Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/31

Gosselin (Tome VIp. 303-318).
Quatrième partie


CHAPITRE XXXI.

LE COFFRET.


Le printemps de 1838 arriva…

J’étais restée environ six semaines sans recevoir de nouvelles de mes amis.

Je commençais à m’inquiéter sérieusement, lorsque M. de Rochegune m’écrivit ces mots :

« Emma est morte… je suis son meurtrier… Voici ses dernières paroles… Vous aimiez Mathilde, vous m’avez épousée par pitié… Pardonnez-moi… le bonheur que je vous ai dû… Ce ne sont pas des regrets… qu’elle me laisse pour toute ma vie… ce sont des remords, d’affreux remords… Oui… je suis son meurtrier… oui, je n’aurai pas eu pour elle toute la tendresse qu’elle méritait ; j’aurai, malgré moi, laissé pénétrer mes pensées… Un jour elle aura deviné l’amour que j’avais eu pour vous ! la pauvre enfant aura cru que mon mariage avec elle ne me rendait pas heureux… Cette fatale erreur l’aura tuée… il n’y a pas à en douter. Le chagrin que lui avait causé la révélation de sa naissance était presque apaisé : je la voyais renaître, lorsqu’une rechute affreuse s’est déclarée… En un mois, cet ange a été emporté !! J’ai la tête perdue… je suis fou de désespoir !.. » On comprend ma poignante, mon horrible douleur en apprenant cette nouvelle.

Je ne pouvais m’expliquer comment Emma avait pu savoir l’amour de M. de Rochegune pour moi, comment elle avait pu supposer qu’il l’avait épousée par pitié, comment enfin lui… lui s’accusait de sa mort. Ce mystère devait m’être dévoilé un jour.

Je quittai Hyères. En arrivant à Paris, je courus chez madame de Richeville.

Je m’attendais à la trouver éplorée, gémissante : elle était ferme, résignée, pieusement résignée. Elle acceptait cette perte affreuse comme une punition méritée. Elle me dit avec un sang-froid plus effrayant que les convulsions de la douleur : « Dieu est juste ; il me frappe dans mon enfant, la preuve vivante de mon crime. »

Madame de Richeville était d’une pâleur de marbre. Par un de ces phénomènes si peu rares dans les grandes douleurs, ses cheveux étaient devenus gris en un mois. Elle fit ses dernières dispositions pour se retirer au Sacré-Cœur et y vivre dans la pénitence jusqu’à la fin de ses jours. Elle ne voulait voir absolument que moi et la princesse d’Héricourt.

M. de Rochegune était parti peu de temps après la mort d’Emma, on ne savait pas où il était allé.

Madame de Richeville continuait d’attribuer la perte de sa fille à l’effroyable secousse que lui avait fait éprouver la découverte du secret de sa naissance ; depuis cette époque, elle avait changé beaucoup — me dit-elle. — Sa santé, fortement ébranlée, s’était pourtant améliorée malgré un état de langueur, lorsque environ un mois avant sa mort elle avait été tout à coup saisie de convulsions violentes et d’un redoublement de tristesse, qu’on ne savait à quelle cause attribuer. Depuis ce moment sa vie n’avait plus été qu’une sorte de lente agonie, et elle s’était éteinte.

Pendant ce triste récit, madame de Richeville ne me dit pas un mot qui pût me faire soupçonner qu’Emma eût été instruite de l’amour de son mari pour moi, ou qu’elle eût été persuadée qu’il ne l’avait épousée que par pitié.

Environ un mois apurés ce funeste événement, madame de Richeville se retira au Sacré-Cœur après avoir employé en fondations charitables ce qu’il lui restait de fortune, à l’exception d’une modique pension viagère qu’elle payait aux dames du couvent.

Grâce à l’air du Midi, j’étais presque complètement rétablie ; je ne voulais pas d’ailleurs quitter Paris, et laisser madame de Richeville absolument seule pendant les premiers temps de l’austère retraite à laquelle elle s’était vouée.

Elle fut heureuse de la résolution que je pris de rester encore quelque temps auprès d’elle, pour m’éviter l’embarras d’un établissement nouveau, elle me proposa d’habiter sa maison, dont elle avait encore, je crois, la jouissance pendant une année. Je dirai pourquoi j’entre dans ce détail.

