Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/19

Gosselin (Tome VIp. 41-66).
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Quatrième partie


CHAPITRE XIX.

LE RETOUR.


En entrant chez moi, le premier mouvement de M. de Rochegune fut de se jeter à mes pieds, de prendre mes mains, de les couvrir de larmes de bonheur… lui, toujours si maître de lui, semblait en proie à une joie folle. Jamais je n’avais vu ses traits pour ainsi dire éclairés par ce rayonnement intérieur que donnent les joies immenses et inespérées.

Mes yeux étaient secs, brûlants ; j’avais usé mes pleurs, je me sentais stupide : je ne prévoyais pas ce que j’allais répondre à M. de Rochegune, lorsqu’il me demanderait compte du renversement subit de ses espérances.

Sa première émotion passée, il me regarda fixement ; alors il s’aperçut seulement des ravages que la douleur avait laissés sur mes traits.

Après m’avoir un instant contemplée avec l’expression de l’intérêt le plus touchant, il me dit tristement :

— Je le vois… cette résolution vous a coûté beaucoup… je le conçois… je suis fier d’avoir triomphé dans cette lutte… Oh ! par combien de tendresses je vous ferai oublier ces larmes… les dernières que vous verserez jamais, Mathilde !

— Je voulais…

— Oh ! non — dit-il en m’interrompant avec la volubilité du bonheur — ne me dites rien, ne me parlez pas… laissez-moi vous contempler, vous admirer avec la jalouse, avec la sauvage convoitise de l’avare pour le trésor qu’il possède enfin… laissez-moi savourer à longs traits cette idée… que cette femme qui est là… que cette femme est à moi, que c’est l’épouse idéale de mes rêves d’enfance et de jeunesse… Laissez-moi me dire… celle que les hommes, que les événements, que sa volonté semblaient à jamais séparer de moi… elle est là… elle m’appartient… Oh ! je ne l’ai pas cru… là-bas… Non, je ne veux le croire que maintenant, pour que vous ne perdiez rien de l’ivresse que vous avez causée ; et pourtant quelquefois je sentais que la force irrésistible de notre amour nous vouait au bonheur, que ce n’était plus qu’une question de temps. Tantôt je craignais vos scrupules ; tantôt, au contraire, je me désespérais. Oh ! tenez, ces jours passés loin de vous… dans cette attente, dans ce doute mortel… ont été affreux… Vous ne pouvez pas savoir les idées horribles, insensées, qui ont traversé mon esprit lorsque je pensais que dans quelques jours je pouvais être réduit à vous dire, Mathilde… adieu… et pour toujours adieu… Oh ! je veux que vous ignoriez ce que j’ai souffert… vous vous reprocheriez trop de m’avoir rendu malheureux.

— Croyez que j’aurai toujours des remords en pensant aux chagrins que je vous ai causés — dis-je machinalement.

— Mais aussi je ne suis pas généreux, Mathilde ; je ne vous dis pas que si dans ma solitude j’ai eu d’affreux jours de doute, j’ai eu aussi de bien ravissantes espérances… c’est pendant un de ces moments que je me suis plu, avec un plaisir d’enfant, à faire l’esquisse d’une retraite délicieuse, que j’ai rêvée pour nous à Castellamare… Puisque vous aimez tant l’Italie… autour de nous des fleurs, sur notre tête des arbres séculaires, à nos pieds la mer, à l’horizon le Vésuve… que dites-vous de ce cadre pour notre amour ?

— Mon ami, je…

— Pardon, pardon, Mathilde, je déraisonne, c’est vrai ; n’avons-nous pas mille intérêts plus graves que ceux-ci… mille résolutions à prendre ? que dirons-nous à nos amis ? Partirai-je avant ou après vous ?… Qui prendrez-vous pour chaperon dans ce voyage ?… Mon Dieu ! ma pauvre tête, si ferme ordinairement, tourne au vent de toutes les félicités humaines… ce n’est pas ma faute si je suis si étourdi ; c’est un ouragan de bonheur qui me jette ici à vos pieds… Mais, mon Dieu !… quel air triste, accablé… Mathilde… ne soyez pas aussi folle que moi, je le veux bien… mais, au moins, que je voie un sourire sur vos lèvres, un tendre regard dans vos yeux… En vérité, Mathilde… plus je vous regarde… Mais je ne vous ai jamais vu cet air sombre… presque sinistre… Qu’avez-vous à m’apprendre ?

