Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/08

Gosselin (Tome IVp. 171-182).
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Troisième partie


CHAPITRE VIII.

BONHEUR ET ESPOIR.


J’étais dans une extrême perplexité, je ne savais si le calme de Gontran était réel ou simulé ; je fus encore sur le point, malgré les recommandations de M. de Mortagne, de tout dire à mon mari, au sujet de cette nuit fatale.

Mais je pensai que c’était peut-être en grande partie le désir de ne pas éveiller mes soupçons au sujet de ce malheureux faux qui avait rendu Gontran en apparence si indifférent aux attaques de mademoiselle de Maran. Connaissant l’infernale méchanceté de ma tante, je ne pouvais dissimuler que nous avions beaucoup à redouter de la malveillance du monde.

La froideur glaciale avec laquelle on avait accueilli Gontran quelques mois auparavant semblait presque justifier les prévisions de mademoiselle de Maran : j’étais inquiète de savoir si Gontran viendrait chez moi avant que de rentrer chez lui, je voulais lui dire combien j’étais contente de voir Ursule partir. J’attribuais cette résolution de ma cousine moins au sentiment généreux qu’à la crainte de me voir prévenir son mari de mes soupçons, ainsi que je l’en avais menacée, et d’éveiller ainsi sa défiance pour l’avenir. En cela je reconnus la justesse des conseils de madame de Richeville.

Sur les onze heures, Gontran frappa et entra chez moi.

J’interrogeai ses traits presqu’avec anxiété, tant je craignais de leur voir une expression menaçante.

Il n’en fut rien, il avait peut-être au contraire l’air plus tendre, plus affectueux encore.

— Ah ! mon ami — m’écriai-je — que mademoiselle de Maran est donc méchante !… Venir ici dans le but si odieux d’exciter entre nous peut-être une rupture violente en nous rapportant les plus affreuses calomnies.

— Sans croire positivement comme vous que tel ait été le but du voyage de votre tante, je pense qu’elle s’ennuyait un peu de n’avoir personne à tourmenter, et que sachant à peu près d’avance le contenu des lettres de mon oncle et de M. de Blancourt elle était venue pour jeter entre nous ce brandon de discorde. Vous aviez raison, Mathilde, mademoiselle de Maran est plus méchante que je ne le pensais : désormais nous n’aurons aucun motif pour la voir.

— Ah ! mon ami, que vous êtes bon !… si vous saviez quel plaisir me fait cette promesse, j’ai toujours eu le pressentiment que nos chagrins viendraient de mademoiselle de Maran.

— Heureusement, dans cette circonstance, en voulant nous nuire elle nous a servis presque à son insu.

— Comment cela ?

— J’ai lu les lettres de mon oncle et de M. de Blancourt ; il est évident que les bruits les plus mensongers et les plus odieux circulent sur nous, la malignité a exploité des faits très simple, et les a odieusement dénaturés ; ainsi, parce que j’étais allé chercher en Angleterre des papiers qui pouvaient compromettre une tierce personne, on a dit que Lugarto avait en son pouvoir de quoi me déshonorer. Je ne veux pas non plus rechercher davantage ce qui a pu donner lieu à la fable absurde de cette nuit que vous auriez été passer dans la maison de Lugarto ; je sais l’horreur qu’il vous inspirait, mais tenez je suis fou… c’est vous outrager que de s’appesantir un moment sur de pareilles infamies. Cette méchanceté de mademoiselle de Maran nous peut servir, en cela qu’elle nous apprend du moins ce que disent nos ennemis. Cette révélation doit surtout apporter quelques changements à nos projets ; ainsi je serais d’avis, si toutefois vous y consentez, d’éloigner de beaucoup notre retour à Paris, de n’y revenir, je suppose, que dans un an ou quinze mois, et de rester ici jusque-là ; les évènements politiques seront un excellent prétexte à notre absence… Je connais Paris et le monde, dans six mois on ne s’occupera plus de nous ; dans un an toutes ces misérables calomnies seront complètement oubliées… si, au contraire, nous arrivions à Paris dans quelques semaines comme nous en avions le dessein, nous tomberions au milieu de ce déchaînement universel qui vous étonnerait moins, si vous connaissiez mieux le monde… Vous êtes belle, vertueuse… vous m’aimez, vous m’avez choisi ; en voilà plus qu’il n’en faut pour exciter toutes les haines et toutes les jalousies qui ne manqueront pas d’exploiter ce qu’il peut y avoir de mystérieux dans mes relations passées avec Lugarto… Si j’étais seul, je mépriserais ces vains bruits, mais j’ai à répondre de votre bonheur, et je serais le plus coupable des hommes, si je n’agissais pas de façon à vous épargner de nouveaux chagrins, à vous qui avez déjà tant souffert pour moi… Ce qu’il y a de plus sage, de plus prudent, est donc de suspendre indéfiniment notre retour à Paris… Dites Mathilde… êtes-vous de mon avis ? je vous en prie, répondez-moi.