J’acceptai cette offre. Ses gens d’affaires ne lui avaient pas suffi pour régler ses derniers arrangements de fortune ; son neveu, M. Gaston de Senneville ; avait avec elle quelques intérêts communs dans une succession vacante : il lui offrit très obligeamment ses services pour certaines transactions, il devait la représenter dans plusieurs conseils de famille. Madame de Richeville, incapable de s’occuper d’affaires, accepta ; ne voulant voir ni recevoir personne autre que moi et M. et madame d’Héricourt, elle me pria instamment d’être son intermédaire lorsque M. de Senneville aurait quelques renseignements à prendre ou quelques signatures à donner.

Je reçus ainsi M. de Senneville quelquefois le matin.

Il conservait toujours le dépôt que je lui avais confié. Deux ou trois fois j’envoyai Blondeau chez lui pour ajouter quelques lettres à celles que renfermait la cassette dont je lui donnais chaque fois la clef ; plus que jamais je redoutais les perfidies de M. Lugarto.

Vers le mois de décembre M. de Rochegune m’écrivit qu’après avoir longtemps voyagé à l’aventure, pour s’étourdir, il était revenu à Paris, mais il ne se sentait pas même le courage de voir ni moi ni madame de Richeville ; il avait loué une maison isolée au Marais sous un nom supposé, afin d’être absolument ignoré, et me donnait son adresse dans le cas où madame de Richeville ou moi nous aurions absolument besoin de lui.

Je respectai sa solitude et sa douleur. Je n’osai pas même lui répondre. J’appris par madame de Richeville qu’il avait obtenu la permission spéciale d’entrer la nuit au cimetière du Père-Lachaise, où étaient déposés les restes d’Emma dans le caveau mortuaire de la famille de Rochegune.

J’envoyai quelquefois Blondeau s’informer de la santé de M. de Rochegune auprès de Stolk, son homme de confiance. Son désespoir était toujours aussi profond ; une seule fois il était sorti dans le jour pour accomplir un engagement pris autrefois avec les officiels qui avaient, comme lui, combattu pour l’indépendance de la Grèce, à la tête des troupes qu’ils avaient équipées. Il s’était, selon leurs conventions, rendu en uniforme à cette réunion solennelle ; là, il avait dit qu’il arrivait de sa terre et qu’il allait y retourner à l’instant.

L’un des derniers jours de l’année, j’allai voir madame de Richeville : elle était plus triste que d’habitude.

— Je suis la cause involontaire d’une ignoble calomnie — me dit-elle. Mon neveu Gaston est un misérable que je ne reverrai de ma vie. Hier, la princesse d’Héricourt est venu me voir ; elle a appris par hasard que M. de Senneville interprétait d’une manière odieuse les relations que vous aviez bien voulu avoir quelquefois avec lui pour mes affaires ; il prétend que la vie retirée que vous menez lui est depuis longtemps consacrée tout entière, qu’il a été vous rejoindre dans le Midi. Il ose affirmer que madame Blondeau lui porte vos lettres et reçoit les siennes ; il prétend qu’il l’a montrée à plusieurs de ses amis, qui l’ont vue maintes fois venir chez lui de votre part, et que c’est à cause de vous qu’il hésite à accepter un très riche mariage qu’un de ses amis lui propose.

Je n’eus pas besoin d’affirmer à madame de Richeville que je n’avais pas entendu parler de M. de Senneville pendant mon séjour à Hyères ; je lui expliquai une partie des raisons qui m’avaient autrefois obligée à confier un dépôt important à l’obligeance de M. de Senneville, et comment Blondeau avait quelquefois dû aller chez lui.

Comme moi, plus que moi encore, la duchesse s’indigna de cet ignoble abus de confiance.

Mon parti fut bientôt pris.

J’envoyai le lendemain matin Blondeau chez M. de Senneville avec l’ordre de me rapporter le coffret. Si M. de Senneville était absent, elle devait prier son valet de chambre de lui remettre ce dépôt. Cet homme, qui la connaissait, ne fit aucune difficulté, et le lui rendit.