— Oh ! de bien sombres, de bien sinistres choses…

— Je ne vous comprends pas… que peut-il s’être passé ?… Votre lettre ne me disait-elle pas : Venez… venez !…

— Assez, de grâce… Oh ! par pitié… ne me rappelez pas cette lettre.

— Que je ne vous rappelle pas cette lettre ?… Et pourquoi ?…

— Depuis que je vous ai écrit… cette lettre — répondis-je les yeux baissés et fuyant son regard — j’ai vu… M. de Lancry.

— Votre mari ?… et où cela ?

— Chez moi. Ici !

— Ici ?… il a osé venir chez vous… Et pourquoi ?… Pour quelque méchanceté nouvelle, sans doute… Mais qu’importe votre mari ?… Vous êtes à tout jamais séparée de lui… Que peut-il être dans notre vie maintenant ?… Vous avez pour lui… la haine et le mépris qu’il mérite… Que signifie sa venue ?… c’est une nouvelle preuve de son cynisme, voilà tout.

Je me sentais mourir… le moment était venu de frapper un coup terrible, d’ôter à M. de Rochegune non-seulement tout espoir pour le présent, mais aussi pour l’avenir ; de tuer d’un mot l’amour qu’il avait pour moi… sans cela mon sacrifice était inutile.

Pour épouser Emma, il fallait qu’il ne m’aimât plus, qu’il ne conservât aucun espoir d’être aimé par moi…

Oh ! mon Dieu !… je vous implorai ; grâce à vous j’eus du courage…

— Mais, encore une fois, Mathilde — reprit M. de Rochegune — qu’importe la visite de votre mari ?… Peut-être vous serez-vous laissé intimider par ses menacés ?…

— Des menaces ?… Non… j’aurais mieux aimé qu’il m’eût fait des menaces.

— Comment ?… que voulez-vous dire ?

— Il est au contraire venu à moi… tremblant… malheureux… avec des paroles remplies de repentir, de tendresse…

— Et vous avez pu croire à ce retour hypocrite !… vous avez peut-être senti s’éveiller en vous quelques scrupules ? Vous avez été dupe de cette comédie ?

— Je vous assure que M. de Lancry parlait sincèrement… avec tous les ménagements, avec tout le respect possible. Il a avoué ses torts passés, il a mis dans cet aveu tant de généreuse franchise… que, sans l’excuser, on pourrait peut-être les lui pardonner.

M. de Rochegune me regardait avec surprise.

La mesure bienveillante avec laquelle je parlais de mon mari le confondait. Puis il secoua la tête, et me dit d’un ton touchant et pénétré :

— Allons, allons, je devine ; votre âme généreuse croit à ce repentir, si impossible qu’il soit, pour n’avoir plus l’occasion de haïr… Eh bien ! comme vous, je trouve que maintenant nous ne devons plus haïr ni mépriser… Oublions : l’oubli est le dédain, la vengeance des cœurs heureux.

— Ce n’est pas seulement pour m’exprimer son profond chagrin de m’avoir méconnue que mon mari est venu… il m’a dit… il a prétendu… que comme nous n’étions séparés par aucun acte légal… je devais…

M. de Rochegune m’interrompit vivement. Hélas ! pour comble de regret, il eut la même pensée que j’avais eue, et s’écria :