— Eh ! mon Dieu ! le puis-je — m’écriai-je dans un élan de joie impossible à décrire — puis-je répondre lorsque mon cœur bat à se rompre de surprise et de bonheur ! Mon Dieu, mon Dieu ! vous voulez donc me rendre folle aujourd’hui, Gontran ? Dites ? Oh ! non, c’est trop de félicité en un jour. Retrouver votre tendresse, avoir la certitude de rester ici seule avec vous longtemps, longtemps, au lieu d’aller à Paris ; encore une fois, Gontran, c’est trop…… Je ne demandais pas tant…… mon Dieu !

Et je ne pus m’empêcher de pleurer de bien douces larmes, cette fois.

Pauvre petite ! — me dit Gontran. — Hélas ! votre étonnement est un reproche cruel, et je ne le mérite que trop, cela est vrai pourtant ; je vous ai assez déshabituée du bonheur pour que vous pleuriez des larmes de ravissement inespéré, en m’entendant vous dire que je vous aime et que nous resterons ici longtemps… Oh ! tenez, cela est affreux… Quand je pense qu’un moment je t’ai méconnue ; pauvre ange bien-aimé… D’où vient donc, qu’au lieu de jouir de la délicatesse exquise de ton esprit, de l’adorable bonté de ton âme, j’ai laissé mon cœur s’engourdir pendant que je me livrais à je ne sais quelle existence grossière, stupide et brutale ? Est-ce un rêve ? Est-ce une réalité ? dites, dites, mon bon ange gardien ? Oh ! oui, dites-moi bien que nous nous sommes endormis à Chantilly, que nous nous sommes réveillés à Maran…

— Oh ! parlez ainsi, parlez encore de votre voix si douce et si charmante — dis-je à mon mari en joignant mes deux mains avec une sorte d’extase. — Oh ! parlez encore ainsi, vous ne savez pas combien ces bonnes et tendres paroles me font de bien ; quel baume salutaire elles répandent en moi… Oh ! Gontran… il me semble que notre enfant en a doucement tressailli ; oui, oui, joie et douleur, ce pauvre petit être partagera tout, ressentira tout désormais… Aussi, merci à genoux pour lui et pour moi, mon tendre ami, merci à genoux du bonheur que vous nous causez…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je passai les jours qui suivirent cette conversation avec Gontran dans un enchantement continuel ; il était impossible d’être plus tendre, plus attentif, plus prévenant que ne l’était mon mari.

Mademoiselle de Maran, voyant ses méchants projets presque complètement avortés, ne dissimulait pas son mécontentement et parlait de son prochain départ, feignant d’être plus surée par les dernières nouvelles de Paris.

Ursule attendait son mari d’un moment à l’autre.

Ainsi qu’elle me l’avait promis, elle lui avait écrit pour lui demander d’aller à Paris avec lui au lieu de rester à Maran, comme cela avait été d’abord convenu entre eux.

Depuis le jour où elle avait entendu mademoiselle de Maran parler des calomnies que nous avions à redouter, je remarquai un singulier changement dans les manières de ma cousine envers moi et Gontran.

