Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/07

Gosselin (Tome IVp. 149-170).
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Troisième partie


CHAPITRE VII.

LES BRUITS DU MONDE.


Maintenant que je réfléchis de sang-froid à ces paroles de mon mari, je ne comprends pas comment je pus croire à leur sincérité ; comment ce brusque et tendre retour de Gontran, si étrangement, si fabuleusement motivé, n’éveilla pas mes soupçons.

Mais alors j’ignorais encore que les protestations les plus passionnées servent souvent de voile à la perfidie, à la trahison. Et puis j’étais si malheureuse, j’avais tant besoin de trouver un bon sentiment chez mon mari que je me laissai aller aveuglément à ce bonheur inespéré. Je comptais d’ailleurs sur ma sagacité, sur ma pénétration pour découvrir les véritables intentions d’Ursule.

Le dîner fut très gai. Mademoiselle de Maran ne dit pas un mot qui eût trait aux menaces détournées qu’elle m’avait faites. Ursule me combla de prévenances.

De son côté Gontran m’entoura de soins si marqués, si affectueux, que plusieurs fois ma tante l’en plaisanta.

À la fin du repas ma cousine me dit avec une expression de regrets :

— Ah ! que tu es heureuse de passer l’automne et une partie de l’hiver à la campagne… toi !

— Eh bien ! — reprit mademoiselle de Maran — il me semble que c’est un bonheur que vous partagez, ma chère ; est-ce que cet excellent M. Sécherin n’est pas le plus heureux des hommes de vous voir et de vous savoir ici, jusqu’à la fin des siècles ? Est-ce qu’il n’a pas pris le soin complaisant de vous y amener lui-même, s’il vous plaît ?

— Sans doute, madame — reprit Ursule — mais on ne fait pas toujours ce qu’on désire ; aussitôt après son retour ici, retour que je viens de hâter en lui écrivant tantôt, mon mari sera obligé de partir pour Paris, et, naturellement, je l’y accompagnerai.

— Ah ! mon Dieu — s’écria ma tante — mais c’est du fruit nouveau, cela ! Avant son départ il disait qu’il pouvait rester ici jusqu’au mois de janvier, que vous ne reviendriez à Paris qu’avec Mathilde et Gontran ?

— Oui, madame, mais un de ses correspondants de Paris, dont j’ai reçu tantôt une lettre, car j’ouvre les lettres de mon mari en son absence — dit Ursule en souriant — lui annonce qu’il est indispensable qu’il se rende à Paris pour la fondation de la maison de banque à laquelle M. Sécherin s’est associé comme il vous l’a dit ; aussi, ma bonne Mathilde, je n’ai plus que quatre ou cinq jours à passer avec toi : et même, une fois à Paris, nos sociétés seront si différentes… Moi…, modeste femme de banquier… toi, la brillante vicomtesse de Lancry, nous nous verrons donc bien rarement ; ce sera presque une séparation.

— Mais vous deviez habiter ensemble à Paris pour continuer ce modèle des ménages unis et confondus — s’écria mademoiselle de Maran. — Toutes ces belles résolutions sont donc changées ?

— C’étaient malheureusement de ces rêves de pensionnaires, impossibles à réaliser, Madame — dit Ursule en souriant. — Quoique, pour ma part, je regrette beaucoup de renoncer à cette espérance… je m’y résigne.

— Et puis avouez un peu, ma cousine, — dit gaîment mon mari — que le tableau que je vous ai fait du seul appartement dont nous pouvons disposer pour vous ne vous a pas séduite ?

— Vous êtes très injuste, mon cher cousin : nous nous serions accommodés de bien moins encore, pour avoir le plaisir de ne pas quitter cette chère Mathilde ; mais le faubourg Saint-Honoré est si loin du centre des affaires, que mon mari ne pourrait s’y fixer…

Le dîner était terminé, je me levai.

Gontran donna le bras à mademoiselle de Maran et passa devant moi et Ursule.