— Eh bien ! tant mieux, après tout… il a raison ; votre position, la mienne seront ainsi plus nettes ; la séparation de corps et de biens équivaut presque à un divorce… vous serez ainsi à jamais débarrassée de votre mari. — Puis il s’arrêta et me dit : — Oh ! maintenant, je conçois votre tristesse ; vous craignez avec raison le scandale d’un procès… non pour vous… mon Dieu, vous ne pouvez que gagner à voir votre conduite exposée au grand jour ; mais vous songez que la mauvaise conduite de l’homme dont vous portez le nom sera honteusement dévoilée dans ces tristes débats… cela est vrai, mais il faut bien à la fin que justice se fasse… vous vous êtes assez longtemps sacrifiée. Songez qu’une fois cette formalité remplie, la liberté de votre avenir est légalement assurée. Les derniers doutes que vous pouviez conserver sur votre droit moral seront ainsi levés…

Ma torture devenait intolérable. Je rassemblai toutes mes forces, et je dis à M. de Rochegune d’une voix brève, saccadée :

— Il m’est impossible de vous laisser plus longtemps dans l’erreur où vous êtes… je vous ai écrit une lettre ; dans cette lettre je vous disais de revenir… que j’acceptais l’avenir que vous m’offriez… à peine cette lettre partie, M. de Lancry se présenta chez moi.

— Eh bien !…

— Alors… je vous l’avoue… touchée de ses remords… de sa tendresse… de ses malheurs… de ses protestations… émue par d’anciens souvenirs… malgré… moi… je… je… lui ai promis de ne plus le quitter.

J’avais jeté ces paroles comme si elles m’eussent brûlé les lèvres, sans oser regarder M. de Rochegune, et avec des palpitations inouïes.

Au bout de quelques secondes, alarmée de ne pas l’entendre, je relevai la tête. Il semblait prêter l’oreille à mes paroles, non pas avec stupeur ni désespoir, mais avec une inquiète curiosité…

Lorsque j’eus parlé, il me dit très froidement :

— J’ai parfaitement entendu… ce que vous venez de me dire ; je vous sais incapable de faire une si funeste plaisanterie dans un moment aussi grave ; votre voix est tremblante, votre figure bouleversée, votre émotion effrayante : et pourtant, ma chère Mathilde, vous devez voir, à l’expression de mes traits, que je ne crois pas un mot de ce que vous venez de dire.

— Vous ne croyez pas ?

— Cela m’est impossible à croire, parce que cela ne peut pas être, parce que cela n’est pas.

— Je le sens, une âme comme la vôtre doit regarder une telle faiblesse comme impossible : mais…

— Je n’analyse pas, je ne compare pas. Je vous dis simplement que cela ne peut pas être, que cela n’est pas. Ce qui m’inquiète, c’est votre agitation… votre pâleur. Quant à la cause qui vous fait tenir ce langage, je ne la devine pas maintenant… mais je la devinerai.

— Ne dois-je pas être émue, tremblante, désespérée, lorsque, victime d’un sentiment que je ne puis maîtriser, je réponds ainsi à votre amour ?

M. de Rochegune haussa les épaules, et me dit avec un sang-froid qui me bouleversa :

— Nécessairement, Mathilde, il faut que vous ayez de bien puissants motifs pour m’accueillir par une telle révélation… Heureusement ma foi en vous est à l’épreuve… j’ai assez étudié mon propre cœur pour connaître celui des autres, le vôtre surtout. Il ne s’agit que de me souvenir de ce que vous m’avez dit mille fois avant mon départ. Ce n’étaient pas là de vains mots : cela était vrai… senti…

— Mais…

— Mais… ma chère Mathilde, en vingt-quatre heures une femme comme vous ne se dégrade pas. La preuve que je ne vous en crois pas capable, c’est que je suis en cet instant ce que j’étais en entrant chez vous ; je ne crois pas un mot de la fable de la visite de votre mari. Vous le méprisez, vous le haïssez au moins autant et plus que vous ne l’avez jamais haï : voilà la vérité.

