Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 331-338).



XXIV


Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la prévôté, à la Châtre ; le lieutenant criminel au baillage d’Issoudun prit en main l’assassinat de Mlle de Mauprat et obtint permission de faire publier un monitoire le lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et dans les fermes des environs du bois de la Curat, où l’événement s’était passé, et reçut les dépositions de plus de trente témoins. Je fus décrété de prise de corps huit jours après mon arrestation. Si j’avais eu l’esprit assez libre, ou si quelqu’un se fût intéressé à moi, cette infraction à la loi et beaucoup d’autres, qui eurent lieu durant le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma faveur, et eussent prouvé qu’une haine cachée présidait aux poursuites. Dans tout le cours de l’affaire, une main invisible dirigea tout avec une célérité et une âpreté implacables.

La première instruction n’avait produit qu’une seule charge contre moi, celle de Mlle Leblanc. Tandis que tous les chasseurs déclaraient ne rien savoir et n’avoir aucune raison de regarder cet accident comme un meurtre volontaire, Mlle Leblanc, qui me haïssait de longue main pour quelques plaisanteries que je m’étais permises sur son compte, et qui, d’ailleurs, avait été gagnée, comme on l’a su depuis, déclara qu’Edmée, au sortir de son premier évanouissement, étant sans fièvre et raisonnant fort bien, lui avait confié, en lui recommandant le secret, qu’elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son cheval, et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille, s’emparant des révélations qu’Edmée avait faites dans la fièvre, composa assez habilement un récit complet, et l’embellit de toutes les richesses de sa haine. Dénaturant les paroles vagues et les impressions délirantes de sa maîtresse, elle affirma par serment qu’Edmée m’avait vu diriger le canon de ma carabine sur elle en disant : « Je te l’ai promis, tu ne mourras que de ma main. »

Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien savoir que ce que Mlle Leblanc lui avait raconté dans la soirée, et son récit fut exactement conforme à la déposition précédente. Saint-Jean était un honnête homme, mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il n’omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient être mal interprétés contre moi. Il assura que j’avais toujours été bizarre, brouillon, fantasque ; que j’étais sujet à des maux de tête durant lesquels je ne me connaissais plus ; qu’en proie plusieurs fois déjà à des crises nerveuses, j’avais parlé de sang et de meurtre à une personne que je croyais toujours voir ; enfin que j’étais d’un caractère tellement emporté que j’étais capable de jeter n’importe quoi à la tête d’une personne, quoique pourtant je ne me fusse jamais porté, à sa connaissance, à aucun excès de ce genre. Telles sont souvent les dépositions qui décident de la vie et de la mort en matière criminelle.

Patience fut introuvable le jour de cette enquête. L’abbé déclara qu’il avait des idées si incertaines sur l’événement qu’il subirait toutes les peines infligées aux témoins récalcitrants plutôt que de s’expliquer avant un plus ample informé. Il engagea le lieutenant criminel à lui donner du temps, promettant sur l’honneur de ne pas se dérober à l’action de la justice, et représentant qu’il pouvait acquérir au bout de quelques jours, par l’examen des choses, une conviction quelconque ; et en ce cas il s’engageait à s’expliquer nettement soit pour, soit contre moi. Ce délai fut accordé.

Marcasse dit que, si j’étais l’auteur des blessures de Mlle de Mauprat, ce dont il commençait à douter beaucoup, j’en étais du moins l’auteur involontaire. Il engageait son honneur et sa vie sur cette assertion.

Tel fut le résultat de la première information. Elle fut continuée à différentes reprises les jours suivants, et plusieurs faux témoins affirmèrent qu’ils m’avaient vu assassiner Mlle de Mauprat, après avoir vainement essayé de la faire céder à mes désirs.

Un des plus funestes moyens de l’ancienne procédure était le monitoire ; on appelait ainsi un avertissement par voie de prédication, lancé par l’évêque et proclamé par tous les curés, aux habitants de leur paroisse enjoignant de rechercher et de révéler tous les faits qui viendraient à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui régnait plus ouvertement dans d’autres contrées. La plupart du temps, le monitoire, institué d’ailleurs pour perpétuer au nom de la religion l’esprit de délation, était un chef-d’œuvre d’atrocité ridicule ; on y supposait souvent le crime et toutes les circonstances imaginaires que la passion des plaignants avait besoin de prouver ; c’était la publication d’un thème tout fait sur lequel, pour gagner quelque argent, le premier coquin venu pouvait faire une déposition mensongère dans l’intérêt du plus offrant… Le monitoire avait pour effet inévitable, quand la rédaction en était partiale, de soulever contre l’accusé la haine publique. Les dévots surtout, recevant du clergé leur opinion toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et c’est ce qui eut lieu pour moi, d’autant plus que le clergé de la province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit décider de mon sort.