Celle-ci, au moment d’entrer dans le salon, me dit tout bas :

— Voilà comme je me venge… Êtes-vous contente ?…

Lorsque les gens eurent servi le café, mademoiselle de Maran prit un air grave, solennel, et dit :

— Maintenant, nous sommes seuls et en famille, nous pouvons parler à cœur ouvert.

En disant ces mots elle tira de sa poche les lettres qu’elle avait reçues de Paris le matin, en me jetant un regard d’ironie et de méchanceté.

— Que voulez-vous dire, Madame ? — dit Gontran.

— Vous allez le savoir : mais d’abord il faut me promettre d’être calme, de ne pas vous laisser entraîner à un premier mouvement… Mais, j’y pense, Ursule, allez donc voir s’il n’est resté personne dans la salle à manger.

Ursule se leva, ouvrit la porte, regarda et revint.

— Il n’y a personne, Madame.

— Mais encore, à quoi bon toutes ces précautions ? reprit Gontran.

— Bonaparte a dit qu’il fallait laver son linge sale en famille. Passez-moi l’expression en faveur de la pensée, qui est toute pleine de bon sens… Mais avant de commencer — ajouta mademoiselle de Maran en se retournant vers Ursule — il faut que je vous explique, chère petite, la contradiction apparente que vous remarquerez entre ce que je vais dire et ce que je vous ai appris.

— Comment, cela Madame ?

— J’étais convenue avec Mathilde de ne pas parler des horribles calomnies dont elle avait été victime, des affreux chagrins qui avaient empoisonné les premiers mois de son mariage… Je vous ai donc représenté votre cousine, jusqu’ici, comme la plus adorablement heureuse des créatures ; hélas ! il n’en était rien, mais rien du tout : vous allez bien le voir, et apprendre qu’au contraire, depuis qu’elle est mariée, à part quelques petits quartiers de lune de miel, la vie de notre pauvre Mathilde n’a été qu’une longue torture… et que ce n’est rien encore auprès de ce que le sort lui réserve…

À mesure que mademoiselle de Maran me parlait, Ursule me regardait avec une surprise croissante ; si je n’avais pas été si souvent trompée par son hypocrisie, j’aurais presque dit qu’elle me regardait avec intérêt.

— Mais, Madame, encore une fois, de quoi s’agit-il ? — demanda Gontran avec impatience.

— Mon pauvre Gontran — lui dit-elle, vous ne saurez cela que trop tôt…, car ça vous regarde au premier chef, et trop tard, car je crois bien que le mal est sans remède ; mais, d’abord, il faut que vous me donniez votre parole de gentilhomme de ne croire tout au plus que la moitié de ce que je vous dirai, et de faire la part des circonstances et des mauvaises langues : après tout, c’est moi qui ai élevé votre femme ; et, pour moi comme pour elle, il ne faut pas trop vous hâter de la juger défavorablement sur les apparences. Voyez-vous, nous pèserons bien sincèrement le pour et le contre ; et puis après, n’est-ce pas ? nous prendrons une résolution.

Il m’était impossible de prévoir où mademoiselle de Maran voulait en venir. J’avais une telle confiance dans moi-même que je n’étais nullement inquiète, bien que je m’attendisse à quelque méchanceté.

— Puisqu’il s’agit de moi, Madame — lui dis-je — je vous demande en grâce d’abréger ces préliminaires et d’arriver au fait.

— Allons, allons, voilà une généreuse impatience qui me rassure et qui est de bon augure. Eh bien donc, monsieur de Lancry, savez-vous quel est le bruit ou plutôt, ce qui est bien plus grave… quelle est la conviction des personnes de notre société que la révolution n’a pas chassées de Paris.

— Non, Madame…

— Eh bien… l’on est persuadé… l’on sait qu’avant d’aller à Rouvray, chez sa cousine, votre femme a été en catimini passer une nuit dans une maison de campagne de M. Lugarto, et que ce bel Alcandre à étoiles d’or en champs d’argent s’y trouvait seul bien entendu : ce qui peut joliment passer pour un tête-à-tête nocturne…

Mademoiselle de Maran, en disant ces mots, me lança un regard de vipère.