— Vous me croyez capable de mentir…

— Oui, certes, pour quelque but grand et glorieux… et je suis sûr maintenant qu’il y a là-dessous quelque dévouement mystérieux, oui, bien noble, bien beau, sans doute ; car, pour exposer ce que vous risquez, il faut de hautes compensations. Mais, heureusement, vous n’êtes plus seule dans la vie, Mathilde ; le soin de votre bonheur m’appartient, c’est à moi de veiller sur mon bien, sur ma femme, et je vous défendrai contre vous-même. On m’accorde assez de perspicacité… avant vingt-quatre heures, ma pauvre Mathilde, votre secret sera découvert.

J’étais à la fois ravie jusqu’aux larmes et épouvantée de me voir ainsi devinée. À tout prix cependant il fallait absolument détacher M. de Rochegune de moi, lui ôter tout espoir, surtout l’empêcher de croire que je me dévouais pour quelqu’un.

Si j’avais seulement attribué aux convenances, à la pitié, mon rapprochement de M. de Lancry, M. de Rochegune se serait toujours cru aimé de moi, et aurait rendu plus impossible encore mon dessein de le marier à Emma.

Il fallait donc que j’eusse le courage de feindre un amour passionné pour M. de Lancry, afin d’ôter à M. de Rochegune toute illusion sur moi.

Ma position était à la fois si cruelle et si difficile, parce qu’il s’agissait aussi d’Emma, de cette malheureuse enfant, à qui je devais alors compte des promesses que j’avais été forcé de lui faire.

Ma conduite était donc d’une simplicité, d’une logique effrayante : tuer absolument l’amour que M. de Rochegune avait pour moi, et, une fois son cœur libre, l’amener à soupçonner, à reconnaître l’amour d’Emma.

Ainsi seulement je rendais mon sacrifice grand et profitable : Emma était heureuse ; M. de Rochegune était heureux aussi, car il ne pouvait manquer d’apprécier cette angélique nature, et moi, je jouissais au moins d’une sorte d’amère consolation.

Sinon, si je ne réussissais pas, mon stérile sacrifice faisait le malheur des deux personnes que j’aimais le plus au monde… Hélas ! ces réflexions prouvent assez que j’étais obligée de feindre pour M. de Lancry un amour aussi odieux qu’inexplicable.

Je dis donc à M. de Rochegune :

— Votre incrédulité ne m’étonne pas ; ma conduite est tellement coupable à vos yeux, que vous ne pouvez pas même l’accepter comme possible… Pardonnez-moi de parler encore du passé : lorsque dernièrement vous êtes parti si chagrin, si inquiet ; lorsque, dans votre solitude, vous passiez alternativement de l’espoir au désespoir, vous admettiez pourtant la possibilité… d’une séparation… que vous m’aviez vous-même proposée.

— Sans doute… et malgré votre lettre si pressante… Mathilde, à mon retour je vous aurais trouvée irrésolue, changée même au sujet de cette détermination… que je l’aurais compris… j’aurais compté sur le temps, sur mon influence, pour vous ramener à vos promesses… Mais que je sois assez fou pour croire que vous… Mathilde… vous vous êtes de nouveau et subitement éprise de M. de Lancry pendant mon absence, je vous croirais plutôt capable d’avoir vingt amants que de commettre une pareille lâcheté.

— Et pourquoi donc serait-ce une lâcheté, n’est-il pas mon mari ? s’il se repent des chagrins qu’il m’a causés, n’est-il pas généreux à moi de lui faire grâce ?… Et puis enfin, vous l’avez vu, malgré mon penchant… malgré mon affection pour vous… je restais obstinément attachée à mes devoirs… C’est que je vous aimais seulement comme un frère ; vous ne m’inspiriez qu’une vive amitié… mon premier amour mal éteint faisait toute ma vertu.

M. de Rochegune était bien au-dessus des autres hommes et par son caractère et par ses rares qualités ; et pourtant, ainsi que le vulgaire des hommes, il ajouta plus de créance à cette dernière raison, ou plutôt il la ressentit plus vivement que les autres, parce qu’elle blessait profondément son amour-propre.