L’affaire, portée en cour criminelle au présidial de Bourges, fut instruite en très peu de jours.

Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je fus en proie. Edmée était dans un état de plus en plus déplorable, sa raison était complètement égarée. J’étais sans inquiétude sur l’issue du procès ; et ne pensais pas qu’il fût possible de me convaincre d’un crime que je n’avais pas commis ; mais que m’importaient l’honneur et la vie si Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter vis-à-vis d’elle-même ? Je la considérais comme morte, morte en me maudissant ! Aussi, j’étais irrévocablement décidé à me tuer aussitôt après mon arrêt, quel qu’il fût. Je m’imposais comme un devoir de subir la vie jusque-là, et de faire ce qui serait pour le triomphe de la vérité ; mais j’étais accablé d’une telle stupeur, que je ne m’informais pas même de ce qu’il y avait à faire. Sans l’esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admirable de Marcasse, mon incurie m’eût abandonné au sort le plus funeste.

Marcasse passait toutes les journées à courir et à s’employer pour moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte de paille au pied de mon lit de sangle ; et, après m’avoir donné des nouvelles d’Edmée et de mon oncle, qu’il allait voir tous les jours, il me racontait le résultat de ses démarches. Je lui serrais la main avec tendresse ; mais, la plupart du temps, absorbé par ce qu’il venait de me dire sur Edmée, je ne l’entendais point sur le reste.

Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Élevains de Lombaud, seigneurs de la province, ne consistait plus alors qu’en une formidable tour carrée, noircie par les siècles et plantée sur le roc au revers d’un ravin où l’Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la plus belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre, placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil levant, qui projetait, d’un horizon à l’autre, les ombres grêles et gigantesques d’un triple rideau de peupliers. Jamais paysage plus riant, plus frais et plus pastoral, ne s’offrit aux regards d’un prisonnier ; mais de quoi pouvais-je jouir ? Il y avait des paroles de mort et d’outrage dans toutes les brises qui passaient dans les violiers de la muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain de cornemuse qui montait vers moi, semblaient renfermer une insulte ou signaler un profond mépris pour ma douleur. Il n’y avait pas jusqu’au bêlement des troupeaux qui ne me parût l’expression de l’oubli et de l’indifférence.

Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe : il pensait qu’Edmée avait été assassinée par Jean de Mauprat. Cela pouvait être ; mais, comme je n’avais à cet égard aucune probabilité à faire valoir, je lui imposai silence dès qu’il m’en parla. Il ne me convenait pas de chercher à me disculper aux dépens d’autrui. Quoique Jean de Mauprat fût capable de tout, il était possible que la pensée ne lui fût jamais venue de commettre ce crime, et, n’ayant pas entendu parler de lui depuis plus de six semaines, il me semblait qu’il y aurait eu de la lâcheté à l’inculper. Je persistais à croire qu’un des chasseurs de la battue avait tiré sur Edmée par mégarde, et qu’un sentiment de crainte et de honte l’empêchait d’avouer son malheur. Marcasse eut le courage d’aller voir tous ceux qui avaient pris part à cette chasse, et de les supplier, avec toute l’éloquence dont le ciel l’avait doué, de ne pas craindre le châtiment d’un meurtre, involontaire, et de ne pas laisser charger un innocent à leur place. Toutes ces démarches furent sans résultat, et les réponses d’aucun des chasseurs ne purent laisser à mon pauvre ami l’espérance de trouver là une révélation du mystère qui nous enveloppait.

Je fus transféré à Bourges, dans l’ancien château des ducs de Berry, qui sert désormais de prison. Ce fut une grande douleur pour moi d’être séparé de mon fidèle sergent. On lui eût permis de me suivre ; mais il craignait d’être arrêté bientôt à la suggestion de mes ennemis (car il persistait à me croire poursuivi par des haines cachées), et de se trouver par là hors d’état de me servir. Il voulait donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches tant qu’on ne l’appréhenderait pas au corps.

Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse produisit un acte dressé à sa réquisition par deux notaires de la Châtre, par lequel, d’après les dépositions de dix témoins, on constatait qu’un frère mendiant avait rôdé, tous les jours antérieurs à celui de l’assassinat, dans la Varenne, paru sur divers points à des distances très rapprochées, et notamment couché à Notre-Dame-de-Pouligny la veille de l’événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean de Mauprat ; deux femmes déposèrent qu’elles avaient cru le reconnaître, soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauprat, qui lui ressemblait beaucoup. Mais ce Gaucher était mort noyé dans un étang, le lendemain de la prise du donjon, et toute la ville de la Châtre, ayant vu, le jour de l’assassinat d’Edmée, le trappiste conduire, depuis le matin jusqu’au soir, avec le prieur des Carmes, la procession et les offices au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de m’être favorables, firent le plus mauvais effet et jetèrent de l’odieux sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver son alibi, et le prieur des Carmes l’aida à répandre que j’étais un infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe pour Jean de Mauprat ; il disait hautement qu’il était venu se remettre à ses juges naturels pour subir la peine due à ses fautes passées, et personne ne voulait admettre la pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu’il inspirait dans notre province éminemment dévote était tel qu’aucun magistrat n’eût osé braver l’opinion publique en faisant sévir contre lui. Dans ses dépositions, Marcasse raconta l’apparition mystérieuse et inexplicable du trappiste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour s’introduire auprès de M. Hubert et de sa fille, l’insolence qu’il avait eue d’aller les effrayer jusque dans leurs appartements, et les efforts du prieur des Carmes pour obtenir de moi des sommes considérables en faveur de ce personnage. Toutes ces dépositions furent traitées comme un roman ; car Marcasse avouait n’avoir été témoin d’aucune des apparitions du trappiste, et ni le chevalier ni sa fille n’étaient en état de témoigner. Mes réponses aux divers interrogatoires que je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits ; mais comme je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux mois le trappiste ne m’avait donné aucun sujet d’inquiétude ou de mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer le meurtre, il sembla, pendant quelques jours, que le trappiste dût être à jamais réhabilité dans l’opinion publique. Mon peu d’animosité contre lui n’adoucit pourtant pas celle de mes juges. On usa des pouvoirs arbitraires qu’avait la magistrature des temps passés, surtout au fond des provinces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par une précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe que je ne veux pas désigner se livrèrent sur mon compte, et publiquement, à des déclamations qui eussent dû les faire récuser au tribunal de la dignité et de la morale humaines. Ils intriguèrent auprès de moi pour m’amener à des révélations, et me promirent presque un arrêt favorable si j’avouais au moins avoir blessé Mlle de Mauprat par mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures acheva de me les aliéner. Étranger à toute intrigue, dans un temps où la justice et la vérité ne pouvaient triompher sans l’intrigue, je fus la proie de deux ennemis redoutables, le clergé et la robe ; le premier, que j’avais offensé dans la personne du prieur des Carmes, et la seconde, dont j’étais haï à cause des prétendants qu’Edmée avait repoussés, et dont le plus rancuneux tenait de près au personnage le plus éminent du présidial.

Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j’étais à peu près inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison des efforts qui furent faits pour me rendre odieux. L’un d’eux, M. E…, qui ne manquait pas d’influence, car il était frère de l’intendant de la province et se trouvait en rapport avec tous les délégués, me servit par les excellents avis qu’il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire embarrassante.

Patience eût pu servir mes ennemis sans le vouloir, par la conviction où il était de ma culpabilité ; mais il ne le voulait pas. Il avait repris sa vie errante dans les bois, et, sans se cacher, il était insaisissable. Marcasse était fort inquiet de ses intentions et ne comprenait rien à sa conduite. Les cavaliers de la maréchaussée étaient furieux de voir un vieillard se jouer d’eux sans sortir du rayon de quelques lieues de pays. Je pense qu’avec les habitudes et la constitution de ce vieillard il eût pu vivre des années dans la Varenne sans tomber entre leurs mains et sans éprouver le besoin de se rendre, que l’ennui et l’effroi de la solitude suggèrent, la plupart du temps, aux grands criminels eux-mêmes.