolstoï qui passe sur le fleuve le plus banal de la vie inférieure, comme un îlot flottant, un îlot d’horreur grandiose et tout ensanglanté de fumées infernales, mais enveloppé aussi de l’énorme flamme blanche, pure et miraculeuse qui jaillit de l’âme primitive d’Akim. Ou bien, ce sont les Revenants d’Ibsen, où éclate, dans un salon bourgeois, aveuglant, étouffant, affolant les personnages, l’un des plus terribles mystères des destinées humaines. Nous avons beau nous fermer à l’angoisse de l’inintelligible, dans ces deux drames interviennent des puissances supérieures que nous sentons tous peser sur notre vie. Car c’est bien moins l’action du Dieu des Chrétiens qui nous trouble dans le poème de Tolstoï que l’action du Dieu qui se trouve dans une âme humaine, plus simple, plus juste, plus pure et plus grande que les autres. Et dans le poème d’Ibsen, c’est l’influence d’une loi de justice ou d’injustice récemment soupçonnée et formidable ; la loi de l’hérédité, loi peut-être discutable, mais si mal connue, et en même temps si plausible, que sa menace énorme cache la plus grande portion de ce qu’on y pourrait mettre en doute.

Mais en dépit de ces sorties inattendues, il n’en reste pas moins que le mystère, l’inintelligible, le surhumain, l’infini — peu importe le nom qu’on lui donne — est devenu si peu maniable depuis que nous n’admettons plus a priori l’intervention divine dans les actions humaines, que le génie même n’a pas souvent de ces rencontres heureuses. Quand Ibsen, dans d’autres drames, essaie de relier à d’autres mystères les gestes de ses hommes en mal de conscience exceptionnelle ou de ses femmes hallucinées, il faut convenir que si l’atmosphère qu’il parvient à créer est étrange et troublante, elle est rarement saine et respirable, parce qu’elle est rarement raisonnable et réelle.


IX.


Dans le temps, le génie à coup sûr, parfois le simple et honnête talent, réussissaient à nous donner au théâtre cet arrière-plan profond, ce nuage des cimes, ce courant d’infini, tout ceci et tout cela, qui n’ayant ni nom ni forme, nous autorise à mêler nos images en en parlant, et paraît nécessaire pour que l’œuvre dramatique coule à pleins bords et atteigne son niveau idéal. Aujourd’hui, il y manque presque toujours ce troisième personnage, énigmatique, invisible mais partout présent, qu’on pourrait appeler le personnage sublime, qui, peut-être, n’est que l’idée inconsciente mais forte et convaincue que le poète se fait de l’univers et qui donne à l’œuvre une portée plus grande, je ne sais quoi qui continue d’y vivre après la mort du reste et permet d’y revenir sans jamais épuiser sa beauté. Mais convenons qu’il manque aussi à notre vie présente. Reviendra-t-il ? Sortira-t-il d’une conception nouvelle et expérimentale de la justice ou de l’indifférence de la nature, d’une de ces énormes lois générales de la matière ou de l’esprit que nous commençons à peine d’entrevoir ? En tout cas, gardons lui sa place. Acceptons, s’il le faut, que rien ne la vienne occuper pendant le temps qu’il mettra à se dégager des ténèbres, mais n’y installons plus de fantômes. Son attente, et son siège vide dans la vie, ont par eux-mêmes une signification plus grande que tout ce que nous pourrions asseoir sur le trône que notre patience lui réserve.

Pour mon humble part, après les petits drames que j’ai énumérés plus haut, il m’a semblé loyal et sage d’écarter la mort de ce trône auquel il n’est pas certain qu’elle ait droit. Déjà, dans le dernier, que je n’ai pas nommé parmi les autres, dans Aglavaine et Selysette, j’aurais voulu qu’elle cédât à l’amour, à la sagesse ou au bonheur une part de sa puissance. Elle ne m’a pas obéi, et j’attends, avec la plupart des poètes de mon temps, qu’une autre force se révèle.

Quant aux deux petites pièces qui suivent Aglavaine et Sélysette, savoir : Ariane et Barbe-Bleue, ou la délivrance inutile, et Sœur Béatrice, je voudrais qu’il n’y eût aucun malentendu à leur endroit. Ce n’est pas parce qu’elles sont postérieures qu’il y faudrait chercher une évolution ou un nouveau désir. Ce sont, à proprement parler, de petits jeux de scène, de courts poèmes du genre assez malheureusement appelé « opéra-comique » destinés à fournir aux musiciens qui les avaient demandés, un thème convenable à des développements lyriques. Ils ne prétendent à rien davantage, et l’on se méprendrait sur mes intentions si l’on y voulait trouver par surcroît de grandes arrière pensées morales ou philosophiques.