— Ah ! ce serait à douter de son père ! — s’écria-t-il avec un mouvement d’horreur qu’il ne put vaincre. — Vous, vous… parler ainsi… Et cela s’est vu… oui… il y a eu de ces fascinations irrésistibles… de ces passions fatales, qui ont à tout jamais enchaîné des anges de noblesse et de pureté aux côtés d’hommes débauchés et perdus… Mais non, non — reprit-il par un mouvement de noble indignation — non, il n’y a pas de fascination, il n’y a pas de fatalité, ce sont là des mots inventés par la faiblesse, par la lâcheté ou par la honte ; je vous dis, moi, que je ne vous crois pas ; vous n’aimez plus, vous ne pouvez plus aimer cet homme, à moins d’être aussi perverse, aussi perdue que lui.

Il disait vrai ; je comprenais, j’admirais son noble courroux ; mais, pour la vraisemblance de mon triste rôle, je devais à mon tour défendre et mon feint amour pour M. de Lancry et M. de Lancry lui-même.

Oh ! combien je remerciai le ciel de m’avoir donné la force de cacher jusqu’alors à M. de Rochegune l’amour ardent, passionné… que depuis longtemps j’avais ressenti… je ressentais pour lui… S’il l’avait deviné, si je le lui avais avoué, comment aurais-je pu sans mourir de confusion lui dire que la présence de M. de Lancry avait fait naître en moi un nouvel enivrement… Oh ! non, non, M. de Rochegune n’eût pas cru cette indignité, et je n’eusse jamais tenté de la lui persuader…

Il marchait à grands pas, il souffrait visiblement ; j’avais hâte d’abréger cette scène si pénible.

— Vous êtes injuste — lui dis-je — de m’accuser de perversité parce qu’un amour fatalement placé, je le veux, mais après tout légitime, se réveille en moi : ne suis-je pas restée des années entières sous le charme de mon mari ? N’ai-je pas tout sacrifié à cet homme, dont la présence… eh bien ! oui… je l’avoue, dont la présence a sur moi une puissance irrésistible… Jusqu’au moment où je l’ai revu, j’ai été digne, courageuse… Mais dès que je l’ai su malheureux, dès que je l’ai vu repentant à mes pieds, dès que j’ai entendu sa voix, dès que j’ai rencontré ses regards… oh ! alors, dignité, courage, chagrins, j’ai tout oublié, et j’ai couru avec joie… au-devant de mes chaînes.

— Mais c’est horrible… mais il y a du cynisme à avouer une si honteuse influence. Vous êtes folle… je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire.

— Pourtant, si quelqu’un doit me croire, c’est vous, car je vous parle avec une entière franchise : je ne cherche pas à colorer ce rapprochement par de faux semblants. Je pourrais vous dire ce que je dirai à nos amis… que la pitié pour les malheurs, pour les remords de mon mari, que l’exagération de mes devoirs me font agir ainsi ; mais à vous je dis ce qui est, à vous je dis la vérité si brutale qu’elle soit… Eh bien ! oui… oui… je l’aime d’un amour que je n’ose qualifier… soit… mais je l’aime c’est fatal… c’est involontaire, mais cela est.

— Mais cela est infâme, Madame… Mais je vous aime, moi… mais vous m’avez dit que vous m’aimiez…

— Et qui vous dit que je ne vous aime pas ? qui de vous ou de moi a voulu porter atteinte à la pureté des relations qui nous unissaient ? N’est-ce pas vous ? Et parce que, dans un moment de faiblesse, de compassion, je vous ai écrit imprudemment… Venez… était-ce une promesse irrévocable ? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que si, au retour de vos voyages, vous ne m’aviez pas trouvée séparée de mon mari, vous m’eussiez proposé loyalement l’attachement que vous aviez pour moi…. Rien n’a donc changé, mon affection pour vous est toujours aussi dévouée, aussi pure, aussi fraternelle. Après tout, qui aurait le droit de me blâmer ? Nos amis eux-mêmes, dans leur austérité, ne pourront que m’applaudir d’avoir oublié les torts de mon mari, et d’être revenue à lui lorsque je l’ai vu malheureux et abandonné.