Je montai en voiture avec Blondeau pour porter moi-même cette cassette chez M. de Rochegune, réfléchissant malheureusement trop tard que je n’avais plus à craindre que le hasard lui découvrît le contenu de ces lettres. En route je pensai que M. de Rochegune voulant garder le secret de sa demeure, il serait plus prudent d’y aller en fiacre, de peur d’indiscrétion de mes gens qui pourraient reconnaître Stolk. Je pris un fiacre et je renvoyai ma voiture. Nous arrivâmes au Marais.

Je me faisais un triste plaisir de voir au moins la maison qu’habitait M. de Rochegune. Nous laissâmes le fiacre près de la rue Saint-Louis, et je descendis avec Blondeau, qui alla remettre le coffret à Stolk.

Pendant qu’elle s’acquittait de cette commission, j’examinais avec angoisse les dehors de cette demeure ; son aspect désert, désolé me navra. Je fus épouvantée en songeant aux heures de désespoir qui devaient si lentement s’écouler pour lui dans cette demeure abandonnée.

Blondeau remit le coffret à Stolk, me donna des nouvelles de M. de Rochegune, et nous revînmes chez moi.

J’allai faire mes adieux à madame de Richeville. Malgré le chagrin que lui causait notre séparation, elle m’avait engagée et j’étais décidée à partir le soir même pour Maran afin de faire cesser par mon absence les bruits odieux que la misérable fatuité de M. de Senneville avait fait naître.

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Quelques jours après mon arrivée, madame de Richeville m’apprit un événement dont les suites auraient pu être bien douloureuses pour moi.

Voici le passage de cette lettre :

« … Mon neveu Gaston a été en si grand danger, que malgré mon indignation, je n’ai pu refuser d’aller le voir ; car il avait — me disait-il — un aveu important à me faire. Je le trouvai très gravement blessé d’un coup d’épée qu’il a reçu de M. de Rochegune, et dont il se ressentira peut-être toute sa vie. Il m’a avoué franchement, d’ailleurs, que, cédant à un odieux sentiment d’orgueil et de vanité, il avait indignement abusé de vos relations confidentielles pour vous compromettre, et que son séjour dans le Midi était une fable comme le reste ; Il me suppliait, dans le cas où sa blessure serait mortelle, de vous demander grâce pour lui et de vous dire qu’il avait reconnu là lâcheté de ses mensonges ; il a enfin tâché de faire valoir comme un titre à votre indulgence sa discrétion profonde au sujet de M. de Rochegune. Voici à peu près comment il m’a raconté cette scène, qui aurait pu avoir, hélas ! des suites plus funestes encore.

« J’appris — me dit Gaston — en rentrant chez moi que mon valet de chambre avait remis à madame Blondeau le dépôt que sa maîtresse m’avait confié. Je fus étonné, presque blessé de cette manière d’agir ; je courus chez madame de Lancry, elle était sortie ; Je revenais chez moi, lorsque je la vis par hasard descendre de sa voiture avec madame Blondeau et prendre un fiacre. Cette apparence de mystère piqua ma curiosité ; j’allais la suivre, lorsque je rencontre M. de Baudricourt, un de mes amis, arrivé récemment des États-Unis, où il était resté fort longtemps, comme beaucoup de personnes, il avait ajouté foi à mes calomnies sur madame de Lancry. Je lui déguisai une partie de la vérité ; et il m’accompagna pour der à retrouver les traces de madame de Lancry, que j’avais perdues. Plusieurs circonstances bizarres, qu’il est inutile de vous raconter, me donnèrent la certitude que le coffret avait été déposé rue Saint-Louis au Marais, chez un certain colonel Ulrik.

« Je vous l’avoue, aigri par la conscience de ma mauvaise action, vaguement jaloux de l’inconnu auquel madame de Lancry accordait la confiance qu’elle me retirait, craignant enfin de passer pour un homme faible aux yeux de M. de Baudricourt, qui me croyait des droits sur madame de Lancry, je me décidai à exiger du colonel Ulrik la restitution du coffret. J’obtins à grand’peine une entrevue avec lui ; j’y vins accompagné de M. de Baudricourt.