Je pâlis.

— Eh bien !… eh bien ! — s’écria-t-elle — voyez donc cette pauvre chère petite, comme la voilà déjà toute bouleversée !… Ah ! mon Dieu ! que je m’en veux donc d’avoir parlé maintenant !… Mais aussi elle semblait si sûre d’elle-même ! Ursule, donnez-lui donc vite des sels, voilà mon flacon.

Ursule s’approcha de moi avec un air de commisération protectrice et triomphante : je la repoussai doucement, en lui disant que je n’avais besoin de rien.

Ce premier coup fut terrible, je n’y étais pas préparée, je restai muette.

Mon mari, qui un moment était devenu pourpre de colère ou de surprise, se remit, partit d’un grand éclat de rire et s’écria :

— Comment, mademoiselle de Maran… vous ?… vous donnez dans de pareilles histoires ?… Je crois bien que cette pauvre Mathilde reste stupéfaite ! Il y a de quoi, qui pourrait s’attendre à une pareille folie.

Je cherchais à la hâte le moyen de me disculper, en respectant le secret de Gontran s’il en était encore temps.

Mademoiselle de Maran parut très étonnée de l’indifférence avec laquelle Gontran accueillait cette révélation.

Elle reprit : — Mais attendez donc avant que de rire, mauvais garçon, que je vous complète au moins les faits qu’on me dénonce. On dit donc que votre femme a passé la nuit dans la maison de ce Lugarto. Maintenant les uns assurent et croient que c’était volontairement et par amour… Ce qui me semble hasardé, car ça ferait supposer que ma chère nièce est une indigne créature. Les autres prétendent, au contraire, que la pauvre chère petite s’y était rendue, en tout bien en tout honneur, pour racheter à Dieu sait quel prix un papier qui pouvait vous diffamer, mon cher Gontran. Là-dessus, remarquez bien, mes enfants, que je suis dans tout cela et de tout cela ni plus ni moins innocente que la nymphe Écho…

Je ne pouvais plus en douter, M. Lugarto avait tenu parole : pour se venger, il avait écrit à mademoiselle de Maran ou à quelque personne de sa connaissance plusieurs versions de cette nuit fatale qui devaient ou me perdre de réputation ou déshonorer Gontran.

Le faux et le vrai étaient si perfidement combinés et confondus, dans cette horrible calomnie, que le monde, par indifférence ou par méchanceté, devait tout admettre sans examen.

J’osais à peine jeter les yeux sur Gontran, je m’attendais à une explosion terrible de sa part ; ma stupeur égala le désappointement de mademoiselle de Maran

Mon mari, après avoir surmonté de nouveau une légère émotion, reprit avec le plus grand sang-froid, en haussant les épaules :

— Maintenant, Madame, ce ne sont plus même des calomnies, ce sont des folies ; et, en vérité, les temps où nous vivons sont bien graves pour qu’on puisse s’amuser à propager de si stupides niaiseries…

— Comment !… — s’écria ma tante — c’est ainsi que vous prenez cela ? Peste soit de votre philosophie !