— Eh bien ! au moins dites cela… il est temps encore… de ne pas m’éloigner de vous à jamais ; l’humanité, dites cela, et je comprendrai que l’humanité est ainsi faite, qu’elle trouve le moyen d’abuser même du dévouement le plus admirable par une ambition insensée… je croirai que les âmes les plus nobles peuvent, dans une fatale erreur, tout sacrifier au besoin d’être admirées… à la rage de l’héroïsme… Dites que c’est par un sentiment d’austère pitié que vous retournez à votre mari… je vous croirai… vous serez toujours pour moi la femme entre toutes les femmes, celle à qui j’ai voué ma vie. Que voulez-vous ? vous avez l’exagération de vos vertus… comme tant d’autres ont l’exagération de leurs vices… Mais, par pitié pour vous et pour moi, ne me dites pas qu’un amour irrésistible vous jette dans les bras de cet homme, ne venez pas me dire qu’il est votre mari ! il ne l’est plus ; son ignoble conduite a mis entre vous et lui une barrière insurmontable… Vous pouvez avoir pour lui de la pitié, de la clémence, de la bonté, tous les sentiments enfin, excepté de l’amour.

— Et c’est pourtant le seul, ou plutôt le plus vif de ceux qui me ramènent à lui — m’écriai-je, pour mettre un terme à cette scène cruelle. — Oui, dussiez-vous me mépriser… en lui j’aime le premier homme qui ait fait battre mon cœur ; en lui j’aime… mon mari… en lui j’aime mon amant… oui, mon amant, et c’est pour cela que je veux retourner auprès de lui.

M. de Rochegune cacha son front dans ses mains et resta long-temps silencieux.

Puis il dit à demi-voix, et comme s’il s’était écouté penser :

— Cela est étrange ! je me l’étais toujours dit… mais je ne l’aurais jamais cru… il fallait voir ce que je vois.

— Qu’avez-vous — m’écriai-je, effrayée de son air presque égaré — qu’avez-vous ?

— Un phénomène bizarre se passe en moi, Mathilde — continua-t-il en se parlant à lui-même — oui… oui…, mes espérances, mes convictions tombent lentement… une à une… Elles tombent comme les feuilles mortes d’un arbre… et cela sans déchirement, à chaque blessure… Au lieu d’une douleur vive… c’est un froid engourdissement… ce ne sont pas les violences de la colère, du désespoir… non c’est un dédain amer, mêlé de compassion douloureuse… Tout le passé de ma vie… que je croyais inaltérable, s’écroule, s’amoindrit et s’efface. Allons… j’ai pris pour le marbre impérissable la neige qui fond aux premières ardeurs du soleil… Encore une fois, cela est étrange… tout à l’heure… en pensant que je pouvais être forcé de renoncer à cette femme si adorée, cette seule supposition me semblait un abîme que je ne pouvais contempler sans vertige… Voilà que maintenant… au lieu de ce grandiose, de cet effrayant abîme… je ne vois plus qu’une espèce de bourbier dont j’ai hâte de détourner les regards… et pourtant c’est moi… c’est bien moi… moi dont cet amour avait été le pôle, l’idée fixe, unique… moi qui depuis dix ans n’avais pas été un jour, une heure sans donner une pensée à cet amour, moi qui, soutenu, porté par cet amour, ai tenté, accompli de grandes choses… moi qui pleurais hier comme un enfant… moi qui tout à l’heure ressentais une de ces joies insensées, divines, parce que je touchais au terme inespéré de mes rêves… Eh bien, maintenant, subitement… rien… rien… plus rien… à ce point que je cherche la place de ce gigantesque et sublime édifice jusqu’alors élevé dans mon âme avec une si sainte ardeur, pensée à pensée, souvenir à souvenir… rien… rien… plus rien… un souffle a tout fait disparaître, mais disparaître sans laisser même une ruine, un débris, une trace… Dites, dites… cela n’est-il pas étrange, Mathilde ?…

Oh ! rien ne m’était plus affreux que de l’entendre analyser ainsi le renversement de son espoir et de sa croyance en moi…

Encore une fois je fus sur le point de lui dire combien je le trompais, combien je l’aimais : Faut-il avouer cette lâcheté ? ce fut l’espèce de résignation méprisante de M. de Rochegune qui causa mon découragement passager…

Et pourtant ce mépris de sa part devait servir mes projets.