« Jugez de ma surprise en reconnaissant M. de Rochegune dans le colonel Ulrik. Mon ami ne l’avait jamais vu. J’agis alors, je crois, en gentilhomme. M. de Rochegune savait parfaitement qui j’étais ; il ne parut pas vouloir me reconnaître. Mon premier étonnement dissipé, j’agis de même à son égard. Il se donnait pour le colonel Ulrik, je crus de bon goût de l’accepter pour le colonel Ulrik. M. de Rochegune refusa de rendre les lettres. L’entretien finit par un rendez-vous à Vincennes.

« Voulant, autant que possible, ménager le mystère dont s’entourait M. de Rochegune, j’eus l’attention de prendre pour mon second témoin le général-major Hartman, tout récemment arrivé de Vienne. M. de Rochegune avait envoyé chercher deux soldats à une caserne pour lui servir de témoins. Ainsi, avant, pendant et après le duel, il resta donc aux yeux de tous le colonel Ulrik, et son secret fut respecté. »

Voici ce que m’a raconté mon neveu, ma chère Mathilde, en me suppliant d’intercéder pour lui auprès de vous et de faire valoir sa profonde discrétion. Sous ce rapport, je suis obligée de convenir que mon neveu Gaston a agi en galant homme : rien de plus, rien de moins. Mais ceci n’atténue en rien l’indignité de sa conduite envers vous, et de ma vie je ne le reverrai. Je vous donne ces détails pour vous rassurer dans le cas où par hasard vous entendriez parler de ce duel…

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Je viens de relire cette longue histoire depuis mon mariage jusqu’aujourd’hui 10 avril 1839.

Je suis maintenant indécise : enverrai-je ces pages si tristes à celui pour qui je les ai écrites ? L’heure de ma réhabilitation auprès de lui est-elle enfin venue ? Est-il temps de lui avouer combien je l’aimais… combien je l’aime encore ? Cet aveu n’est-il pas une faute ?

Une faute ? Non. Qu’importe qu’il sache que je l’aime… que je n’ai jamais aimé que lui ?… Je suis sûre maintenant de n’être jamais indigne ni de moi, ni de lui…

Et puis je ne sais ce que l’avenir me réserve… Avant-hier j’ai reçu quelques lignes de M. de Lancry ; il m’annonce son prochain retour… Il peut me forcer à le suivre… à quitter pour jamais la France… que sais-je ! J’ai consulté plusieurs avocats ; il ne me reste aucun moyen de me soustraire au pouvoir de M. de Lancry, s’il veut l’employer.

Si je suis réduite à cette extrémité, au moins l’homme que j’aime, que j’estime le plus au monde, connaîtra mes secrètes pensées. Il saura que je n’ai jamais démérité de lui… il saura que je me suis vaillamment sacrifiée au bonheur de ceux que j’aimais… Quel que soit le sort qui m’attende, au moins je serai sincèrement jugée par mes amis.

Sans les sinistres pressentiments que me cause la menace de l’arrivée de M. de Lancry, je me trouverais presque heureuse d’avoir eu la force d’achever ces pages.

Ce long coup-d’œil sur le passé m’a calmée, m’a donné, sinon de l’orgueil, du moins de la confiance dans mon caractère et dans mon énergie.

Je me suis rendu compte de mes luttes, de mes souffrances ; je ne me suis pas dissimulé ce que j’ai fait de mal, je ne me suis pas exagéré ce que j’ai fait de bien.

Cette analyse sévère, ce jugement impartial de ma vie ont réveillé en moi de bien navrants souvenirs, mais ils m’ont laissé une conscience d’une sérénité profonde. Ce sera ma seule consolation ; ce sera mon unique refuge si de nouveaux malheurs viennent m’accabler.

Telle a été ma vie jusqu’ici.

On voit que les détestables prévisions de mademoiselle de Maran ne l’ont jamais trompée. Elle avait chargé Ursule et M. de Lancry de poursuivre son œuvre de vengeance… tous mes malheurs ont gravité autour de ces deux êtres.

En accordant ma main à M. de Rochegune qui la demandait, en suivant en cela les avis de M. de Mortagne… mademoiselle de Maran assurait le bonheur de ma vie… Ce mariage fut écarté… et ma tante me rendit complice involontaire de sa haine en m’amenant à épouser M. de Lancry.


FIN DES MÉMOIRES DE MATHILDE.