— On serait philosophe à trop bon marché, madame, si l’on méritait ce titre parce qu’on méprise de vains bruits qui n’ont pas même la consistance d’une calomnie… Mathilde ne doit pas s’inquiéter de ces sottises ; en deux mots je vous rappellerai les tristes circonstances grâce auxquelles le nom de M. Lugarto a pu être malheureusement rapproché de celui de madame de Lancry. Cet homme a lâchement abusé d’une intimité que son amitié m’avait presque imposée, pour tâcher de nuire à la réputation de madame de Lancry. J’ai répondu à cette lâcheté comme je le devais, par un démenti et par une paire de soufflets en face de vingt personnes ; une rencontre a eu lieu, j’ai donné un coup d’épée à M. Lugarto ; le lendemain je suis parti pour l’Angleterre où m’appelaient d’assez graves intérêts. Aussitôt après mon départ, Mathilde a quitté Paris pour venir chez sa cousine passer le temps de mon absence ; j’ai été la rejoindre à mon retour de Londres, et je l’ai ramenée ici : voilà, madame, toute la vérité. Quant aux ridicules inventions dont on se donne la peine de vous faire part et sur lesquelles vous croyez devoir appeler notre attention, je vous le répète, cela ne vaut pas même un démenti ; je n’y songerais même déjà plus, si Mathilde n’avait pas été assez enfant pour s’en attrister un instant. Mais elle est excusable ; elle entre dans le monde, son âme pure et ingénue est naturellement impressionnable à des misères qui, plus tard, n’exciteront pas même son dégoût. — Puis s’adressant à moi, Gontran me dit avec l’accent le plus tendrement affectueux :

— Pardon, ma pauvre Mathilde, ma malheureuse liaison avec Lugarto vous cause encore cette contrariété, mais, je l’espère, ce sera la dernière.

Je fus profondément touchée du langage simple et digne de Gontran.

Depuis le commencement de cet entretien, ma cousine semblait profondément absorbée ; l’expression de sa figure avait complètement changé.

Mademoiselle de Maran, malgré son assurance, était déconcertée ; elle regardait attentivement, moi, Ursule, mon mari, pour tâcher de pénétrer la cause de l’indifférence ou de la modération de Gontran, modération qui m’étonnait moi-même autant qu’elle me touchait, car mon mari pouvait être justement blessé de certaines assertions de mademoiselle de Maran.

Après cette muette observation, qui dura quelques secondes, ma tante reprit d’un air de réflexion :

— Allons, Gontran… vous ne vous laissez pas déferrer, c’est déjà quelque chose ; vous sentez bien que tout ce que je demande au monde, c’est de pouvoir ne pas croire un mot de ce qu’on m’écrit et d’y répondre par un fameux démenti ; mais d’un autre côté, comme dit le proverbe : Il n’y a pas de fumée sans feu. Eh bien ! voyons. Entre nous, qui peut avoir allumé cette atroce flambée de mauvais propos-là ? Comment imaginer que des gens graves, sérieux, car ce sont des gens graves et sérieux qui m’écrivent, s’amusent à inventer l’histoire de la visite nocturne de Mathilde à M. Lugarto, s’il n’y avait rien eu de vrai là-dedans ? Après tout, vous devez le savoir mieux que personne, mon garçon : 1o ce Lugano a-t-il eu entre les mains de quoi vous déshonorer ? 2o est-il capable, dans cette occurrence, de se dessaisir de ce susdit moyen de vous perdre, uniquement pour le plaisir de faire une action généreuse ? Quant à moi, ça me paraîtrait joliment problématique, hypothétique, pour ne pas dire drolatique, de la part d’une pareille espèce toujours grinchante et malfaisante.

L’infernale méchanceté de mademoiselle de Maran la servait peut-être à son insu.

Il était impossible de toucher plus cruellement le vif des soupçons que devait avoir Gontran, au sujet de la reddition du faux, que M. Lugarto semblait lui avoir faite volontairement.

Quoique mon mari ne pût soulever cette question avec moi, puisqu’il me croyait dans une complète ignorance de cette funeste action, j’avais toujours remarqué qu’il entrevoyait quelque cause mystérieuse dans la restitution de M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran était-elle instruite de tout ? c’est ce que je ne savais pas encore. Néanmoins je m’attendais cette fois à un mouvement de colère de Gontran.

Je fus presque effrayée en le voyant écouter mademoiselle de Maran avec le même calme insouciant ; il haussa les épaules, sourit en me regardant et répondit :

— Cela n’est plus ni une calomnie, ni une stupidité, cela tombe dans le roman, dans le surnaturel. Est-ce tout, Madame ? vos correspondants ne vous mandent-ils rien de plus ? Ce serait dommage de s’arrêter en si bon chemin.