Son désespoir m’eût donné une nouvelle force en me prouvant que j’étais toujours aimée… et il fallait que je ne fusse plus aimée.

Il continua en s’adressant à moi.

— Cela serait incompréhensible de la part de tout autre que moi… mais mon caractère est tel, que le venin le plus subtil, le plus rapide, n’est pas plus mortel que ne l’est mon mépris lorsqu’il atteint mes affections, si robustes, si vivaces qu’elles soient. — Puis il se leva brusquement : — Après tout — dit-il — l’humanité est l’humanité… pétrie d’or et de boue… Je devrais avoir pitié de votre égarement en pensant aux qualités qui le rachètent… je ne devrais pas jeter au vent de l’oubli et du néant dix années d’affection sainte et grande… dix années d’idolâtrie, de culte… mais je ne le puis pas… je me connais, je suis absolu en tout, je ne puis voir en vous qu’une divinité ou une femme vulgaire… Tant que vous avez été élevée sur votre piédestal, je vous ai adorée… Maintenant vous en descendez honteusement… maintenant vous êtes comme les autres femmes… je renie mes adorations passées.

— Ainsi — lui dis-je avec amertume — si je vous avais écouté lorsque vous me suppliiez d’oublier mes devoirs… le mépris, sans doute, eût payé ce sacrifice… Comme en ce moment… vous eussiez renié nos adorations passées… car alors aussi je serais honteusement descendue de mon piédestal… Je cède à un penchant légitime… et vous me méprisez… mais si j’avais cédé à un penchant coupable ?…

Cette réflexion parut le frapper ; il resta pensif. Puis il s’écria avec une violence à peine contenue :

— Je vous ai dit, il y a longtemps, que si jamais je doutais de vous… je douterais de moi… Eh bien ! l’heure est venue… je doute de moi et de tous… Oui… malheur à vous qui avez bouleversé toutes mes notions du bien et du mal… malheur à vous qui pouvez inspirer l’aversion en accomplissant un devoir sacré… malheur à vous qui pouvez être pervertie en obéissant à un amour légitime… oui, je méprise moins encore l’hypocrisie du vice que votre vertueuse impudeur.

Et il sortit violemment.

C’en était fait… il me méprisait… il me haïssait…

De ce moment mon sacrifice fut entièrement accompli…

Je sentis que son cœur m’échappait… il m’avait fait cruellement assister à l’agonie, à la mort de son amour et de son estime pour moi ; je n’avais plus aucun doute, son cœur était vide… qui l’occuperait ?

À ce moment une pensée infernale me traversa l’esprit…

— Et Ursule ! — m’écriai-je — si elle allait essayer ses séductions sur lui ? Maintenant qu’il est libre, aigri, maintenant qu’il croit au mal, puisqu’il doute de moi… ne se trouve-t-il pas dans la seule disposition d’esprit peut-être où il puisse ressentir la fatale influence de cette femme ?

Et Emma… cette enfant à qui j’ai promis cet amour, et Emma qui meurt sans cet amour… pourra-t-elle jamais lutter contre Ursule… surtout si Ursule aime passionnément ?

Et moi je renoncerais volontairement à mon amour pour voir cette odieuse femme… occuper le cœur de Rochegune ?

Je l’avoue, les événements s’étaient tellement pressés, que je n’avais pas songé un instant à l’entrevue d’Ursule et de M. de Rochegune au bal de l’Opéra.

Si cette idée me fût venue… j’aurais peut-être eu la cruauté de sacrifier Emma plutôt que de risquer de voir Ursule aimée de M. de Rochegune.