Avec mon mari, elle était de plus en plus moqueuse, ironique, altière ; avec moi, dans les rares occasions où nous nous trouvions seules, elle était gênée, confuse, elle me regardait parfois avec une expression d’intérêt que je ne pouvais comprendre ; souvent je vis qu’elle était sur le point de me parler avec abandon comme si elle eût eu un secret à me confier, et puis elle s’arrêtait tout-à-coup. D’ailleurs j’évitais autant que possible de me trouver seule avec elle.

Je passais mes matinées avec Gontran.

Après déjeuner, nous faisions de longues promenades en voiture, pendant lesquelles on échangeait quelques rares paroles ; nous dînions, et le wisth de mademoiselle de Maran occupait la soirée. Maintenant que le passé m’a éclairée, je me souviens de bien des choses que je remarquais alors à peine parce que je ne pouvais m’en expliquer la portée.

Ainsi, quoique mon mari me témoignât toujours la plus parfaite tendresse depuis ce jour où il était revenu si brusquement à moi, il semblait profondément rêveur, préoccupé.

Quelquefois il avait des distractions inouïes, d’autres fois il me semblait sous l’impression d’un étonnement extraordinaire, presque douloureux, comme s’il eût en vain cherché le mot d’un cruel et étrange mystère.

Ses élans de joie folle, qui m’avaient d’abord tant étonnée, ne reparurent plus. Souvent même je vis ses traits obscurcis par une expression de tristesse amère.

Je lui en témoignai ma surprise, il me répondit avec douceur :

— C’est que je pense aux chagrins que je vous ai causés.

Quoique ces symptômes eussent dû me paraître singuliers, je ne m’en inquiétais pas ; Gontran était rempli de soins et de bonté pour moi, il me parlait de plus en plus de la nécessité de rester à Maran pendant au moins une année, autant pour donner aux propos le temps de s’oublier que par une économie que notre nouvel avenir rendait nécessaire.

Je le répète, je ne pouvais donc pas m’effrayer des singulières préoccupations de Gontran, j’aurais craint de l’impatienter par mes questions à ce sujet.

Sans doute avertie par son instinct qui la portait à aimer mes ennemis, mademoiselle de Maran semblait avoir pris Ursule en une tendre affection ; elles faisaient quelquefois ensemble de longues promenades à pied.

Ma tante avait d’abord évidemment cru que Gontran s’occupait d’Ursule ; ses plaisanteries perfides à M. Sécherin me l’avaient prouvé, mais les marques d’intérêt que me témoignait Gontran et la froideur que lui marquait Ursule semblaient dérouter ses soupçons.

Ursule se promenait presque tous les matins dans le parc, Gontran avait choisi cette heure pour faire de la musique avec moi comme autrefois.

Enfin, sauf l’ennui d’avoir auprès de nous deux personnes que je me savais hostiles, jamais, depuis mes beaux jours de Chantilly, je n’avais été plus complètement heureuse.

Cet état de contrainte allait pourtant cesser, j’allais me retrouver seule avec Gontran et notre amour.

La dernière lettre qu’Ursule avait reçue de M. Sécherin, à qui elle écrivait régulièrement tous les deux jours, lui annonçait son arrivée pour le 15 décembre.

Je n’oublierai jamais cette date.

Ce jour est venu.

Quoique M. Sécherin fût ordinairement très exact à répondre à sa femme, celle-ci n’avait pas reçu de lettre de lui depuis trois jours.

Elle n’était nullement inquiète de ce silence, elle y voyait, au contraire, une nouvelle preuve de l’arrivée de son mari, qui l’aurait nécessairement avertie dans le cas où ses projets eussent été changés.

J’allai me mettre à mon piano avec Gontran.

Blondeau vint me demander si je pouvais recevoir Ursule.

Mon mari prévint un refus que j’allais faire en me disant :

— Elle part aujourd’hui, c’est une formalité de simple politesse ; recevez-la, je reviendrai tout-à-l’heure.

Quoique cette entrevue dût m’être extrêmement désagréable, je n’hésitai pas à suivre le conseil de mon mari.

Ursule entra.

Nous restâmes seules.