— Non, certainement, ça n’est pas tout ! — s’écria ma tante, ne pouvant plus contenir sa rage — je vous ai dit ce dont les gens les plus respectables étaient convaincus… maintenant je dois vous dire quels seront les effets de ces convictions… Ils vous seront joliment agréables, ces effets-là ! Quoique vous criiez au roman et au surnaturel, vous et votre femme, vous aurez tout simplement l’inconvénient d’être partout montrés au doigt et de ne pas recevoir un salut sur dix que vous ferez. Ça vous étonne ? Vous allez peut-être dire que c’est de la magie ? rien de plus simple pourtant. Je vais vous démontrer cela, toujours d’après mon petit jugement… Ou l’on croira que votre femme a sacrifié son honneur pour sauver le vôtre, mon garçon, et vous passerez pour un misérable,… ou bien l’on croira que votre femme a cédé à son goût pour Lugarto et elle passera pour une indigne, sans compter que dans cette circonstance encore on vous regardera comme le dernier des hommes, vu que vous aurez toléré ce goût-là, soit parce que vous deviez de l’argent à ce vilain homme, soit parce que votre femme vous ayant apporté toute sa fortune vous trouvez plus politique et plus économique de fermer les yeux.

— Vraiment, madame… on croit cela — dit Gontran.

— Sans doute, voilà ce que croient les bonnes gens, les gens inoffensifs, vos amis enfin…

— Et nos ennemis, madame ?

— Ah, ah, ah, vos ennemis, c’est bien une autre affaire ! ils croient, eux, que vous et Mathilde vous vous entendez comme deux larrons en foire : « S’il n’y avait qu’un coupable dans le ménage — disent ceux-là — soit l’homme, soit la femme, il y aurait eu scission entre eux ; une honnête femme ne reste pas avec un homme déshonoré ; elle peut sacrifier son honneur pour sauver celui de son mari, mais une fois le sacrifice accompli, elle l’abandonne ; si elle reste avec lui, elle lui devient complice… d’un autre côté, un honnête homme ne reste pas avec une femme qui l’a outragé… s’il n’a pas de fortune, eh bien ! il vit de privations plutôt que de laisser soupçonner qu’un honteux intérêt le retient auprès d’une épouse adultère… » Ainsi donc que concluront vos ennemis ? ces langues assassines et vipérines en vous voyant toujours si bien ensemble ? Ils concluront que vous avez l’un pour l’autre toutes sortes d’abominables tolérances.

— Enfin… enfin, je devine tout maintenant ! — m’écriai-je, en interrompant mademoiselle de Maran — votre haine vous a emportée trop loin, madame, vous vous êtes trahie malgré vous… Béni soit Dieu qui nous dévoile ainsi les inimitiés qui nous poursuivent…

— Comment… comment… elle est folle, cette petite… — dit mademoiselle de Maran.

— Gontran… Gontran… je me demandais pourquoi celle qui est pourtant la sœur de mon père était venue ici… Elle vous l’apprend… Oui… Madame… maintenant je comprends tout… vous voulez par vos calomnies, élever d’affreuses discussions entre nous et nous désunir… En effet, Madame, c’eût été un beau triomphe pour vous… il y a une année à peine que nous sommes mariés ! et une séparation perdait à jamais ou moi ou Gontran, car elle autorisait les bruits les plus odieux.

La contraction des sourcils de mademoiselle de Maran me prouva que j’avais frappé juste.

Elle se prit, selon son habitude, à rire aux éclats pour cacher sa colère.

— Ah !… ah !… ah !… qu’elle est donc amusante, cette chère petite, avec ses suppositions ; mais, folle que vous êtes, est-ce que je vous parle en mon nom ? Je viens en bonne et loyale parente, s’il vous plaît, ne l’oubliez pas, vous dire : Mes chers enfants, prenez garde, voici ce qu’on croit… ce n’est pas un vain bruit, un caquet, un propos, ce sont les convictions de personnes sérieuses, graves, dont la parole a la plus grande autorité… maintenant que le monde interprète ainsi votre conduite, puisqu’il est impossible de lui ôter cette créance… puisque vous êtes déshonorés sinon l’un et l’autre… du moins l’un ou l’autre… je viens en bonne et loyale parente vous…

Gontran interrompit mademoiselle de Maran et lui dit :

— Il me semble, madame, que le monde aurait un moyen beaucoup plus simple et beaucoup plus naturel d’interpréter la persistance de l’attachement que moi et madame de Lancry continuons d’avoir l’un pour l’autre, ce serait de croire que nous vivons en honnêtes gens, que, n’ayant rien à nous reprocher mutuellement, nous méprisons profondément tant d’atroces calomnies, et que nous avons trop de bon sens pour mettre notre bonheur à la merci de la première calomnie venue. Cette version aurait de plus l’avantage d’être la seule possible et vraie ; ce qui n’est pas peu de chose, je crois. En résumé, madame, je ne partage pas pourtant la susceptibilité et la défiance de Mathilde. La pauvre enfant a déjà tant souffert des méchants que, dans son ressentiment un peu aveugle, elle a pu un moment vous confondre avec eux ; elle se trompe, je n’en doute pas ; en nous parlant comme vous faites, vous cédez à l’intérêt que nous vous inspirons, mettez donc le comble à vos bontés, conseillez-nous, que devons nous faire pour convaincre nos amis qu’ils sont dupes d’une calomnie, et pour prouver à nos ennemis qu’ils sont des infâmes.

— Mon beau neveu — dit mademoiselle de Maran avec rage — je ne conseille plus, l’heure est passée, mais je devine et je prédis… Écoutez-moi donc, si vous êtes curieux du présent et de l’avenir : dans votre joli petit ménage, l’un de vous est dupe et victime, l’autre est fripon et bourreau ; une rupture deviendra nécessaire entre vous, et cela plus prochainement que vous ne pensez, parce que la victime finira par se révolter… Mais cette rupture sera trop tardive, mes chers enfants ; le monde aura pris l’habitude de voir en vous deux complices… il continuera de vous mépriser… cette séparation, qui aurait pu au moins sauver la réputation de l’un de vous deux, ne sera qu’un nouveau grief contre vous… on vous prendra pour deux coquins même trop scélérats pour pouvoir continuer de vivre ensemble… Cela vous paraît drôle… et j’ai l’air d’une lunatique… Eh bien !… vous viendrez me dire un jour si je me suis trompée… un mot encore, et ne parlons plus de cela… Cette abominable révolution a tellement effarouché mes amis que je ne voyais presque personne et je ne savais presque rien de tout ceci. Sur quelques bruits qui m’en étaient pourtant revenus, je priai votre oncle M. de Versac et M. de Blancourt, deux de mes vieux amis, d’être aux aguets, de s’enquérir et de m’écrire ce qu’ils entendraient dire ou sauraient avoir été dit… voici leurs lettres… lisez-les… vous verrez que je n’invente rien. Maintenant plus une parole à ce sujet… faisons un wisth, si vous le voulez bien… si Mathilde est trop fatiguée, nous ferons un mort avec vous Ursule… Tout cela finit à merveille, vous êtes content et résigné, mon beau neveu ; tant mieux, j’en suis toute aise, toute épanouie, j’en piaffe, j’en triomphe, car dites donc, moi, qu’est-ce que je veux ? votre bonheur. Eh bien, plus on vous méprise tous deux, plus vous êtes heureux… ça me met joliment à même de travailler à votre félicité, n’est-ce pas ? là-dessus, sonnez et demandez des cartes…

Je remontai chez moi, laissant Ursule, mon mari et mademoiselle de Maran jouer au wisth.

Cette occupation leur permettait au moins de garder le silence après une scène si pénible.